« Protéger les données protège-t-il la planète ? », s'interroge le Laboratoire d’innovation numérique de la CNIL (LINC) dans son nouveau et neuvième cahier IP (pour Innovation & Prospective) intitulé « Données, empreinte et libertés ». Le Laboratoire propose des chiffres et revient sur les nombreux paradoxes et controverses de ce vaste sujet.
RGPD, loi informatique et sobriété sont dans un bateau…
Le laboratoire soulève la question : « le règlement général sur la protection des données (RGPD) et la loi Informatique et Libertés posent pour principe la minimisation des données personnelles et une certaine sobriété dans leur utilisation. Dès lors, ces textes pourraient-ils participer de la protection de l’environnement ? »
Le cahier propose d’abord un état des lieux des chiffres, mesures et débats autour de l’empreinte environnementale du numérique à l’aide d’exemples (aménagement du territoire, centres de données, etc.). Il balaie les injonctions parfois moralisantes tendant à déporter les responsabilités sur les seuls utilisateurs, du type « pensez à nettoyer vos cookies et à trier vos déchets ».
Si certaines obligations du RGPD ou recommandations de la CNIL « sont généralement perçues comme augmentant l’empreinte environnementale des traitements de données, notamment le recours à la cryptographie », le LINC estime que « la protection des données impose une forme d’hygiène numérique ». Cette hygiène peut, dans certains cas, « contribuer aux objectifs de modération numérique et énergétique (limitation de la durée de conservation, limitation des finalités, minimisation, proportionnalité, etc.) ».
Le cahier de la CNIL est divisé en plusieurs parties. Nous nous attardons pour le moment sur la première, intitulée « Numérique et environnement : données en balance ».
Monde virtuel, consommation réelle
La CNIL rappelle un point important, parfois passé sous silence : « Le monde virtuel que l’on nous a si longtemps présenté n’a de virtuel que les projections de nos imaginaires. Il est l’affaire d’infrastructures matérielles, de centres de données, de câbles, antennes, logiciels et dispositifs permettant de s’y connecter. Le numérique se nourrit d’électricité, mais également de métaux et terres rares ».
Elle enfonce le clou(d) avec les datacenters : « Leur empreinte est bien plus physique que virtuelle, le nuage a les pieds bien ancrés sur terre ». Elle rappelle au passage une citation de la Free Software Foundation Europe : « Il n’y a pas de nuage, seulement les ordinateurs d’autres personnes ». Citation à double sens puisqu’elle précise aussi que mettre ses données dans un nuage, c’est les stocker sur l’ordinateur d’une tierce personne.
Autre information intéressante : « un certain retard d’innovation » dans la manière dont les datacenters conçus depuis une vingtaine d’années. « Si Amazon, Microsoft et Google opèrent à eux seuls plus de 50 % des plus gros centres de données dans le monde, ils ne les construisent le plus souvent pas eux-mêmes, mais louent des capacités d’espaces auprès d’opérateurs spécialisés ».
En France, certains tirent leur épingle du jeu, comme OVHcloud et Scaleway. Ils misent sur le « free cooling, quand l’air extérieur est froid, et le refroidissement adiabatique, lorsque la température extérieure augmente », sans climatisation donc.
« Une source de débats enflammés »
Chaque brique de cet environnement à sa propre empreinte environnementale et le calcul du total reste, encore aujourd’hui, « une source de débats enflammés » ; aussi bien sur le ratio coûts/bénéfices que sur les chiffres eux-mêmes. On se souvient par exemple du coût énergétique d’un email qui peut varier sur une large échelle en fonction des personnes.
À ce sujet, le cahier à la bonne idée de remettre l’église au centre du village : « La comparaison kilométrique de la distance parcourue par un email est très souvent utilisée pour inciter les personnes à ne plus envoyer de messages qu’il faudrait considérer comme inutiles, tout comme l’envoi de pièces jointes qui serait à bannir, et le nettoyage des boîtes mail à promouvoir. Pourtant, la suppression des emails n’a que très peu d’impact : 85 % des emails qui circulent dans le monde sont des spams, pour un volume quotidien moyen de 122,33 milliards de messages ».
On imagine bien que sur la mesure de l’empreinte du numérique à un instant T est déjà compliquée et source de divergence, alors « réaliser des projections d’empreinte s’avère encore plus ardu ». C’est pourtant important pour définir des lignes de conduite.
L’Ademe et l’Arcep planchent sur la question de l’empreinte du numérique et ont déjà publié plusieurs rapports. Tous les vecteurs convergent vers une même certitude : les terminaux (écrans, téléviseurs, smartphones, box, consoles de jeu, etc.) sont la principale source d’impact environnemental du numérique.
- Empreinte du numérique : les prévisions (inquiétantes) de l’ADEME et l’Arcep aux horizons 2030 et 2050
- Le deuxième rapport de l'Arcep sur le numérique soutenable pointe plusieurs progressions
- Empreinte environnementale du numérique : entre certitudes, inconnues et recommandations
De manière générale, le cahier explique que « l’impact réel du numérique sur l’environnement fait l’objet de débats nourris, notamment entre, d’un côté du spectre, ceux qui voient dans la numérisation le moyen et la solution pour optimiser et diminuer nos consommations en ressources et en énergie, et de l’autre, ceux qui considèrent le numérique comme un fardeau pour la planète ».
Si donner des moyens de comparaison et utiliser des métaphores est monnaie courante, cela « tend à réduire et parfois simplifier les débats, sans nécessairement en améliorer la qualité », note le cahier. On peut aussi citer la loi de Brandolini (ou principe d'asymétrie des baratins) selon laquelle « la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des sottises […] est supérieure d'un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire ». Cela va de la simple déclaration orale à des rapports écrits.
On trouve quelques chiffres intéressants permettant d’estimer le poids du cloud, du moins d’une toute petite partie déposée par les utilisateurs eux-mêmes. Google Photos est cité en exemple. De combien de photos dispose le service qui a « donné l’illusion du stockage infini aux utilisateurs » ? La bagatelle de 4 000 milliards en 2020, avec « 28 milliards de nouvelles images mises en ligne chaque semaine », soit près de 1 500 milliards de plus chaque année.
Matériaux critiques et retour de l’exploitation minière en France
Le cahier du LINC revient sur un sujet de plus en plus brulant ces derniers temps : les matériaux critiques. Comme nous l’avons récemment rappelé, ils sont indispensables à la construction de très nombreux produits et puces électroniques. Des pays d’Asie et d’Afrique occupent une place très importante, tandis que « l’Europe n’y contribue que faiblement ». Une dépendance d’autant plus inquiétante que le Vieux continent se retrouve pris en tenaille par les États-Unis et la Chine qui se livrent une guerre froide sur les semi-conducteurs.
C’est aussi l’occasion pour le laboratoire de rappeler que « la France, qui avait rompu avec l’exploitation minière, ouvre de nouveaux sites ». Signalons que, au début de l’année en Suède, « un très important gisement d’oxyde de terres rares » – plus d’un million de tonnes – a été découvert. On n’est pas sauvé pour autant, loin de là : « La mise en production demanderait dix à quinze ans pour se mettre en route, mais suscite déjà des débats, entre perspectives de développement économique bienvenues et inquiétudes des populations locales, qui seront directement touchées par les effets négatifs de ces mines ».
Les paradoxes sur l’utilisation des ressources et des données
Le rapport revient sur un paradoxe du monde moderne et de ses enjeux :
« Du point de vue de la protection des données, des architectures décentralisées et le calcul sur des serveurs locaux, voire directement sur les périphériques (edge computing) est à encourager. Pourtant, les plus gros centres de données sont souvent mieux optimisés énergétiquement que les petites infrastructures.
Paradoxalement, il pourrait être ainsi plus vertueux d’un point de vue environnemental de concentrer le stockage et le traitement de données plutôt que de promouvoir des architectures décentralisées, même si ces dernières sont préférables pour la protection des données personnelles ».
Pour autant, tout n’est pas rose dans les gros datacenters. En juillet 2022 au Royaume-Uni, Google Cloud a par exemple signalé « qu’il avait dû couper certains de ses services le temps de résoudre une "panne liée au refroidissement" ». Au même moment et au même endroit, Oracle devait fermer certains de ses services pour « empêcher les pannes matérielles incontrôlées ». De son côté, un datacenter d’Amazon Web Service tombait en panne suite à un « événement thermique ».
Le rapport revient aussi sur les consommations en eau bien supérieures à celles prévues. Aux Pays-Bas, 550 millions de litres d’eau par an pour les datacenters en collocation, à rapporter au 112 milliards de litres pour la consommation de la population. À Hong Kong, Microsoft avait annoncé consommer 12 à 20 millions de litres, alors qu’elle aurait utilisé 84 millions de litres sur un an.
Autre paradoxe : « Une équipe de chercheurs de l’université de Lancaster menée par Charlotte Freitag a tenté d’harmoniser les données, et estime ainsi la fourchette de l’empreinte carbone du secteur numérique en 2020 entre 2,1 et 3,9 % des émissions globales. La capacité à produire des chiffres précis bute cependant sur l’absence ou la faible disponibilité de données, dans un secteur qui pourtant est axé sur les données ».