Un mois jour pour jour après avoir été saisi par plus de 60 sénateurs, le Conseil constitutionnel vient de rendre sa décision. C’est peu de le dire : la loi Avia contre la Haine en ligne subit un énorme revers. Explications.
Le texte, défendu par le gouvernement et porté par Laetitia Avia, devait remettre en cause le régime de la liberté d’expression en ligne, sur l’autel de la lutte contre la haine en ligne. Toutefois, aussi fédérateur que soit cet objectif, tout et n’importe quoi ne peuvent être envisagés. Tel est le sec rappel asséné par le Conseil constitutionnel.
D’abord, celui-ci censure l’obligation faite pour les plateformes et les moteurs de retirer en une petite heure les contenus terroristes ou relevant de la pédopornographie, sur demande du ministère de l’Intérieur et sous peine d’un an de prison et 250 000 euros d’amende. Et d’un blocage d’accès.
Les sénateurs avaient critiqué ce dispositif dans la saisine révélée par Next INpact. Un régime trop vaste, s’appliquant sans distinction de taille, de trafic, de capacité… alors que « seule une infime partie des intermédiaires techniques concernés par ce texte sera matériellement en mesure de répondre en une heure aux demandes de l’administration dans les conditions imposées ». Mauvaise transposition du droit européen, qui impose une flexibilité dans le traitement des contenus illicites, et même atteinte au principe d’égalité devant les charges publiques. N’en jetez plus !
Censure du retrait en 1 heure
Dans sa décision, le Conseil constitutionnel rappelle son passage phare puisé dans la décision Hadopi de 2009 à savoir qu’« en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services et de s'y exprimer ».
Le juge va en effet considérer, et c’est une première, que « la diffusion d'images pornographiques représentant des mineurs, d'une part, et la provocation à des actes de terrorisme ou l'apologie de tels actes, d'autre part, constituent des abus de la liberté d'expression et de communication ». Des abus « qui portent gravement atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ». Restait à déterminer si ces abus étaient correctement traités dans la loi défendue bec et ongles par Laetitia Avia.
Le Conseil estime que non, pour plusieurs raisons :
- Les contenus en cause sont ceux ne présentant pas nécessairement un caractère manifestement illicite.
- La détermination de ce caractère illicite repose sur la seule appréciation de l'administration.
- L'engagement d'un éventuel recours contre la demande de retrait « n'est pas suspensif et le délai d'une heure laissé à l'éditeur ou l'hébergeur pour retirer ou rendre inaccessible le contenu visé ne lui permet pas d'obtenir une décision du juge avant d'être contraint de le retirer ».
- Enfin, l'hébergeur ou l'éditeur « qui ne défère pas à cette demande dans ce délai peut être condamné à une peine d'emprisonnement d'un an et à 250 000 euros d'amende ».
Bref, c’en est trop : « le législateur a porté à la liberté d'expression et de communication une atteinte qui n'est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi ». Et c’est un des pivots de la loi Avia qui s’est effondré Rue de Montpensier.
Censure du retrait en 24 heures
Le Conseil ne s’est pas arrêté là. Les plateformes sont également soumises à l’obligation de retirer en 24 heures les contenus se raccrochant manifestement à une série d’infractions, dites haineuses (injures raciales, etc.) ou les contenus pornographiques simplement accessibles aux mineurs. Là encore 250 000 euros d’amende, multipliée par cinq pour des personnes morales. C’est le cœur de la loi Avia. Les nombreuses critiques portées par les sénateurs, enrichies des multiples « portes ouvertes » révélées dans nos colonnes, ont porté un coup fatal au texte de Laetitia Avia : violation du droit européen, atteinte à la liberté d’expression, atteinte au principe du délit et des peines...
« En adoptant ces dispositions, le législateur a voulu prévenir la commission d'actes troublant gravement l'ordre public et éviter la diffusion de propos faisant l'éloge de tels actes. Il a ainsi entendu faire cesser des abus de l'exercice de la liberté d'expression qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers » a résumé le Conseil constitutionnel. Toutefois, là encore, Laetitia Avia, qui n’a eu de cesse de rappeler être avocate, est passé un peu trop rapidement sur le régime des droits fondamentaux.
D’un, l’obligation de retrait en 24 heures s’impose sans intervention préalable du juge. « Il appartient donc à l'opérateur d'examiner tous les contenus qui lui sont signalés, aussi nombreux soient-ils, afin de ne pas risquer d'être sanctionné pénalement ». En effet, au moindre oubli, il risque la sanction, et même une accumulation d’amendes pouvant atteindre une somme astronomique.
De deux, « s'il appartient aux opérateurs de plateforme en ligne de ne retirer que les contenus manifestement illicites, le législateur a retenu de multiples qualifications pénales justifiant le retrait de ces contenus ». La liste des contenus à retirer en 24 heures est en effet très longue, exigeant un travail infernal pour les plateformes. Son contenu exhaustif peut faire tourner la tête :
« Il s'agit des infractions d'apologie à la commission de certains crimes ; de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou de provocation à la discrimination à l'égard de ces dernières personnes ; de contestation d'un crime contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ; de négation, de minoration ou de banalisation de façon outrancière de l'existence d'un crime de génocide, d'un autre crime contre l'humanité que ceux précités, d'un crime de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage ou d'un crime de guerre lorsque ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ; d'injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ; de harcèlement sexuel ; de transmission d'une image ou d'une représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique ; de provocation directe à des actes de terrorisme ou d'apologie de ces actes ; de diffusion d'un message à caractère pornographique susceptible d'être vu ou perçu par un mineur ».
De trois, cet examen doit avoir lieu dans les 24 heures du signalement. « Or, compte tenu des difficultés précitées d'appréciation du caractère manifeste de l'illicéité des contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas échéant infondés, un tel délai est particulièrement bref ».
De quatre, Laetitia Avia a oublié dans son texte de prévoir de clause d’exonération de responsabilité. Elle a simplement prévu que « le caractère intentionnel de l'infraction … peut résulter de l'absence d'examen proportionné et nécessaire du contenu notifié ». Expression qui n’est « pas rédigée en des termes permettant d'en déterminer la portée » répond le Conseil constitutionnel. En clair : elle est incompréhensible. « Aucune autre cause d'exonération de responsabilité spécifique n'est prévue, tenant par exemple à une multiplicité de signalements dans un même temps ».
Enfin, la sanction pénale des 250 000 euros (x5 pour les personnes morales) « est encourue pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur répétition ». Soit donc, une avalanche d’amendes assurées pour Twitter, Instagram, Facebook et toutes les autres plateformes de mises en relation des internautes.
C'en est trop ! Le Conseil va là encore estimer qu’en raison des « difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite » dans le délai imparti, « de la peine encourue dès le premier manquement et de l'absence de cause spécifique d'exonération de responsabilité », que ces dispositions « ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites ». C’est donc une atteinte à la liberté d’expression crainte et assurée. Risque qu’a toujours réfuté, mordicus, Laetitia Avia. Cette disposition porte « une atteinte à l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée ».
Une mort par contagion d'autres articles, dont celui sur le risque d'outing
La mort constitutionnelle de ces dispositions phares entraine dans son sillage l’enterrement d’autres articles du texte, comme le 3 qui prévoyait la possibilité pour une association d’être saisie par un mineur. Ce fameux article qui ouvrait un risque d’outing, malgré les bruyantes objections de Laetitia Avia.
D’autres tombent pour les mêmes raisons, puisque liées à l’article 1. Par exemple les obligations de moyens pesant sur les épaules des plateformes, sous l’œil régulateur du CSA : par contagion, toutes sont déclarées inconstitutionnelles (articles 4 et 5 de la loi déférée). Même sort pour le rôle dévolu au Conseil supérieur de l’audiovisuel (article 7) ou pour le blocage des sites miroirs ou le rôle des annonceurs, puisque là encore liés intimement aux obligations de retrait.
En somme, un désaveu total du texte dont ne restent que quelques scories, après une longue bataille parlementaire qui fut emportée par le groupe LREM, malgré de nombreux signaux d'alertes.