Souveraineté numérique : « on a tout d'un pays colonisé »

Cédric O rhabillé pour l’hiver qui approche
Internet 13 min
Souveraineté numérique : « on a tout d'un pays colonisé »
Crédits : Sébastien Gavois

La semaine dernière, l’association NAOS (Nouvelle-Aquitaine Open Source) organisait à La Rochelle la deuxième édition de son B.Boost, un salon sur le logiciel libre et l’open source. Une des premières conférences avait pour thème la souveraineté numérique et la résilience. Nous étions sur place, voici notre compte rendu.

En mai dernier, Bruno Le Maire (ministre de l’Économie), Amélie de Montchalin (ministre de la Transformation) et Cédric O (secrétaire d'État chargé de la Transition numérique) tenaient une conférence afin de présenter la nouvelle stratégie cloud du gouvernement. L’objectif est évidemment de ne pas reproduire les ratés du cloud souverain.

Changement de nom et de paradigme, voici le cloud de confiance. Il s’agit en fait pour des acteurs français d’utiliser sous licence les « meilleurs » logiciels américains. Suite à cette annonce, Capgemini et Orange se sont associés à Microsoft pour lancer Bleu, tandis que Google est partenaire d’OVHcloud et de Thales.

Lors du salon B.Boost, Jean-Paul Smets (fondateur Nexedi et co-fondateur d’Euclidia) et Stéfane Fermigier (fondateur d’Abilian et co-président du CNLL) intervenaient dans une table ronde animée par François Pellegrini (vice-président de la CNIL et co-président de NAOS, présent exclusivement en tant qu’universitaire).

Les politiques français doivent encore avoir les oreilles qui sifflent suite à leur intervention. Notez que ce sujet est au cœur de notre troisième magazine, actuellement en phase de financement et de précommande.

En Europe, on a « toutes les technologies » pour le cloud

Dès le début de la conférence, Jean Paul Smets a tenu à rappeler un point : « Une chose importante dont il faut se souvenir : toutes les technologies existent en Europe, absolument toutes. C'est très important de le savoir car souvent on entend le contraire ». Il ajoute même que, souvent, « c'est en Europe que les choses ont été inventées ».

Il cite par exemple Burgess à qui on doit l’« invention du cloud » en 1991, Kamp pour les containers en 1999, Duncan pour le PaaS (Platform as a service), etc. Il met en face des citations de politiques et autres DSI vantant les services américains. Maintenant que l’ambiance générale est posée, passons aux détails.

B.Boost 2021

Une définition tout de même avant d’embrayer : « Un industriel du cloud est à l’opérateur de cloud ce que l’équipementier de télécom [Nokia, Ericsson, Huawei…] est à l’opérateur de télécom ».

À l’instar de ce qui se passe dans la téléphonie mobile, les équipementiers du cloud sont bien moins connus que les opérateurs du cloud que sont Amazon, Google, Microsoft… Pourtant, Smets n’en démord pas : « en Europe, on a des industriels du cloud qui ont toutes les technologies ». Il cite Clever Cloud qui est à la fois un industriel et un fournisseur « qui développe de nombreux logiciels en Rust pour fabriquer un service de PaaS », Scaleway avec la même ambivalence et Signal18 avec une solution pour « faire un service de bases de données résilient et en haute disponibilité ». « On pourrait continuer comme ça, on en a plus de 100 », ajoute-t-il.

Pour le fondateur et PDG de Nexedi, « on n’a besoin en réalité en Europe de personne pour créer un cloud public ou un cloud gouvernemental, il suffit d’aller se fournir chez les bonnes personnes […] Tout existe et c’est facile à assembler pour créer un cloud ». Il en profite pour ajouter une condition sous forme de tacle : « ne pas utiliser OpenStack ou Kubernetes, c’est la chose la plus importante à savoir ».

Cinéma vs cloud : deux approches politiques différentes

Il se lance dans une comparaison, visant les déclarations et les positions de certains responsables français :

« Le cinéma c’est une invention française […] En France, on a des aides d'état pour l’industrie du cinéma depuis longtemps et des ministres qui se félicitent du fait que la France est le deuxième exportateur mondial de films […] Le cinéma c'est une affaire qui marche et personne ne peut se présenter à une élection présidentielle sans le soutien de cette industrie.

Plus exactement, [un politique ou un fonctionnaire] qui dirait que les films américains sont les meilleurs, qu’on est en retard, qu’il vaut mieux commencer par distribuer les films américains le temps d’apprendre à faire des films nous-même et d’avoir de bons acteurs, […] aurait beaucoup de mal à poursuivre sa carrière ».

Pour les intervenants, c’est pourtant ce qui se passe avec le cloud en France (et en Europe). 

Effets « délétères » des politiques et de l’ANSSI

La distribution de baffes commence avec François Fillon et le projet Andromède (ancien nom du cloud souverain) en 2009 : « Gandi, qui avait un cloud, se plaint que Thales vient lui débaucher ses ingénieurs. Ce qu’avait voulu faire Thales, plutôt que d’utiliser le cloud de Gandi – qui à l’époque était pas mal déjà – c’était prendre un produit américain qui ne marchait pas et qui était à peine sorti des limbes : OpenStack ».

Résultat des courses, « il y a eu entre 100 et 200 millions d’euros de dépensés pour aboutir à rien, avec à la fin Orange qui va acheter à Huawei une version redéveloppée à partir de zéro d’OpenStack ». Bref, Andromède « c’est le gouvernement français qui met de l’argent chez Orange, Thales, Bull et SFR pour favoriser, avec de l’argent public, les concurrents américains puis chinois des industriels européens du cloud qui avait des solutions déjà déployées ».

Stéphane Fermigier enchaine sur le cas de Cédric O : « Le dossier du logiciel libre, on a compris que […] ce n’est vraiment pas quelque chose qui l'intéressait ». « Les licornes et les levées de fonds y’a que ça qui l’intéresse [ce qui ne l’empêche pas de se prendre les pieds dans le tapis, ndlr], et il n’a pas du tout fait l'effort de comprendre les enjeux économiques et les valeurs du logiciel libre ». Fermigier en profite aussi pour rebondir sur l’annonce du Premier ministre de la mission logiciel libre : « Annoncé par deux fois déjà, mais toujours pas officiellement créée ». 

Cédric O est aussi rhabillé pour l’hiver par Jean Paul Smets : « On n’a jamais eu un secrétaire d’État qui a aussi peu soutenu le libre […] On a un très gros problème de refus de reconnaissance de nos talents ». Nous avons contacté le cabinet du secrétaire d‘État afin d’avoir sa position sur le sujet, sans réponse pour le moment.

Il revient au passage sur les déclarations de Guillaume Poupard en 2018 : « le patron de l‘ANSSI, et c’est quelque chose de très important pour comprendre l’effet délétère de l’ANSSI sur l’écosystème européen des PME du logiciel, dit devant les députés : "en toute objectivité, le développement logiciel n’est pas le point fort de la France et ne l’a jamais été" ». Stéphane Fermigier est « un petit moins sévère » avec le patron de l’ANSSI, même si cette déclaration ne passe pas : « Effectivement, il a dit une grosse connerie, mais il a quand même dit du bien du libre à plusieurs reprises lors d’auditions parlementaires ».

SecNumCloud impossible pour une PME ?

Sur sa lancée, Smets évoque une déclaration plus récente de Poupard qu’il a du mal à avaler : « oui, il est impossible pour une start-up française ou une PME d’espérer avoir [la certification] SecNumCloud ».

Alors que François Pellegrini rappelle que des sociétés sont déjà certifiées en France, Jean Paul Smets persiste et signe : ce ne sont pas des PME et elles utilisent « des technologies non européennes ». Les trois disposant actuellement du précieux sésame sont 3DS Outscale, Oodrive et OVHcloud.

Pour Smets, cette déclaration du patron de l’ANSSI serait un aveu du fait que l’Agence « assume mettre en place des qualifications qui barrent l'accès au marché public pour les PME industrielles du cloud européen ».

Enfin, dernière déclaration en date qui ne passe pas : celle du cloud de confiance de Bruno Le Maire. « Notre ministre de l’Économie explique que les Américains sont les meilleurs ». Il revient sur sa comparaison avec le septième art : le monde du cloud est donc « très différent de l'industrie du cinéma : imaginez le ministre qui dit que Hollywood y'a rien de mieux… »

Nous sommes un pays « colonisé »

Il se demande alors pourquoi on en est là et apporte sa réponse : « On a tout d'un pays colonisé […] On reconnait [cette situation] quand l’élite d'un pays n'arrive plus à reconnaitre les talents de son pays […] La première bataille c’est de faire en sorte que notre élite reconnaisse notre talent ».

Stéphane Fermigier abonde : « ce qui va manquer, c'est un engagement politique ». Pour Smets, « le Cloud de confiance, c’est avoir chez Google et Microsoft les contrats qu'on voudrait avoir ». Il affirme que ce terme (confiance) serait « poussé par le Cigref pour continuer à utiliser du cloud américain […] C'est le mot qui permet de continuer comme avant. On assiste à la victoire du Cigref et des DSI qui ne veulent pas utiliser de technologie européenne ».

« Je suis complètement d'accord sur cette réponse », ajoute simplement Stéphane Fermigier. Lors d’une autre conférence, Bernard Benhamou, secrétaire général de l'Institut de la Souveraineté Numérique (ISN), utilisait aussi ce terme de colonisation : « Avant on disait que nous ne devenions pas [devenir une colonie], maintenant on dit pour que nous ne restions pas une colonie numérique de deux continents », américain et asiatique en l’occurrence.

Nous avons de « très très bons acteurs sectoriels », mais « nous n’avons pas de société européenne qui soit de taille équivalente » aux GAFAM, BATX et NATU… et « ce n’est pas un hasard : c’est une conséquence de choix effectués depuis une vingtaine d’années et qui ont été généralement calamiteux ».

Les choix historiques de l’Europe, sa position actuelle

Il développe : « Historiquement à chaque grande rupture, l’Union européenne et les États membres ont choisi les mauvais chevaux ou les mauvaises stratégies ». Au départ, c’était « s’opposer à Internet il y a 25 ans ». Il explique que, selon l’inventeur du minitel, Internet et son réseau décentralisé « c’était la dernière chose avant l’enfer ».

Lors d’un autre échange sur les communs, Henri Verdier, ambassadeur pour les affaires numériques, rappelle que l’Europe occupe une place particulière entre les Américains et les Chinois : le vieux continent est « probablement, mais devrait l’être de manière très assertive, le continent qui est le plus proche des valeurs initiales d’Internet ». 

« Les Chinois et les Américains ont décidé que c’était la nouvelle guerre froide, ils ont décidé de désimbriquer totalement leurs stacks technologiques. Ils commencent à s’affronter notamment à l’Union Internationale des Télécomunications, y compris sur la norme TCP/IP. C’est grave ». Là encore, l’Europe se trouve entre les deux fronts.

Déséquilibre des forces 

Jean Paul Smets nous livre une expérience qu’il a vécue lors d’une séance marketing chez Amazon, qui voulait vendre son système AWS à un DSI du CAC40 :

« Un des arguments c’était : le libre ça ne marche pas, regardez OpenStack […] Deux ans après, cette entreprise a décidé de passer chez les fournisseurs américains de cloud. Je suis allé les voir pour leur dire on a une solution dix fois moins chère qu’on a déjà déployé chez vous. Vous avez pu constater que ça marchait.

La réponse était : "quel que soit le prix, quel que soit vos avantages et quel que soient les preuves que vous avez faites chez nous sur le terrain, nous ne voulons pas autre chose désormais que AWS, Azure et Google" ».

Stéphane Fermigier enchaine sur la « puissance de frappe » des géants américains et parle de forces totalement déséquilibrées : « Nous on est principalement des PME, on est passionné […] nos concurrents, les GAFAM, on sait qu’ils dépensent chacun 5 millions d'euros rien qu'en lobbying officiel à Bruxelles, c’est dans les rapports officiels. En France probablement autant ».

Les sociétés françaises se retrouvent donc face à des équipes de « professionnels qui bossent 24h/24 ; on les sort par la porte, ils reviennent par la fenêtre ». Ce travail aux forceps est payant auprès des politiques puisqu’on retrouve des solutions américaines dans des institutions (le fameux contrat open bar de Microsoft), le Health Data Hub et maintenant le cloud de confiance.

Pour Smets, les entreprises européennes doivent changer d’échelle si elles veulent essayer de se faire une place au soleil. La prochaine étape serait de trouver de très très gros investisseurs – il est question de plus d’un milliard d’euros – « simplement pour dire : regardez, on a autant de capital que les autres ». Il faudra aussi renforcer le lobbying auprès des politiques.

Stéphane Fermigier propose trois axes de développement. Tout d’abord, « lorsqu’il y a des lois ou des réglementations existantes, les mettre en œuvre et les appliquer, ce qui n’est pas le cas en France ». Ensuite, assurer la promotion des solutions : « faire comprendre qu'il y a un écosystème dynamique de logiciels libres, d’éditeurs et d’intégrateurs en Europe et qu'il faut s'appuyer dessus ». Et enfin, augmenter les investissements.

L’Europe en retard sur le design des applications ?

Jean Paul Smets partage cette question de financement et la relie à celle du manque d’ergonomie parfois mis en avant face aux outils des géants américains : « On a du cloud souverain européen avec un niveau d’ergonomie exceptionnel […] Le problème n’est pas dans l’ergonomie, il est dans l’absence de volonté de financement des acteurs existants et rien d’autre ». 

Stéphane Fermigier est sur la même longueur d’onde : « L’Europe en design n’a rien à demander à personne ». Mais il reconnait aussi qu’il « est très très rare de voir un projet avec un focus sur le design », qui arrive souvent en bout de course alors que c’est pourtant un point capital pour les utilisateurs. Il souhaite encourager les financements de « projets qui ont un vrai souci de l’expérience utilisateur ».

Un tacle en bonne et due forme contre la DINUM

Jean Paul Smets reproche enfin à la Direction interministérielle du numérique (DINUM) de jouer « le rôle de concurrent des éditeurs européens ». Il s’explique : « Si une administration veut prendre Jamespot, elle est censée demander la permission à la DINUM qui, par ailleurs, est quasiment l’éditeur d’un produit concurrent qui ne nomme pas ses composants. On a au sein de l'état un machin qui est le concurrent des gens qui créent les logiciels et qui donc limite leurs capacités d’accéder au marché ».

De manière générale, une chose est sûre : les acteurs du libre et de l’open source présents à La Rochelle aimeraient avoir (beaucoup) plus de reconnaissance et de considération de la part des hommes politiques. L’annonce du cloud de confiance n’a toujours pas été digérée par certains.

Vous n'avez pas encore de notification

Page d'accueil
Options d'affichage
Actualités
Abonné
Des thèmes sont disponibles :
Thème de baseThème de baseThème sombreThème sombreThème yinyang clairThème yinyang clairThème yinyang sombreThème yinyang sombreThème orange mécanique clairThème orange mécanique clairThème orange mécanique sombreThème orange mécanique sombreThème rose clairThème rose clairThème rose sombreThème rose sombre

Vous n'êtes pas encore INpactien ?

Inscrivez-vous !