Dans les prochains mois, la Commission européenne va proposer de nouvelles lois sur les semi-conducteurs et la cyber-résilience afin de renforcer sa souveraineté numérique. Elle veut aussi essayer de parler plus fort d’une seule voix sur ces sujets et renforcer la mise en commun entre États membres.
Depuis un peu moins de deux ans, Ursula von der Leyen est la présidente de l’Union européenne. En septembre 2020, elle prononçait son premier discours de politique générale sur l’État de l’Union. Un moment important puisqu’il donne le ton et les orientations générales sur de nombreux sujets pour les années à venir.
Hier, elle était de nouveau sous le feu des projecteurs pour son second discours en tant que présidente (son mandat dure cinq ans). À cette occasion, elle a « mis l’accent sur la relance de l’Europe après la crise du coronavirus, qui doit être inclusive et juste, et sur l'importance de rester fidèles à nos valeurs ».
Les sujets évoqués sont très nombreux : de la vaccination contre la Covid-19 au changement climatique, en passant par l’emploi, le social, la santé, la guerre, la souveraineté, la transformation numérique et la (cyber)sécurité. Les grandes lignes sont expliquées sur le site de le Commission européenne. On y retrouve aussi une frise chronologique des « moments clés » de l’année écoulée, en phase évidemment avec le précédent discours sur l’État de l’Union.
La 5G et la fibre optique à l’honneur
Il s’agit de donner les grandes lignes de politique générale, pas (encore) d’entrer dans les détails. Sur le numérique au sens large du terme, la première annonce concerne les réseaux de télécommunication : « Nous allons investir comme jamais auparavant dans la 5G et dans la fibre ».
En France, le déploiement de la 5G se fait déjà à un rythme soutenu depuis fin 2020 quand les opérateurs ont eu le feu vert de l’Arcep. Il en est de même sur la fibre optique, avec le plan France THD comme locomotive. Il prévoit pour rappel que 80 % des locaux soient éligibles à la fibre optique d’ici 2022 (il y en a actuellement 64 %).
Rappelons que l’Europe et la France travaillent à la 6G. 9 projets sont référencés par la 5G PPP, une initiative commune entre la Commission européenne et l’European Information and Communication Technologies (ICT).
L’Europe doit aussi investir dans les « compétences numériques »
« Mais l'investissement dans les compétences numériques est tout aussi important. Cette tâche requiert l'attention des dirigeants et un dialogue structuré au plus haut niveau », ajoute la Présidente. Là encore, la France n’a pas attendu puisque le gouvernement a lancé des plans sur la cybersécurité et le quantique par exemple.
Il y est certes question de moyens dédiés, mais il reste encore du travail à faire pour améliorer l’attractivité des laboratoires de recherche français (et européens). La fuite des cerveaux chez les géants du Net (qui ont des moyens considérables) dans certains domaines clés est une réalité.
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Revoilà la souveraineté numérique
Pour Ursula von der Leyen, « le numérique est l'enjeu décisif » dans le marché unique. Elle indique que « les dépenses au titre du volet numérique de NextGenerationEU [le plan de relance européen de 2020, ndlr] dépasseront même l'objectif de 20 % ». Elle ajoute que cela « témoigne de l'importance d'investir dans notre souveraineté technologique européenne » : « Nous devons redoubler d'efforts pour façonner notre transformation numérique selon nos propres règles et valeurs ».
Il faut dire que l’Europe est dans une situation délicate avec d’un côté les GAFAM américains et de l’autre les BATHX chinois. Le vieux continent n’a pas de champion de cette envergure, mais des règles sont mises en place afin de « protéger » les citoyens des ogres, notamment le RGPD.
De son côté, la France compte bien se faire entendre sur les enjeux numériques quand elle prendra la présidence du Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2022. Ce sera ensuite au tour de la Suède et de la République tchèque ; les trois pays devraient faire front commun sur plusieurs sujets.
La dépendance de l’Europe sur les composants
Ursula von der Leyen revient sur un sujet d’actualité : les semi-conducteurs. L’enjeu sous jacent est « notre souveraineté technologique » :
« Ces minuscules puces dont dépend le fonctionnement de tant de choses : smartphones, scooters électriques, trains ou même usines intelligentes entières. Sans puces, pas de numérique. Et à l'heure où nous parlons, des lignes de production entières tournent déjà au ralenti malgré la demande croissante – à cause d'une pénurie de semi–conducteurs.
Alors que la demande mondiale a explosé, la part de l'Europe dans toute la chaîne de valeur, de la conception à la capacité de fabrication, a diminué. Nous sommes dépendants des microprocesseurs les plus avancés fabriqués en Asie. Il ne s'agit donc pas seulement de notre compétitivité. L'enjeu est aussi notre souveraineté technologique. Accordons-lui donc toute notre attention. »
Une annonce à mettre en face de l’histoire Bloomberg vs Supermicro. Si pour le moment aucune trace d’une puce-espionne n’a pu être trouvée par qui que ce soit, cette histoire met en lumière les risques liés à la fabrication de composants dans d’autres continents, notamment en Asie et en Amérique.
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L’Europe développe des projets de processeurs haute performance (Exascale) maison – European Processor Initiative et ExaNoDe – mais ils doivent encore faire leurs preuves. Et même dans ce cas, les usines de fabrication seront certainement contrôlées par des sociétés externes à l’Union, voire dans des usines sur d’autres continents.
Bientôt une « loi européenne sur les semi-conducteurs »
Discours de politique général oblige, il n’y a pas d’annonce concrète pour le moment. La présidente affirme néanmoins qu’elle présentera prochainement « une nouvelle loi européenne sur les semi-conducteurs […] L'objectif est de créer ensemble un écosystème européen des semi-conducteurs à la pointe du progrès, intégrant la production. Cela sécurisera nos approvisionnements et nous permettra de développer de nouveaux marchés pour des technologies européennes novatrices ».
Mais la question de la souveraineté va au-delà des plans et de la fabrication : il faut également disposer des ressources nécessaires (matière première)… ce qui est loin d’être le cas en Europe.
Elle veut dans tous les cas y croire : « Oui, c'est un défi colossal. Et je sais que certains prétendent que c'est hors de portée. Mais ils disaient la même chose à propos de Galileo il y a 20 ans. Et voyez ce qui s'est passé. Nous nous sommes donné les moyens de notre ambition ».
Certes Galileo fonctionne, mais le démarrage a été chaotique avec des pannes en séries sur les horloges atomiques, indispensables au bon fonctionnement du système de localisation par satellites. Il est quoi qu’il en soit opérationnel aujourd’hui et utilisé (selon Ursula von der Leyen) par « plus de deux milliards de smartphones dans le monde ».
Changement et neutralité climatique
Évoquant la question de la crise climatique, elle rebondit sur le rapport du GIEC des Nations Unies : il « ne laisse aucun doute. Le changement climatique est d'origine humaine. Mais c'est justement parce qu'il est d'origine humaine que nous pouvons y faire quelque chose ».
Cette problématique occupait déjà une place importante dans le précédent discours sur l’État de l’Union. Elle met en avant deux points positifs de son point de vue : « Cette année, l'Allemagne a immatriculé plus de véhicules électriques que de voitures diesel au premier semestre. La Pologne est aujourd'hui le pays de l'Union qui exporte le plus de batteries automobiles et de bus électriques ».
Elle évacue par contre rapidement la question de la fabrication et du recyclage des batteries, alors qu’elle mériterait que l’on s’y attarde. La présidente rappelle que, l’année dernière, elle avait annoncé comme objectif « une réduction des émissions d'au moins 55 % à l'horizon 2030 ». Il reste le même aujourd’hui. De son côté, le Parlement européen voulait des objectifs plus ambitieux, notamment avec une réduction des émissions de 60 % minimum.
Elle souhaite également que les objectifs de neutralité climatique pris par différents pays pour 2050 soient « soutenus par des plans concrets », car « les engagements actuels pour 2030 ne permettront pas de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré Celsius », comme le voudraient les accords de Paris.
L’Europe met 4 milliards d’euros supplémentaire
Afin de financer ce vaste changement d’attitude, « la communauté internationale s'est engagée à fournir 100 milliards de dollars par an jusqu'en 2025 ».
La Commission européenne affirme tenir son engagement : « l'équipe Europe donne 25 milliards de dollars par an. Mais le trou béant laissé par d'autres met l'objectif mondial hors de portée ». Si « l'Europe est prête à faire davantage », elle ne pourra pas y arriver seule : « Nous allons maintenant proposer quatre milliards d'euros supplémentaires pour financer l'action climatique jusqu'en 2027. Mais nous attendons aussi un effort des États-Unis et de nos autres partenaires ». Un appel du pied à la Chine.
S’adapter aux « nouvelles » menaces cyber
Toujours dans le secteur du numérique, Ursula von der Leyen évoque des menaces qui évoluent rapidement : « des attaques hybrides ou cyberattaques à l'intensification de la course aux armements dans l'espace ». Elle rappelle qu’un changement important de paradigme s’est opéré (il y a quelques années déjà) :
« Vous n'avez plus besoin d'armées ni de missiles pour causer des dégâts de très grande ampleur. Vous pouvez mettre à l'arrêt des installations industrielles, des services municipaux et des hôpitaux — vous n'avez besoin que de votre ordinateur portable. Vous pouvez perturber tout un processus électoral avec un smartphone et une connexion internet ».
Ce constat, et celui des récents « événements » internationaux (notamment en Afghanistan), conduisent la Commission européenne à travailler « à une nouvelle déclaration conjointe de l'UE et de l'OTAN », qui sera présentée avant la fin de l'année.
Un « open bar » sur les « renseignements » en Europe ?
La présidente fait de nouveau un appel à l’unité au sein de l’Union : « Nous sommes entravés si des États membres présents dans la même région ne partagent pas au niveau européen les informations dont ils disposent ».
Elle souhaite ratisser large : « Il s'agit de rassembler les connaissances de tous les services et de toutes les sources. De l'espace aux formateurs des forces de police, de l'open source aux agences de développement ». L’idée est lancée de créer un « centre commun de connaissance ».
Le second pilier de cette transformation numérique est l'interopérabilité. « Nous investissons déjà dans des plateformes européennes communes, des avions de combat aux drones et au cyber », mais elle souhaite là aller plus loin : « nous pourrions envisager une exonération de TVA pour les achats d'équipements de défense développés et produits en Europe ».
« Si tout est connecté, tout peut être piraté »
L’accent est mis sur la cybersécurité, d’autant plus mise à mal en ces temps de crise sanitaire et de télétravail. Partant du constat (réaliste) que « si tout est connecté, tout peut être piraté », elle veut « unir nos forces » : « nous ne devrions pas nous contenter de faire face aux cybermenaces, nous devons avoir l'ambition d'être à la pointe de la cybersécurité »… et d’avoir des capacités offensives sur ce terrain ? Ce n’est pas précisé ouvertement, mais le ton pourrait le laisser penser.
La présidente veut ainsi que les outils de cyberdéfense soient développés en Europe. Une « nouvelle loi européenne relative à la cyber-résilience » est annoncée. Lors du premier semestre 2022 (quand la France prendra la tête du Conseil), Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron organiseront un « sommet de la défense européenne », qui sera l’occasion de revenir sur ces sujets.
Une Global Gateway se prépare
Enfin, il était question de partenariats internationaux au sens large du terme. Une équation où l'Europe doit « repenser son modèle pour connecter le monde ». Une nouvelle stratégie baptisée « Global Gateway » sera prochainement présentée : « Nous suivrons une approche fondée sur les valeurs, pour proposer une transparence et une bonne gouvernance à nos partenaires. Nous voulons créer des liens – pas des dépendances ».
Il est aussi question « d'interdire sur notre marché les produits qui ont été fabriqués au moyen du travail forcé. Les droits de l'homme ne sont pas à vendre – à aucun prix ». De belles paroles dont on attendra de voir la portée avant d’en tirer des conclusions.
La question des impôts a aussi été évoquée : « Les entreprises réalisent des profits grâce à la qualité de nos infrastructures, de notre sécurité sociale, de nos systèmes éducatifs, alors c’est la moindre des choses qu’elles paient leur juste contribution », explique la Commission européenne.
Cette dernière proposera donc « un projet de loi ciblant les profits dissimulés derrière des sociétés écrans » et mettra « tout en œuvre pour sceller l’accord mondial historique sur le taux minimal d’impôt sur les sociétés ».
Elle termine son discours (vidéo) par un message d’union et d’espoir (mais pouvait-il en être autrement ?) : « aussi imparfaite qu'elle puisse être, notre Union est à la fois remarquablement singulière et singulièrement remarquable. C'est une Union dans laquelle nous pouvons renforcer notre liberté individuelle grâce à la force de notre communauté ».