11 ans après le cri primal de la fameuse riposte graduée, la Hadopi dresse le bilan de sa machine à adresser des avertissements. Ces mails et lettres adressés aux abonnés dont les adresses IP ont été repérées en plein échange illicite sur les réseaux de pair-à-pair.
C’est en octobre 2010 que les premiers mails d’avertissements furent adressés par la Haute autorité de protection des droits sur Internet. Deux ans plus tard, nous interviewions le premier abonné condamné.
Un sanguinaire Kim DotCom français ? Pas exactement. Un charpentier condamné par le tribunal de Belfort, à qui la Hadopi avait adressé un avertissement alors qu’il était en pleine séparation. Au tableau de chasse, deux musiques de Rihanna téléchargées par son ex-conjointe sur la box commune. L'exception culturelle fut sauvée.
De ces 13 millions d’avertissements, la Hadopi a transmis très exactement 6 994 dossiers aux Parquets, soit à autant d’abonnés qui n’ont su, voulu ou pu sécuriser leur box pour éviter les mises à disposition illicites sur les réseaux de pair-à-pair.
517 réponses pénales depuis 2011
Évidemment, la justice parvient péniblement à suivre le rythme. Il y a eu 66 jugements connus en 2017, 79 en 2018, 128 en 2019, 105 en 2020 et 66 au premier semestre 2021.
En tout, depuis 2011, 517 « jugements » ont été rendus, sachant que derrière l’expression, la Hadopi range toutes les réponses pénales, donc à la fois les jugements des tribunaux de police et des tribunaux correctionnels, mais aussi les ordonnances pénales et les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC).
En 2021, le montant moyen des peines d’amende prononcées est de 290 euros. C'est un peu plus que les 270 euros constaté en moyenne en 2020. Au passage, pour la première fois, une décision a condamné un abonné au montant plafond, soit les 1 500 euros de contravention programmés par le législateur.
La Hadopi juge l'efficacité de ses avertissements
13 millions d’avertissements pour 517 réponses pénales, sans oublier les 1 739 mesures alternatives et 418 compositions pénales...Présenté ainsi, difficile de ne pas flairer un parfum d'homéopathie dans le système de la réponse graduée.
La réponse graduée « a fait ses preuves » soutient malgré tout la Hadopi, lorsqu’elle endosse la casquette de juge de la Hadopi. Pour dresser ce bilan, elle prend en compte le nombre de personnes ayant quitté ses radars :
« La phase pédagogique, résultant de l’envoi d’une première puis d’une seconde recommandation qui rappellent aux titulaires d’abonnements les sanctions encourues en cas de réitération de comportements illicites constatés, se révèle très efficace : à chaque étape de la procédure, près de 75 % des abonnés destinataires de l’une ou l’autre recommandation, ne réitèrent plus, respectivement, durant les six et douze mois qui suivent ».
Ainsi, « plus des deux tiers (70 %) des internautes ayant reçu une recommandation disent avoir diminué leur consommation illicite de biens culturels dématérialisés et plus de la moitié d’entre eux (55 %) déclarent s’être tournés vers les offres légales, suite à l’envoi de cette recommandation », ajoute le document.
Toujours selon son rapport, « les efforts de l’Hadopi pour mettre fin aux pratiques illicites de pair-à-pair sont importants et peuvent être regardés à la lumière de ce chiffre : en près de dix années, entre 2009 et 2020, ces pratiques ont baissé de plus de 60 % ».
En 2009, il y avait plus de 8,3 millions d’internautes qui utilisaient le P2P pour partager illégalement des œuvres. Aujourd’hui, « près de 3 millions d’internautes » y auraient encore recours.
Dresser un lien de cause à effet est toujours un exercice d’équilibriste, cette désaffection pouvant être expliquée par la peur du gendarme, mais aussi et peut être surtout par l’essor de l’offre légale (ou non) en streaming et plus globalement par l’évolution des modes de consommations.
Des dizaines de millions de constats adressés par les ayants droit
Ces 13 millions sont aussi à comparer à la masse des PV de constats de faits de contrefaçons par les ayants droit, ceux-là mêmes qui en amont, ratissent les réseaux P2P pour détecter des mises à disposition des œuvres de leur catalogue.
Rien qu’en 2019, 9 millions de ces constats ont été adressés par les industries culturelles à la Commission de protection des droits de la Hadopi.
Les raisons expliquant ces lourdes pertes dans la tuyauterie sont multiples. Si les organismes de défense ratissent large, la Hadopi se retrouve confrontée notamment aux IP nattées, ces adresses partagées entre plusieurs abonnés rendant impossible l’identification d’une personne, sans oublier les erreurs, mais aussi les doublons.
Dans son rapport publié ce jour, la Hadopi publie en tout cas des témoignages d’abonnés avertis. Celui d’une femme, âgée d’une trentaine d’années : « Ça m’a fait drôle ! Genre ‘Oh purée je suis une vraie criminelle’ ». Et cet autre témoignage, d’un homme du même âge : « quand on reçoit un message d’alerte, ça fait un coup de flip, on a l’impression qu’on nous a retrouvés ».
Vers un retour du P2P ?
Aujourd’hui, la haute autorité relève que le streaming illicite « a vu son audience mensuelle augmenter fortement puis se stabiliser pour atteindre 8,3 millions d’individus, soit près du triple d’utilisateurs par rapport au pair-à-pair ».
Le téléchargement direct concernerait 5,6 millions de personnes chaque mois. « Au global, streaming et téléchargement direct correspondent aujourd’hui aux protocoles les plus employés pour accéder à des sites illicites, par respectivement 67 % et 45 % des consommateurs illicites ».
Hadopi qui fête aujourd’hui à Paris la fin de l’institution verra bientôt ses compétences noyées entre les mains du CSA, devenu pour l’occasion Arcom. Cette Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique prendra officiellement naissance le 1er janvier 2022.
À la clef, de nouveaux outils pour lutter contre ces nouvelles formes de piratage. Néanmoins, attention à l’effet boomerang.
« Rendu plus efficace, car plus rapidement étendu aux sites miroirs, le blocage des sites illicites pourrait accroître les phénomènes de report vers d’autres modes de consommation illicite échappant à ces mesures de blocage, dont, principalement, le pair à pair », note la Hadopi qui se félicite du maintien de la riposte graduée dans ce nouvel écosystème.
Alain, le charpentier, devra donc continuer à sécuriser son accès pour éviter tout échange d'œuvre de Rihanna.
Une carte postale de 12 années d'évolution
Le rapport de la Hadopi est aussi la carte postale un peu jaunie de plus de 12 années d’évolution, avec un budget public dépassant désormais les 90 millions d'euros.
En 2009, poussée par les industries culturelles, la Rue de Valois espérait instituer une autorité administrative capable d’ordonner un mois de suspension de l’accès à Internet d’un abonné. « Oooh écoutez, une suspension d’un mois, ça doit correspondre dans un Triple Play à quelque chose comme 7 euros par mois. Donc ce n’est pas extraordinaire de devoir être privé de cette petite somme compte tenu des conséquences du téléchargement » réagissait Christine Albanel, ministre de la Culture.
Elle rêvait alors d’une autorité capable d’adresser 10 000 emails d’avertissements et 3 000 lettres recommandées et même de prendre jusqu’à 1 000 décisions de suspension…chaque jour. Le 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel censura cette course folle pour atteinte à plusieurs articles de la Déclaration des droits de l’Homme.
Autres temps, autres mœurs. Le 10 novembre 2021, plusieurs députés ont déposé une proposition de loi pour garantir un droit constitutionnel à Internet : « La loi garantit l’accès libre, égal et universel à des réseaux numériques ouverts, et la formation des citoyens à leur utilisation. »