Le web fête ses 30 ans. Trois décennies d’une évolution que personne n’avait prévue, et surtout pas ses inventeurs. L’un d’eux, Tim Berners-Lee s’est d’ailleurs exprimé à cette occasion. Retour sur une ressource devenue presque aussi vitale que l’eau et l’électricité, et sur les dangers qui la guette.
« Web » est simplement la forme abrégée de « World Wide Web », dont l’appellation renvoie à sa dimension de toile à l’échelle mondiale. Cette toile est pour beaucoup l’aspect le plus visible d’Internet, avec lequel il est souvent confondu. Il ne s’agit pourtant que de l’une de ses possibilités, qui vont de services comme Twitter ou Netflix aux emails, en passant par les réseaux P2P.
L’histoire est connue. Le web a essentiellement été créé par Tim Berners-Lee, alors ingénieur informatique au CERN (aujourd’hui « Organisation européenne pour la recherche nucléaire »), près de Genève. C’est lui qui a lancé, en 1989, l’idée de ressources reliées par un système hypertexte pour passer d’une page à une autre.
Robert Cailliau, lui aussi ingénieur, se joint alors à l’aventure. Il aide Berners-Lee à matérialiser sa vision et, quelques années plus tard, à verser l’ensemble des travaux dans le domaine public. Le processus est finalisé en 1993, permettant dans les années qui suivront l’éclosion puis l’explosion des sites web.
Pendant des années cependant, le web était loin de ressembler à ce que l’on connait aujourd’hui. Il s’agissait essentiellement de pages de texte, parfois avec des images, le tout (parfois mal) assemblé à la main et mis en ligne via FTP. On était alors loin des langages dynamiques et des solutions de déploiement actuelles.
En France, la situation était encore plus complexe car le Minitel, qui avait propulsé l’Hexagone dans les services télématiques, devenait parallèlement un frein. Surtout, le Minitel était capable de rendre des services, par exemple de s’inscrire dans un organisme quelconque.
Le web, à ses débuts, était essentiellement statique, comme une collection toujours plus immense de renseignements. L’action de s’inscrire à un service est aujourd’hui triviale, mais ne l’était clairement pas en 1995. Année symbolique d'ailleurs, puisque Windows 95, pourtant flambant neuf, était livré sans navigateur.

Pas de web sans navigateur
Le web étant une ressource, encore fallait-il « quelque chose » pour l’exploiter. L’invention changea rapidement de visage avec l’apparition de Mosaic, créé au NCSA (National Center for Supercomputing Applications) en 1993 par Eric Bina et Marc Andreessen. D'autres navigateurs existaient avant lui, mais il a été le premier à avoir un impact significatif. Avec lui, l’association contenant/contenu se met en place. Elle ne quittera plus les usages.
Le navigateur reste de loin le principal outil de consultation du web et fait l’objet d’une guerre acharnée. Tant et si bien que la moindre innovation dans le domaine est rapidement copiée par les différents protagonistes. Si la guerre a initialement été lancée par Microsoft – qui avait échoué avec son MSN, concurrent du web, mais s’en prenait désormais à Netscape et son succès rapide – elle semble aujourd’hui largement remportée par Google et son Chrome (nous y reviendrons). Un combat dont les finalités sont évidentes : un navigateur est l’interface d’accès aux informations.
Tous ou presque aujourd’hui disposent d’un tronc commun comprenant des onglets, la fonction d’impression, des marque-pages, un service de synchronisation des données via un compte fourni par l’éditeur ou encore des contrôles communs comme le clic molette pour ouvrir un lien dans un nouvel onglet.
Selon les produits cependant, des spécificités apparaissent. Bien que le moteur Blink de Google, « fork » de WebKit (Apple), soit à ce jour le moteur le plus utilisé, il n’est pas le seul, même si Mozilla reste l'un des rares debout face à l’adversaire. Microsoft a en effet annoncé il y a quelques mois l’abandon de son moteur EdgeHTML au profit de Chromium, allongeant de fait la liste des navigateurs basés sur Blink.
Pour se démarquer, d’autres ont choisi des approches moins consensuelles. On peut citer Opera qui aime proposer des fonctions capables de lui attirer rapidement des utilisateurs, en premier lieu son bloqueur de publicités intégré. Vivaldi a pris dès le départ le parti de s’adresser aux utilisateurs « avancés » via un tsunami de fonctions, poussant très loin la personnalisation. Mais n’en déplaisent aux heureux de cette concurrence, tous deux sont également basés sur Chromium.
Aujourd’hui bien sûr, le web est considéré comme acquis, ses mécanismes connus, la recherche apprivoisée. L’influence de ce que l’on appelle les géants du numérique y est pour beaucoup. Bon gré mal gré, Microsoft, Apple, Google et les autres ont joué un rôle très actif dans la popularisation de cette mine infinie d’informations, mais jamais en toute neutralité.
Ce qui inquiète particulièrement Tim Berners-Lee, qui a profité de l’anniversaire imminent pour lancer hier un cri d’alerte, saupoudré d’une note d’espoir.
NCSA Mosaic sous Windows 3.1
Un sombre bilan, un besoin de se battre
La situation dépeinte par Berners-Lee dans sa lettre ouverte a de quoi décourager. Il évoque un Internet (et donc plus seulement le web) où des personnes sont très souvent harcelées, où les discours de haine circulent librement, où les attaques soutenues par les États peuvent faire des ravages, où le modèle publicitaire propulse les titres les plus provocateurs et où les fake news nécessitent désormais une vigilance de tous les instants.
Pas question pour Berners-Lee de baisser les bras cependant, même si les fronts de lutte sont nombreux. En premier lieu, l’accès proprement dit au web : « Avec chaque nouvelle fonction, chaque nouveau site, le fossé augmente entre ceux en ligne et ceux qui ne le sont pas, rendant impératif de rendre le web disponible pour tous ».
En outre, « au vu de l’évolution du web sur les 30 dernières années, il serait défaitiste […] de supposer que le web tel que nous le connaissons ne peut pas changer pour le meilleur au cours des 30 prochaines ». Il ajoute : « Si nous abandonnons maintenant l’idée d’un meilleur web, ce n’est pas le web qui aura échoué, c’est nous ».
Il ne veut pas réduire non plus les problèmes à des résumés simplistes : « Vous ne pouvez pas juste blâmer un gouvernement, un réseau social ou l’esprit humain ». Le danger serait selon lui de courir après des chimères plutôt qu’après « leurs racines ». Pour améliorer l’ensemble, il recommande de se focaliser sur le cadre global, via des lois et des règles, de la même manière que l’humanité s’est « élevée » pour parvenir à la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Toute la question est finalement de savoir si l’accès au web est « reconnu comme un droit de l’homme et bâti pour le bien public ». Berners-Lee rappelle que c’est justement la mission de la Web Foundation, qui « travaille avec des gouvernements, sociétés et citoyens pour bâtir un nouveau Contrat pour le Web ».
Et chacun a sa mission. Les gouvernements « doivent traduire les lois et régulations pour l’ère numérique », s’assurer « que les marchés restent compétitifs, innovants et ouverts ». Outre leur « responsabilité de protéger les droits et libertés des personnes en ligne », le web ouvert a « besoin de champions au sein du gouvernement, des fonctionnaires et élus qui agiront quand les intérêts du secteur privé menaceront le bien public ». Un discours qui rejoint ici les points soulignés par la sénatrice américaine Elizabeth Warren, qui fait actuellement campagne pour les prochaines élections présidentielles.
Et le secteur privé justement ? les entreprises doivent « s’assurer que leur poursuite du profit à court-terme ne se fait pas au détriment des droits humains, de la démocratie, des faits scientifiques et de la sécurité publique ». Le « respect de la vie privée, la diversité et la sécurité » devraient ainsi toujours leur rester en tête. Il cite le cas d’employés s’étant dressés contre les pratiques de leurs propres entreprises, sans doute au référence à Google et Microsoft, dont les contrats avec l’armée américaine ont provoqué des remous.
Mais la part la plus importante selon lui reste entre les mains des citoyens : « [ils] doivent tenir les entreprises et gouvernements pour responsables des engagements qu’ils prennent ». Personne n’est épargné : « Si nous n’élisons pas des politiciens qui défendent un web ouvert et libre, si nous ne faisons pas notre part pour promouvoir des conversations en ligne saines et constructives, si nous continuons à donner notre consentement sans demander que nos droits sur les données soient respectés, nous nous détournons de notre responsabilité de placer ces problèmes dans le programme prioritaire de nos gouvernements ». Un rappel des habitudes de consommation, sur lesquelles nous reviendrons.
Finalement, il veut éviter à tout prix une série de « solutions rapides » au profit « d’un processus qui signale un changement dans la manière dont nous appréhendons notre relation à notre communauté en ligne ». Il souhaite une série de grands principes directeurs pour permettre au web – qu’il considère être en phase d’adolescence – de devenir plus mature.
La facilité, grande ennemie du web tel qu’imaginé par Berners-Lee
À ces grands principes s’oppose une pesante inertie des habitudes. Les mêmes entreprises qui ont démocratisé le web et plus globalement Internet sont aujourd’hui tenancières d’hôtels pour les données, dont la facilité d’utilisation déconcertante est certes le résultat d’un fascinant travail sur l’expérience utilisateur, mais vectrice de nombreux maux.
On connaît bien sûr la problématique des grandes plateformes, dont les GAFAM ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Leur pouvoir devient tel que la classe politique se penche dessus, tantôt pour les taxer, tantôt pour les démanteler.
Ces plateformes ont joué un rôle immense dans l’accès à l’information. Le cas de Google est emblématique : un moteur capable de chercher le chemin le plus court vers l’information recherchée. Un outil fabuleux, qui a rendu de grands services. Mais son rôle a profondément changé, passant de détective à outil de référencement, celui sans lequel on ne peut espérer devenir visible. Pour bien des sociétés, il faut être (bien) vu de Google pour exister.
Le problème peut être généralisé à l’ensemble des grandes entreprises ayant pignon sur rue. Autant de silos de données jalousement gardées pour alimenter une kyrielle d’algorithmes décortiquant les moindres aspects de la vie privée, afin que la publicité soit toujours plus ciblée. Et si Google est encore une fois en ligne de mire, aucun acteur ne pose aujourd’hui plus de questions que Facebook et ses plus de deux milliards d’utilisateurs.
Aujourd’hui, une société privée capable de relier plus du quart de la population mondiale, selon ses propres critères, avec un pouvoir de censure aux règles obscures, reposant sur une colossale machinerie à la finalité unique : la publicité. La situation n’est pas nouvelle, mais le nombre d’inscrits continue de grimper, en dépit des scandales qui s’accumulent, particulièrement depuis deux ans.
La facilité de converser avec un contact, de stocker ses informations en ligne, de pouvoir les retrouver partout, de chercher une information à tout heure du jour ou de la nuit. Une longue suite de facilités qui ne doit rien au hasard, les grandes plateformes ayant apporté des solutions attrayantes dont l’ubiquité permet de résoudre des problèmes bien modernes, dont le plus important : gagner du temps.
Le coût de cette facilité ? L’inertie. Les thématiques abordées par Tim Berners-Lee sont chères au cœur de nombreux internautes, mais la plupart ignore tout simplement leur existence. Pour beaucoup, se débrouiller seul avec « l’outil informatique » est une fierté, car il a fallu se forger des habitudes pour exploiter cette ressource correctement.
Que ce soit pour changer les habitudes, contraindre les entreprises ou responsabiliser les gouvernements, la Web Foundation a du pain sur la planche.
Diversité : le monde des navigateurs en danger
La « diversité » est l’une des notions clés abordées par l’inventeur du web. Bien qu’il n’en parle pas spécifiquement dans sa lettre ouverte, les navigateurs sont pourtant aux premières loges. Car depuis l’annonce de Microsoft sur l’abandon de son propre moteur, la toile se trouve dans une situation inédite.
Google jouit aujourd’hui d’une position de force sans équivalent dans l’accès à l’information. L’entreprise ne s’occupe jamais du contenu, uniquement des contenants et des aiguillages. Et l’éditeur est partout, du moteur de recherche au navigateur, en passant par les services qui permettent de trier, stocker et partager cette multitude de contenus.
Ce qu’est en passe de contrôler aujourd’hui Google est bien l’accès à la plupart des informations. Là encore l’inertie tourne à plein régime. Quand Chrome a débarqué, il proposait des performances supérieures et une interface simple d’accès. L’engouement et une vigoureuse politique de promotion ont fait le reste.
Face à ce rouleau-compresseur, certains ont commencé à abandonner. On se souvient bien sûr d’Opera, jetant son moteur Presto à la poubelle pour se rebâtir entièrement sur Chromium, la base open source de Chrome. Vivaldi, taillé pour des besoins supérieurs, est lui aussi basé sur Chromium. Plus récemment, Brave a fait de même. Son orientation vers la vie privée n’y change rien, sa base provient d’un développement de Google.
Le choix de Microsoft émet donc un signal de danger. Le même que pour Webkit à une époque – pas si lointaine – quand les développeurs craignaient que le moteur, pourtant lui aussi open source, ne devienne une référence plus forte que le W3C, lui aussi fondé (et dirigé) par Berners-Lee.
On assiste bien à un appauvrissement dans le monde des navigateurs, une bonne partie d’entre eux se servant désormais de Chromium et de son moteur de rendu Blink. Le projet est open source et son fonctionnement connu, et la situation diffère en cela du cas Internet Explorer. Mais il reste sous la coupe de Google et réactive le risque d’un moteur unique dont le respect des règles finira par être plus important que celui des recommandations du W3C.
Certains se réjouiront de cette uniformité, qui ne manquera pas de simplifier le travail d’une partie des développeurs web. Une panacée : plus besoin de tester son code pour d’autres navigateurs. D’autres au contraire militeront pour la diversité promue par Tim Berners-Lee, la concurrence pouvant seule garantir que toutes les cartes ne se retrouvent pas dans les mêmes mains. Dans ce contexte, l’année 2019 se profile comme cruciale pour Mozilla, dont Firefox est le dernier « gros » navigateur devant la vague Chromium.