Un exploit. Dans le cadre d’une loi qui devait alléger le poids environnemental du numérique, ils ont donc réussi à frapper le reconditionné d’une redevance culturelle. Compte rendu des échanges, explications de l’amendement gouvernemental adopté et calendrier de déploiement de cette nouvelle ponction asséné aux acteurs de l’écologie.
« Aujourd’hui la redevance copie privée est payée sur les téléphones neufs seulement ». L’affirmation nous vient d’un des principaux opérateurs français, Free. Elle s’oppose avec les propos en séance hier de la ministre de la Culture, qui n’a eu de cesse de répéter que les biens reconditionnés étaient déjà frappés par la ponction culturelle. Les députés ont finalement adopté l’amendement du gouvernement.
Il fallait donc une certaine dose de motivation pour faire éclore cette redevance culturelle que payeront les chevilles ouvrières de la profession, dans un texte destiné à verdir le numérique. Cette proposition de loi devenue celle destinée à enrichir la culture a surgi dans un calendrier quelque peu abscons. Magneto Serge !
2020. Copie France, société de perception de la redevance copie privée, assigne en justice une dizaine de reconditionneurs. Elle leur réclame des millions d’euros de redevance qu’elle perçoit, pour l’ensemble des téléphones et tablettes remis sur le marché par ces petites mains, rétroactivement sur les cinq ans. La société de perception estime ambitieusement que l’ensemble de ces acteurs doivent subir le barème réservé aux produits neufs (14 euros en crête par appareil). Nous révélons dans Next INpact cette pluie de procédures.
Janvier 2021. Le sénateur Patrick Chaize tente d’éteindre l’incendie. Il fait adopter par le Sénat dans la proposition de loi précitée, un amendement destiné à interdire ce prélèvement sur ces bien remis sur le marché. Cédric O y va de son commentaire en séance : « À titre personnel, j’estime que les dispositions proposées par M. Chaize ont du sens ». Il insiste toujours dans l’hémicycle : « l’évaluation juridique dont je dispose me permet de vous le confirmer : à ce stade, les biens reconditionnés ne sont pas assujettis à la rémunération pour copie privée ». Une petite gifle pour l’appétit des industries culturelles.
Fin mai 2021. Les députés réunis en commission Développement durable accueillent favorablement la mesure. Mieux, Éric Bothorel (LREM) enfonce le clou avec un amendement demandant au gouvernement un rapport destiné à détailler « notamment l’évolution progressive de [l’]assiette et de son barème depuis sa création ».
Il réclame une analyse de la dynamique de cette perception « ainsi que l’attribution effective de sa recette ». Il souhaite également « une étude des impacts économiques » de cette ponction, et voudrait « des scénarios d’évolution possible de cette rémunération ainsi que des propositions visant à améliorer la transparence et l’efficacité du fonctionnement » de la Commission Copie privée.
Le député a en effet du mal à comprendre comment Copie France parvient à aspirer près de 300 millions d’euros chaque année, alors que nous sommes passés d’une logique de stock à une logique de flux.
Soulèvement, bronca des ayants droit, qui s’arment d’une pétition fédérant plusieurs artistes parfois multi primés, des administrateurs, des directeurs… Tous soulignent combien la redevance copie privée est importante en ces temps de crises sanitaires, et combien l’ogre Back Market serait gorgé de moyens après sa levée de fonds de 276 millions d’euros. Des artistes signent sans savoir que cette place de marché n’est pas redevable de la redevance, contrairement aux reconditionneurs qui passent par elle, Emmaüs, des TPE et des PME.
Étude d’usages expresse
Dans le même temps, profitant de l’empressement du président de la Commission Copie privée, les ayants droit financent en un temps record, un semblant d’étude d’usages pour esquisser les pratiques de copie sur les téléphones et tablettes reconditionnés. Une étude « expresse » basée sur des tendances avec parfois très peu de répondants (140 personnes sur les tablettes).
Ils parviennent à faire adopter le 1er juin un barème taillé contre le reconditionné. Aucune difficulté : depuis 1985, ces sociétés de gestion collective sont chez elles au sein de cette commission, où elles occupent 12 sièges. Les 12 autres sont divisés en deux camps : 6 industriels, et 6 consommateurs. Sauf que 3 des « conso » ne viennent plus depuis des mois, estimant ne pas servir à grand-chose.
Fidèle courroie de transmission, le ministère de la Culture fait publier le tarif au Journal officiel le 6 juin. Un temps là aussi record. Au-delà de 64 Go de stockage, les barèmes vont jusqu’à 8,40 euros pour un téléphone et 9,10 euros pour une tablette reconditionnée. À comparer aux 14 euros pour ces tranches sur le neuf.
L’amendement dit de « compromis » du gouvernement
Dans le même temps, tous les coups sont visiblement permis. Sur Twitter, Éric Bothorel essuie des critiques acides et violentes de la part des principaux lobbyistes du secteur, et des menaces à peine voilées. Même traitement pour Cédric O. Le ministère de la Culture est appelé à la rescousse. Des millions d’euros sont en jeu.
Nous en profitons pour publier, sous forme de thread, un petit manuel de lobbying culturel égrainant chacun de ces leviers.
Ce jeudi 10 juin en séance, le secrétaire d’État au numérique est donc prié de laisser sa place au profit de Roselyne Bachelot pour défendre l’amendement 230 signé de l’exécutif. Aucun risque qu’un atome libre de Bercy ne vienne vanter un scénario non agréé par les ayants droit.
L’amendement est présenté sous le vernis du « compromis », expression maintes fois répétée en séance hier. En réalité, pour qui prend la peine de le lire, l’amendement vient surtout : 1) effacer la barrière de corail édifiée au Sénat 2) rendre possible l’assujettissement des produits reconditionnés et 3) sacraliser juridiquement ce que les ayants droit ont fait adopter cavalièrement le 1er juin dernier.
Pour comprendre ce salmigondis, il faut revenir un instant sur le Code de la propriété intellectuelle. L’article L311-4 prévient en substance que pèse sur les « fabricants » et les « importateurs », l’obligation de payer la redevance aux ayants droit pour chaque produit « mis » sur le marché. Nulle part on ne trouve donc l’expression « reconditionneurs » ou « remis » sur le marché et autres expressions équivalentes.
Ce n’est pas pour rien que l’UFC a décelé une fragilité juridique. Elle a déjà prévu d’attaquer ce barème devant le Conseil d’État. Des reconditionneurs nous ont confirmé vouloir mener une bataille similaire.
L’amendement 230 défendu par Roselyne Bachelot, sous le vernis du « compromis », a donc été taillé, ciselé, préparé pour accueillir dans la loi ce que cette commission administrative a déjà adopté au stade administratif.
Une inversion entre la charrue et les bœufs épinglée en séance par le député Philippe Latombe (MoDem) tentant de sécuriser la définition du bien reconditionné et le traitement différencié des produits réparés, testés, nettoyés, programmés dans la délibération administrative.
Pour arrondir les angles, Christophe Castaner est sorti du bois pour faire adopter un sous-amendement : il épargne de la ponction culturelle, l’économie sociale et solidaire. Une manière astucieuse de raboter les râles d’Emmaüs.
Après le vote, Roselyne Bachelot s’est donc félicitée de l’adoption « par les députés du compromis proposé par le Gouvernement, qui maintient une juste rémunération des créateurs, tout en préservant le développement de l’économie sociale et solidaire ». Mais lu, a contrario, son tweet signifie surtout que les grandes entreprises du reconditionnement comme les PME et même les TPE seront bien appelées à payer.
« Le grand perdant, à l’instant où je vous parle, ce sont les articles reconditionnés et donc tous les opérateurs qui en vivent », a regretté François-Michel Lambert, citant « de petits artisans de quartier, ceux qui travaillent dans des boutiques de 10 mètres carrés et pour qui 200 euros de plus ou de moins à la fin du mois signifient la vie ou la mort de leur activité économique ».
Pressions et menaces sur les députés
Avant le vote en faveur de ce dispositif, Éric Bothorel a tenté de « couper court à certaines contrevérités qui ont été régulièrement répétées sur ce sujet pour éviter un débat de fond légitime ». Il a ainsi rappelé que selon lui, l’article adopté au Sénat ne supprimait pas la redevance copie privée sur le reconditionné, mais « confirme simplement que les terminaux reconditionnés n’y sont pas soumis ».
Il a regretté du coup « la décision de la commission copie privée, qui entend préempter les débats du Parlement en publiant un barème (…) dans un calendrier pour le moins surprenant ».
Il ne s’est pas arrêté en si bon chemin. « La copie privée est une ressource particulièrement dynamique, grâce à un système très performant dont on pourrait résumer la logique de la façon suivante : “pile je gagne, face tu perds”. La recette de la RCP est en effet passée de 36 millions d’euros en 1987 à 273 millions d’euros en 2020, en dépit de la crise sanitaire. Difficile, donc, d’expliquer que l’on viendrait s’en prendre à la culture, face à une croissance aussi forte ».
Selon l’élu LREM, « son extension au reconditionné fera en revanche des victimes du côté de la filière des reconditionneurs (…) tout en réduisant le pouvoir d’achat de consommateurs qui ont pourtant un comportement écologiquement vertueux ». Et celui-ci de dénoncer l’envoi d’« un message totalement contraire à l’objet même de cette proposition de loi ».
Toujours dans ses propos, il a relevé avec justesse que « la copie privée est une compensation des pratiques de copie mises en oeuvre par des particuliers. Or, d’une part, les professionnels ne parviennent que marginalement à s’en faire rembourser en raison d’un mécanisme délibérément sibyllin, et d’autre part, ces pratiques de copies se sont largement évanouies dans une économie de flux et non plus de stocks désormais ».
« Cette situation ne saurait donc justifier d’étendre la copie privée au reconditionné, d’autant plus que les enquêtes d’usages réalisées à la demande de Copie France reposent souvent sur des bases peu représentatives », a-t-il épinglé.
Débats copie privée et appareils reconditionnés (article 14 Bis B) : les députés @ebothorel et @platombe dénoncent les menaces reçues (sur les festivals sans doute), propos malveillants, insultes.
— Frédéric Couchet (@fcouchet) June 11, 2021
Les débats complets https://t.co/Yt5LartGJr pic.twitter.com/l5C5vBUBD8
Sa prose s’est enfin terminée par quelques notes de musiques tranchantes : « Les lobbies des télécoms, des grands acteurs du numérique sont parfois qualifiés de puissants... Et bien j’ai pu mesurer qu’ils sont des enfants de choeur. Jamais je n’ai été menacé par Orange et Google dans le cadre de mes fonctions. »
« Jamais sur aucun autre texte n’ai-je ressenti autant de méchanceté ni entendu autant de propos malveillants, de la part de personnalités qui occupent, pour certaines d’entre elles, les postes de directeurs généraux de sociétés d’ayants droit. Ces personnes se sont montrées insultantes envers les parlementaires, des députés comme des sénateurs, ce qui est inacceptable » a embrayé Philippe Latombe (MoDem) qui s’exprimait à titre individuel.
La liberté d’Éric Bothorel « a été la cible de menaces puisque j’ai cru comprendre qu’il ne pourrait pas accéder à certains festivals si son comportement ne se conformait pas à ce qui est attendu par certains », a commenté le député François-Michel Lambert. « Il faut le dire, ce n’est pas acceptable ; je suis élu depuis bientôt neuf ans et je n’ai jamais entendu une chose pareille ».
Un épisode qui n’est pas sans rappeler celui de la licence globale, voilà plus de 10 ans :
« Je m’associe complètement à la condamnation qui vient d’être faite contre certaines manœuvres et pressions exercées à l’encontre de représentants de la nation », a répondu Roselyne Bachelot. « Elles sont évidemment tout à fait inacceptables. Elles permettent aussi de mesurer la passion soulevée par cette question qui entraîne beaucoup de confusion ». Des menaces oui…mais aussi des passions…
Couac calendaire ?
En attendant, si le groupe LREM peut s’enorgueillir d’avoir sauvegardé l’économie sociale et solidaire, la réalité calendaire est un peu différente.
La proposition de loi va repartir au Sénat où elle devra être inscrite à l’ordre du jour, puis débattue en commission puis en séance. Elle repartira ensuite à l’Assemblée nationale pour suivre le même rythme. Au bout du bout, une commission mixte paritaire pourrait être saisie pour trancher le différend. Bref, ce n’est pas demain que ce texte sera adopté puis publié au Journal officiel. Et encore faudra-t-il qu'il soit inscrit à l'ordre du jour et en fin de tunnel, que le Conseil constitutionnel valide ce traitement de faveur accordé à l’économie solidaire, mais non aux PME et TPE.
Par contre, le 1er juillet prochain, le barème de la redevance adopté le 1er juin en Commission copie privée, entrera bien en application. Et comme il est généraliste, les acteurs de l’économie solidaire seront tous frappés comme n’importe quels géants du reconditionnement, EURL, TPE ou PME.
En attendant, les industries culturelles, la ministre de la Culture et leurs soutiens traditionnels peuvent toujours répéter que la redevance pour copie privée a toujours concerné le neuf et le reconditionné. Ils peuvent présenter l’amendement 230 comme une œuvre de charité sacralisant un taux réduit pour les biens en seconde vie. Et espérer ainsi rhabiller ce que plusieurs députés devinent comme étant un pur cavalier législatif.
Pour Paula Forteza, « avec cette mesure, nous effaçons avec le coude ce que nous avons écrit dans ce texte avec la main. Nous avons débattu aujourd’hui de maintes dispositions destinées à consolider la filière du réemploi, et nous en venons à la menacer au péril de 2 500 emplois français. Je rappelle que cette filière très jeune a besoin de temps pour se consolider ».
Dernière précision : la ministre a n'a pas informé la représentation nationale des travaux en cours au sein de la Commission copie privée. Les sociétés de perception et répartition des droits terminent actuellement les études d’usages sur les PC et disques durs nus.
Une fois ce travail préparatoire achevé, ils pourront faire adopter un nouveau barème pour taper ces derniers îlots. Et comme l’amendement du gouvernement frappe « les supports d’enregistrement d’occasion ou ceux intégrés dans un appareil d’occasion », non les seuls smartphones et tablettes, les mêmes bénéficiaires de ces sommes pourront étendre ensuite la redevance aux PC d’occasion.