L'article a été mis à jour pour supprimer une comparaison erronée entre les chiffres du rapport du Shift Project de 2018 et ceux du rapport de GreenIT.fr de 2019. Par ailleurs, l'estimation de GreenIT.fr de 1 300 TWh d'électricité consommée par le numérique mondial en 2019 a été ajoutée.
Dans le champ scientifique, les débats sur les mesures environnementales du numérique battent leur plein. Résultat, côté public, il est parfois compliqué de s'y retrouver... voire d'agir.
On en parle souvent dans Next INpact : le numérique a une empreinte environnementale importante, ne serait-ce que parce que nos usages augmentent régulièrement. Institutions publiques, associations et ONG, entreprises, même, dans quelques cas, s’inquiètent de plus en plus de ces effets. Et pourtant… la fameuse interrogation revient sans cesse : faut-il, oui ou non, supprimer ses mails pour sauver la planète ?
Blague à part, ce débat-serpent de mer traduit une problématique réelle : il n’existe pas de chiffres sûrs et consolidés de l’empreinte environnementale du numérique. Il existe des estimations, des calculs faits par des scientifiques, d’autres faits par les fameuses institutions ou ONG, il existe des agrégats d’estimation, mais il n’existe pas de données faisant consensus sur la question.
L’équivalent CO2, grand gagnant des indicateurs disponibles
Le 9 mars, dans le cadre du Séminaire « Politiques environnementales du numérique » du CNRS, les chercheurs Thomas Beauvisage et Jean-Samuel Beuscart ont rendu compte des travaux qu’ils mènent sur les enjeux et controverses qui entourent ladite mesure de l’empreinte environnementale du numérique. En plus d’une kyrielle de travaux académiques, ils se sont penchés sur 32 rapports d’institutions (ADEME, ARCEP) et d’« entrepreneurs de cause » comme le Shift Project ou GreenIT.fr.
Premier constat : les indicateurs les plus utilisés sont ceux de l’empreinte énergétique (en kWh) et de l’empreinte carbone (CO2 et CO2e, ou équivalent CO2). Hors du champ scientifique, ce calcul en fonction des émissions de gaz à effets de serre prédomine, même, car il est assez simple à calculer.
Il faut néanmoins garder en tête qu’il « aplatit » le problème, ou du moins en cache certaines dimensions. Une image plus complète de l’empreinte environnementale pourrait prendre en compte le potentiel d’acidification terrestre et aquatique des activités numériques, leur consommation d’eau (en m3), l’épuisement des ressources minérales et fossiles qu’elles provoquent ou encore leur MIPS (Material Input per Service Unit, l’éco-efficacité d’une technologie à sa conception).
Un cumul d’estimation
Mais si tout le monde se concentre sur des équivalents CO2, c’est qu’il s’agit d’une unité relativement facile à manipuler. Problème : malgré le relatif accord sur la métrique utilisée, les chiffres auxquels chacun aboutit varient largement. Les deux chercheurs citent par exemple le rapport du Shift Project de 2018, qui estimaient la consommation énergétique du numérique autour de 2 312 TWh en 2015, et celui de GreenIT.fr, qui affirmait en 2019 que l’empreinte environnementale du numérique demandait 6 800 TWh d’énergie primaire et 1 300 TWh d'électricité consommée sur l'année.
Les raisons de ces divergences sont multiples. Pour estimer la consommation en kWh du numérique, par exemple, il faut non seulement évaluer les usages (combien de personnes en ligne ? Pendant combien de temps ?), se pencher sur les réseaux utilisés, estimer la durée de vie des équipements, s’intéresser à leur efficacité énergétique, mais aussi se pencher sur le mix énergétique utilisé pour estimer son propre ratio d’émission de CO2 au kWh.
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Or, pour chacune de ces étapes, les chiffres sont rares et parfois relativement datés. Une bonne partie des calculs de chacun (scientifiques comme issus de la société civile) s’appuie sur des hypothèses et des estimations. Et ces dernières, potentiellement sujettes à débat en elle-mêmes, doivent, pour rester pertinentes, s’adapter aussi vite que le secteur, lui-même en évolution constante.
Parmi les autres freins à l’émergence d’un consensus, soulignons aussi que les périmètres de calcul varient d’une étude à l’autre – certaines se concentrent sur la consommation électrique du réseau au sens large, d’autres ne s’intéressent qu’aux datacenters, qu’au réseau mobile, d’autres encore essaient de tout prendre en compte, jusqu’aux usages des particuliers, etc.
Mesurer l’incertitude ou arbitrer face à l’incertitude ?
« Ce qui peut apparaître comme une incapacité à produire une mesure correcte est potentiellement le signe d’un rapport entier à l’incertitude qui se constitue », explique Thomas Beauvisage. Le champ de l’étude scientifique de l’empreinte environnementale du numérique est en cours de construction depuis une vingtaine d’années. Les dix dernières années, en particulier, ont vu une ébullition de travaux, de spécifications, d’alimentation des réflexions et de consolidation.
Mais pendant que le domaine scientifique s’organise, les think tanks et les institutions publiques produisent leurs propres mesures, et ce, depuis au moins une dizaine d’années pour des acteurs comme GreenIT.fr. Or ces acteurs ont des buts différents de ceux du monde académique : là où les scientifiques débattent pour trouver la meilleure mesure, les deux autres cherchent des chiffres parlants, facilement actionnables, aptes à provoquer l’action des individus, des entreprises ou des acteurs publics ou facilement manipulables pour arbitrer et gouverner.
Jean-Samuel Beuscart et Thomas Beauvisage notent d’ailleurs que les rapports des institutions publiques citent davantage les travaux des « entrepreneurs de cause » que ceux des scientifiques. Ils formulent l’hypothèse que ce choix soit fait parce que, s’ils simplifient quelquefois la réalité, ces éléments sont plus simples à manipuler.
Une opposition entre deux camps qui ne concerne pas que la question de l'empreinte environnementale du numérique. On la retrouve dans les questions de la 5G et des risques sanitaires, ainsi que dans la communication scientifique au début de la crise sanitaire.
Quand la controverse scientifique rattrape la volonté d’agir
Autre piste : lorsque ces publications mentionnent des travaux scientifiques – comme l’a fait le Shift Project dans son rapport de 2019, alors qu’il tentait d’estimer la consommation complète en électricité d’un octet de données en cas de consommation vidéo –, ils risquent de se retrouver pris dans les controverses scientifiques.
C’est peu ou prou ce qui est arrivé au Shift Project, lorsqu’il a établi son calcul à partir d’autres estimations de consommation électrique, à commencer par celles établies en 2015 par les chercheurs Anders Andrae et Thomas Edler sur l’usage global d’électricité des technologies de communication. En face, des travaux comme ceux de Jens Malmodin et Dag Lundén, ou ceux de George Kamiya, de l’Agence Internationale de l’Énergie, permettent d’arriver à des conclusions bien plus optimistes.
Le propos de Jean-Samuel Beuscart et Thomas Beauvisage ne visait pas à trancher ces questions complexes, mais à démontrer l’impact de ces débats sur la sphère scientifique comme sur le grand public. « Tout se passe comme si chaque fois qu’un entrepreneur de cause voulait dire "voilà une mesure, adressons le problème environnemental évoqué", il se retrouvait rattrapé par l’incertitude de la mesure », pointe le second.
Au lieu de permettre l’action publique et/ou politique envisagée, des acteurs comme le Shift Project se retrouvent embarqué dans des discussions techniques complexes, comme s’ils faisaient partie d’une arène scientifique élargie. Pour autant, dans les médias les plus généralistes, ce dernier compte toujours parmi les sources qui font autorité, avec GreenIT.fr et l’ADEME.
Des divergences qui demandent à être réduites
Pour résumer, le débat sur l’empreinte numérique environnementale crée une forme de friction entre les acteurs qui cherchent à produire la meilleure mesure possible et ceux qui veulent plutôt vulgariser les enjeux environnementaux.
Cela pose aussi des enjeux de traduction des chiffres scientifiques vers des comparatifs compréhensibles pour le grand public : l’ampoule ou la bouilloire électrique sont souvent utilisées pour comparer les quantités d’énergie utilisées par certains usages numériques. Or cela peut être aussi utile que déstabilisant pour le lecteur, puisque chacun y va de sa comparaison et de son estimation.
Selon les sources, les fameux mails consommeraient ainsi autant qu’un trajet Paris-Nantes en train (pour un an passé à envoyer 6 mails par jour en moyenne), autant qu’une heure d’utilisation d’une ampoule de 25 W pour un mail de 1 Mo, autant qu’une demi-heure d’usage d’une ampoule de 60 W pour le même mail de 1 Mo, et ainsi de suite. Une certitude : s'attaquer aux spams permettrait de réduire considérablement l'empreinte des emails.
En définitive, même si le grand public a peut-être moins conscience des débats qui agitent la sphère scientifique sur les mesures de l’empreinte environnementale du numérique, Jean-Samuel Beuscart et Thomas Beauvisage notent que celles-ci sont objectivées et discutées, mais pas encore réduites.
Par ailleurs, la focalisation sur la question des émissions de gaz à effets de serre tend à effacer la conscience des autres effets du numérique sur la planète, comme la quantité de minerai nécessaire à la fabrication du moindre dispositif technologique et l'artificialisation des sols.