Blocage des sites pornos en France : notre compte rendu d’audience

Avec Jean-Claude et Dominique
Droit 13 min
Blocage des sites pornos en France : notre compte rendu d’audience
Crédits : Pseudopixels/iStock/Thikstock

Hier, se tenait au tribunal judiciaire de Paris l’audience de référé lancée par e-Enfance et la Voix de l’Enfant. Objectif ? Le blocage de neuf sites pornos par les plus importants fournisseurs d’accès français. Notre compte rendu d'audience.

Salle 4.35, audience collégiale de référé, tribunal judiciaire de Paris. Jeudi 9 septembre, 9h30. Dans la petite salle encore rutilante, deux clans : d’un côté les avocats des principaux fournisseurs d’accès français, ceux de SFR, Free, Bouygues Télécom, Colt Technology Services et d’Orange. De l’autre Me Laurent Bayon, chargé de défendre les intérêts des associations e-Enfance et la Voix de l’Enfant.

Sur les tables, d’épais dossiers, avec en trait commun le blocage de mastodontes du porno en ligne :

  • fr.pornhub.com
  • mrsexe.com
  • iciporno.com
  • tukif.com
  • xnxx.com
  • fr.xhamster.com
  • xvideos.com
  • youporn.com
  • fr.redtube.com

L’audience à laquelle plusieurs journalistes de médias généralistes assistaient, aurait pu être une énième affaire comme on en voit régulièrement en matière de propriété littéraire et artistique. Sauf que le sujet est beaucoup plus épineux, et pas seulement parce qu’il concerne les jeunes internautes.

En France, la pornographie n’est en effet pas interdite en elle-même. Une image, un dessin, une vidéo de ce type n’est pas un contenu illicite, contrairement à une contrefaçon ou à la pédopornographie.

Pour autant, tout ne peut être montré à tout le monde. Voilà pourquoi l’article 227-24 du Code pénal sanctionne le fait de rendre accessibles aux mineurs les contenus réservés pour adulte.

Au-delà du rôle des parents, l’idée est d’éviter par la loi que les moins de 18 ans ne soient exposés à des contenus X. Une exposition aux effets estimés particulièrement néfastes pour l’apprentissage de la sexualité et la construction personnelle.

C’est cette incrimination qui pousse depuis des dizaines d’années les libraires à placer hors de portée de vue les magazines pour adultes. Sauf que sur Internet, tout change : il suffit de quelques clics pour tomber sur ce genre de contenus, qu’à la barre du navigateur se tienne un jeune de 13 ans ou un monsieur de 45 ans.

Avec cette disposition pénale, le fait de rendre accessible aux mineurs une image porno est donc puni de 75 000 euros d’amende et 3 ans de prison, maximum. Une infraction venimeuse puisque la simple « éventualité d’un accès au contenu par un mineur est suffisante », dixit un document (un « focus ») de la Direction générale des affaires criminelles et des grâces que nous avons pu consulter.

L’assignation aux fins de blocage adressée aux FAI début août n’est pas née au hasard. Elle s’inscrit dans un contexte politico-juridique.

Une guerre aux pornos pour la défense des ados

Déjà en 2017, au ministère de la Famille, plusieurs pistes avaient été imaginées pour tenter de résoudre cette apparente quadrature du cercle, puisque sur Internet, l’âge de l’internaute n’est évidemment pas associé à l’adresse IP.

Une boite à idées parfois exotiques : contrôle parental activé par défaut, ou encore scan de la carte d’identité, croisement avec le fichier TES sur les titres électroniques sécurisés en passant par un blocage aussi administratif qu’expéditif des sites hors des clous. N'en jetez plus. 

Novembre 2017, an 1 de l’ère En Marche, Emmanuel Macron regrettait à son tour le manque de régulation alors qu’« unissant monde virtuel, stéréotypes, domination et violence, la pornographie a trouvé, grâce aux outils numériques un droit de cité dans nos écoles ».

Stéréotype ? Pour le nouveau chef d’État, « aujourd'hui, la pornographie a franchi la porte des établissements scolaires comme naguère l'alcool ou la drogue. Nous ne pouvons pas d'un côté déplorer les violences faites aux femmes et de l'autre, fermer les yeux sur l'influence que peut exercer sur de jeunes esprits, un genre qui fait de la sexualité un théâtre d'humiliation et de violences faites à des femmes qui passent pour consentantes ».

Novembre 2019, rebelote, à l’occasion du trentième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant. Comme la ministre Laurence Rossignol en 2017, le même Emmanuel Macron menace d’un « contrôle parental par défaut qui permettra de garantir simplement son application ». Et le locataire de l’Élysée de laisser 6 mois aux FAI et autres intermédiaires pour « trouver des solutions robustes » avant de dégainer cette arme fatale. 

Droit mou, droit dur

Janvier 2020, la solution si robuste devient une charte d’engagements. Ses premières lignes sont dévoilées dans nos colonnes.

Main sur le cœur, opérateurs mobiles et fournisseurs d'accès à Internet promettent lors de la souscription d'une ligne mobile pour un mineur ou d’un accès fixe de « s’assurer de l’existence et de la simplicité d’utilisation des dispositifs de contrôle parental en vue d’une appropriation par les utilisateurs ». Ils jurent de « renforcer l’information des parents sur ces dispositifs ».

Même les éditeurs de système d’exploitation s’engagent à « s’assurer de la simplicité d’utilisation de ces dispositifs en vue d’une plus grande appropriation par les utilisateurs », ou là encore à « renforcer l’information des parents ».

Cette « soft law » ne satisfait visiblement pas tous les appétits. Elle est rapidement doublée par du « droit dur ».

La loi Avia contre la haine en ligne tente ainsi de faire retirer des plateformes dans les 24 heures les contenus pour adultes simplement accessibles aux mineurs. Ce tour de vis sur la responsabilité des intermédiaires du Web prend un coup de pelle le 18 juin 2020. Le Conseil constitutionnel censure la quasi-totalité du texte. La députée LREM a une loi à son nom, faite de quelques résidus législatifs. 

À peu près au même moment, la loi Bérangère Couillard, du nom d’une autre députée LREM, connait meilleure fortune. Publié au Journal officiel en juillet 2020, ce texte « contre les violences conjugales » ajoute cet alinéa au 227-24 du Code pénal contre les fameux « disclaimers » qu’on trouve à la porte de la quasi-totalité des sites pornos : 

« Les infractions prévues au présent article sont constituées y compris si l'accès d'un mineur aux messages mentionnés au premier alinéa résulte d'une simple déclaration de celui-ci indiquant qu'il est âgé d'au moins dix-huit ans. »

La plume législative siffle la fin de la récré jurisprudentielle : les éditeurs de ces sites ne peuvent plus s’abriter derrière ces bannières d'âge pour espérer échapper à l’incrimination relative à l’accessibilité des mineurs.

Autre réforme adoptée : la création d’une procédure spécifique où quiconque peut saisir le Conseil supérieur de l’audiovisuel afin que son président « constate » la présence de contenus X accessibles aux mineurs.

Dans un second temps, celui-ci peut alors saisir le président du tribunal judiciaire de Paris selon la procédure dite « accélérée au fond », beaucoup plus incisive qu’un « simple » référé. L’association OPEN et l’UNAF se sont engagées très rapidement dans la nouvelle brèche pour réclamer le blocage de plusieurs sites. Nous avions révélé la lettre de saisine du CSA.

La procédure a toutefois viré au fiasco, faute de décret d’application et en raison d’une notification tardive de la Commission européenne. Une étape obligatoire s’agissant des textes venant encadrer la circulation des contenus en Europe. 

Un trouble qui serait « manifestement illicite »

L’assignation des FAI par e-Enfance et la Voix de l’Enfant s’inscrit dans la droite ligne de cette dernière réforme. Toutes les deux dénoncent un « trouble manifestement illicite » devant le juge des référés pour réclamer un blocage d'accès généralisé chez tous les principaux FAI.

Elles relatent dans la petite salle du juge de l’urgence et de l’évidence que, malgré les engagements pris notamment par la Fédération Française des Télécoms, les sites pornos restent encore accessibles aux mineurs.

Or, ajoute leur avocat, Me Laurent Bayon, le doigt sur l’article 6 de la loi sur la confiance dans l’économie numérique, les fournisseurs d’accès doivent « concourir à la lutte contre la diffusion » des infractions relatives aux atteintes à la dignité humaine, au sexisme, aux violences sexuelles.

Dans le camp des intermédiaires techniques, aucun ne conteste les effets néfastes de l’exposition des plus jeunes au porno. Cependant, rappellent-ils, les FAI sont des intermédiaires neutres et sur le terrain du droit, plusieurs principes doivent immanquablement être respectés.

La procédure devant le CSA, une procédure exclusive ?

Pour Free, notamment, le juge des référés est incompétent. Pourquoi ? Tout simplement parce que la loi Couillard de 2020 a instauré la fameuse procédure passant d’abord par le président du CSA.

Or, selon la grille de lecture du FAI, cette procédure serait exclusive. Elle aurait le monopole du blocage des sites X accessibles aux mineurs, gommant nécessairement les voies alternatives dont ce référé engagé par les deux associations. Une magnifique application du principe selon lequel les lois spéciales l’emportent sur les lois générales (« specialia generalibus derogant »).

Laurent Bayon, avocat des demanderesses, conteste, en s’abritant derrière la doctrine de la Direction des Affaires Criminelles et des Grâces (DACG). Il reconnait d’ailleurs « avoir travaillé avec la chancellerie, laquelle explique dans son "focus" de juin 2021 que la meilleure façon de lutter contre ces sites est de saisir en référé le président du tribunal ». En somme, le référé reste possible.

Une atteinte aux principes de « subsidiarité » et de « proportionnalité » ?

Les FAI ont surtout dénoncé en chœur une atteinte aux principes de « subsidiarité » et de « proportionnalité » : pour protéger les mineurs, les deux associations auraient d’abord dû rechercher les noms des éditeurs de ces sites, ou à défaut l’identité de leurs hébergeurs.

Dit autrement, des mesures chirurgicales sont toujours préférables à la boucherie du blocage. Celui-ci frappe en effet tous les internautes, qu’ils aient 7 ou 77 ans.

Cette logique n’est pas seulement plus adaptée. Elle trouve aussi ses fondements dans l’article 6-I-8 de l’inévitable loi sur la confiance dans l’économie numérique, Saintes Écritures de la responsabilité des intermédiaires techniques.

La LCEN prévient en effet que « l'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête, à toute personne mentionnée au 2 [les hébergeurs] ou, à défaut, à toute personne mentionnée au 1 [les FAI], toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».

Pour justifier leur mise en cause directe des FAI, les deux associations ont d'abord argué que les concepteurs des sites pornos avaient tout fait « pour faire échec à l'identification du directeur de publication et l'identification de l'hébergeur effectif ».

« J’apprécie moyennement », réagit Me Yves Coursin, avocat de Free. Alors certes l’expression « directeur de la publication » est peut-être absente des pages de ces sites X, mais il est très simple d’identifier les auteurs et hébergeurs en cause : il suffit de fouiller les mentions légales et les bases Whois associées aux noms de domaine respectifs.

« YouPorn » est par exemple détenu par MG FREESITES LTD, société chypriote. « Xhamster » est édité par Hammy Media Ltd à Lymassol, toujours à Chypre. Et pour trouver qui se cache derrière« Redtube », on contactera la société MG Content RT Limited, sise au 178 Fitzwilliam Business Centre, 77 Sir John Rogerson Quai, Dublin 2, en Irlande.

Dans la joute judiciaire qui a duré près de 3 heures hier, e-Enfance et la Voix de l’Enfant ont sorti une autre carte de leur manche : un arrêt de 2008 où la Cour de cassation estime que « la prescription de ces mesures [de blocage, ndlr] n'est pas subordonnée à la mise en cause préalable des prestataires d'hébergement ».

Même si plusieurs juridictions inférieures en restent toujours attachées, cette affaire dite « Aaargh » aurait donc remis en cause le principe de subsidiarité. Selon Me Laurent Bayon, en conséquence, le blocage est une mesure aussi « efficace » que « proportionnée ». Et s’adressant aux FAI, « si vous estimez qu’il y a d’autres mesures que le blocage, on est preneur ».

La chancellerie aux aguets 

Fabrice Vert, premier vice-président au tribunal judiciaire de Paris, questionne la procureure de la République, laquelle reconnaît presque penaude qu’il n’y a pas eu de demande directe adressée aux éditeurs de sites.

Durant son intervention, celle-ci fut plus bavarde sur les considérations psychologiques et sociales, témoignages d’un trouble si manifestement illicite : « un accès prématuré à la pornographie est dramatique pour les enfants. Ils n’ont pas assez de recul ».

L’exposition des jeunes au porno ? Autant de « chocs », de « traumatismes » qui « affectent l’image de la femme, mais aussi celle de l’homme ».

« Il y a lieu de considérer l’exposition à la pornographie comme une véritable violence faite à ces enfants ». Cette exposition entraînerait une « banalisation de l’acte sexuel auprès des plus jeunes » et même « une augmentation de la prostitution enfantine ».

Notez l’appel du pied : « sans une action notable, la situation ne pourrait que s’aggraver », ainsi « le blocage semble être l’unique moyen. J’ai essayé de me torturer l’esprit, je n’en vois pas d’autres », face à un président toujours en quête d’une solution respectueuse des plateaux de la proportionnalité entre respect des textes, protection des jeunes, mais aussi des libertés.

« On fait comment pour vérifier l’âge ? » interroge-t-il.

Jean-Claude et Dominique

Bloquer uniquement les mineurs, c’est un choix « complexe » à « l’opérationnalité vraiment douteuse » répond la procureure.

« Jacquie & Michel s’est mis en conformité » embraye néanmoins Me Laurent Bayon, citant ce site français ayant fait le choix de la solution My18Pass basée sur OpenID

Mais... ces « Jean-Claude et Dominique, ils font comment techniquement ? » insiste encore le président, un brin amusé par le nom de domaine. « Est-ce qu’on a des statistiques sur les logiciels de contrôle parental ? », « Est-ce que la CNIL a été saisie ? ». 

Vers l’audition du président du CSA et d’un expert technique

Durant cette audience aux échanges denses, mais aux réponses pas toujours suffisantes, le président a décidé d’auditionner le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

Dans un projet de décret notifié à la Commission européenne par la France, il est prévu que le Conseil puisse en effet adopter « des lignes directrices concernant la fiabilité des procédés techniques permettant de s’assurer de la majorité d’âge des utilisateurs souhaitant accéder à un contenu pornographique » en ligne.

L’audition de Roch-Olivier Maistre permettra donc de faire le point sur ces lignes destinées à aider les sites à trouver la fameuse martingale du contrôle d’âge. Cette audition devrait être doublée par celle d’un « technicien », afin d’en jauger la fiabilité.

Le sort des sites pornos fixé le 8 octobre

L’ordonnance sera rendue dans moins d’un mois, le 8 octobre. Dans leurs plaidoiries, la quasi-totalité des FAI se sont remis à « la sagesse » du président.

Malgré ce renvoi à l’appréciation du juge, Me Pierre Olivier Chartier, avocat de SFR persiste : « Nous avons des interrogations concernant la question de la qualité à agir et le respect du principe de proportionnalité ».

Seul Free maintient son cap, épinglant l’incompétence du juge des référé, des associations irrecevables et mal fondées à agir ou encore une violation du principe de proportionnalité.

Relevons enfin que comme pour le blocage du site raciste DemocratieParticipative.biz, Free Mobile, entité distincte de Free, n’a pas été mise en cause.

En conséquence, si Free se voit ordonner de bloquer les neuf sites pornos, les utilisateurs Free Mobile n’en verront aucun effet depuis leur smartphone même s'il est entre les mains d'un mineur.

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