La Commission copie a décidé d’enclencher la guerre aux produits reconditionnés. Le sujet a été inscrit au programme, et les ayants droit sont en ordre de bataille. L’hypothèse d’un barème de redevance sur ces supports d’occasion fait sursauter le secteur. Interview de Benoît Varin, cofondateur de Recommerce.
Le 26 mai 2020, nous révélions le projet des ayants droit, collecteurs de cette ponction culturelle sur les produits neufs : assujettir le marché des biens d’occasion reconditionnés. Et pour avancer sur un tel chantier, rien de mieux qu’un bulldozer.
Les sociétés de gestion collective comme la SACEM, via leur société civile Copie France, ont assigné plusieurs spécialistes du reconditionnement. Dans l'esprit des ayants droit, reconditionner un produit, c’est lui redonner une nouvelle vie auprès d’une nouvelle personne. Et comme celle-ci peut réaliser des copies légales d’œuvres sur un téléphone d’occasion, la redevance s’applique sans nuance afin de compenser la liberté de chacun de réaliser des duplications d’œuvres.
En décembre dernier, le fidèle Jean Musitelli, président de la Commission administrative chargée de définir le barème et le taux de cette ponction que perçoivent les industries culturelles, a décidé d’inscrire le sujet à l’ordre du jour.
Et, sans surprise, les ayants droit se sont proposés de réaliser (et payer) les études d’usages qui permettront de jauger les pratiques de copie auprès d’un panel. Ces études permettront ensuite de détailler un barème spécifique sur les biens de seconde vie, en fonction des résultats.
Avantage de ce « sacrifice » financier ? La commission n’aura pas à respecter les règles des marchés publics, enfermées dans des délais jugés trop longs au regard des appétits culturels.
Au Parlement, se joue une bataille parallèle. Un amendement porté par Patrick Chaize a été adopté au Sénat dans le cadre de la proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique. Il prévoit que la redevance pour copie privée « n’est pas due non plus lorsque les supports d’enregistrement sont issus d’activités de préparation à la réutilisation et au réemploi de produits ayant déjà donné lieu à une telle rémunération. »
Un amendement soutenu à titre personnel par Cédric O, qui a dû malgré tout porter l’avis « défavorable » du gouvernement, Jean Castex et la Culture étant opposés à cette restriction. Le texte part maintenant devant les députés, où le groupe LREM est en force.
Face à l’appétit du secteur culturel, les professionnels du reconditionnement sont vent debout. Ils dénoncent cette compensation sur les biens reconditionnés qu’ils vivent comme une « taxe ». En témoigne notre échange avec Benoît Varin, cofondateur de Recommerce, spécialisé dans les smartphones reconditionnés.
Quel est aujourd'hui le poids du marché du reconditionné en France ?
Sur le smartphone, l’étude annuelle Recommerce - Kantar, estime à 2,2 millions le nombre de téléphones reconditionnés vendus chaque année en France. En valeur, sur un site Internet comme Recommerce.com, le prix des modèles reconditionnés varie entre 69,90€ et 1279,90€ pour un prix moyen pondéré de vente de 190€.
Pour l’instant on n’a pas de barème copie privée spécifique aux produits reconditionnés. À combien estimez-vous la majoration ?
Selon les annonces, la société Copie France souhaite taxer les produits d'occasion jusqu’à 14 euros sur les smartphones de plus de 64 Go, leurs barèmes étant déterminés en fonction des capacités et de l’usage. Cependant la redevance copie privée normalement compense un préjudice lié à des copies légales et s’applique à la première mise sur le marché. Selon le Code Civil, il n’y a qu’une seule mise sur le marché. Les produits neufs étant déjà taxés lors de la première mise sur le marché, les produits reconditionnés ne devraient donc pas être taxés plusieurs fois.
Certes, mais des produits peuvent être reconditionnés à l’étranger, sans avoir subi la redevance française…
Cela dépend, puisque des produits européens sont aussi taxés par des redevances, comme en Allemagne. Pour notre part, nous réclamons déjà une harmonisation européenne et surtout que l’on ne paye pas plusieurs fois la redevance, cette redevance pouvant être assimilée à une taxe par le consommateur payeur.
Vous craignez donc un barème français qui soit plus élevé en Europe influant les décisions des consommateurs ?
Exactement. Cela va inciter les consommateurs à acheter des produits dans des pays où la Redevance n’existe pas ou parce que le barème y sera moins élevé ou encore auprès de sites de vente en ligne notamment où la redevance ne semble pas être payée. Cela risque de faire comme ce qu’il se passe sur les marketplaces où les fraudes à la TVA sont nombreuses.
En frappant le reconditionné, il y aurait en effet deux redevances sur le même produit, mais les ayants droit estiment que cela concerne aussi deux utilisateurs et donc deux usages successifs...
On ne comprend pas trop ce mécanisme qui n’existe pas dans le droit. S’il faut taxer à chaque fois qu’il y a un changement de main, cela signifierait de taxer à chaque échange ou transaction de produits d’occasion, et donc de réclamer la redevance lors d’échange entre particulier et par exemple chaque fois qu’un consommateur vend un disque dur externe d’occasion?
Pourquoi seuls les acteurs industriels qui emploient des salariés en France, qui investissent dans des formations de techniciens, qui garantissent la qualité des produits devraient payer cette redevance ? C’est une attaque au secteur de l’occasion en général et aux acteurs professionnels francais en particulier que nous sommes en train de subir.
Quelles seraient les conséquences d’un tel assujettissement ?
Les menaces sont multiples et importantes. Il y a des risques de voir beaucoup d’entreprises fermer en France puisque cela impacterait le modèle économique des acteurs professionnels de l’occasion. On anticipe aussi des délocalisations et des pertes de compétitivité face aux produits neufs qui sont vendus de moins en moins cher, face aussi aux produits reconditionnés vendus venant de pays où les barèmes sont moindres voire nuls. S’ils nous taxent à 14 euros sur certains produits, je ne vois pas comment on peut rester compétitif.
Côté consommateur, c’est aussi le risque de faire perdre l’intérêt d’acheter ce type de produit et finalement lui faire perdre du pouvoir d’achat. Tôt ou tard, les acteurs économiques se diront « autant acheter un neuf low cost comme un smartphone 5G à 250 euros ».
Avez-vous eu des échanges avec le gouvernement, soit directement ou par le biais d’un syndicat ?
Oui, on est très engagé au sein de la Fédération professionnelle du réemploi et de la réparation (Rcube.org), que l’on préside en tant que Recommerce. Nous discutons avec le gouvernement et avons sensibilisé les parlementaires aux enjeux. On leur a expliqué les enjeux pour notre secteur de cette menace qui pèse sur le secteur du réemploi.
Cette redevance est obsolète. Elle date du magnétophone, des cassettes VHS, des disquettes… à l’heure du streaming, les habitudes des consommateurs se tournent vers Netflix, les vidéos à la demande, Deezer… Qui vraiment aujourd’hui utilise son téléphone pour faire des copies ?
Elle n’est pas seulement obsolète, elle est aussi inadaptée. Elle n’a pas été prévue pour aider les artistes en situation de crise, mais à faire respecter le cadre légal du respect du droit d’auteur. Il semble y avoir un mélange des genres où la culture utilise la crise pour essayer de taxer le reconditionné, alors que notre secteur n’est pas du tout stabilisé et est en phase de construction.
Cédric O s’est dit particulièrement sensible à l’amendement Chaize protégeant le reconditionné, mais il a été tenu par le gouvernement de porter un avis défavorable…
Il y a des pressions de la part du monde de la culture et un gouvernement partagé entre le soutien au tissu industriel français tourné vers le reconditionnement et le numérique responsable, et le soutien au monde de la culture, aujourd’hui dans une situation très difficile du fait de la fermeture des salles.
Nous, acteurs du reconditionné, on veut bien faire beaucoup de choses, respecter la loi, payer des taxes en France, recruter, former, innover…, mais on ne peut pas être la solution à cette crise. On ne peut pas se permettre d’être taxé pour essayer de sauver la culture. D’un, les montants ne seraient pas suffisants, de deux ce n’est pas légal au regard du Code civil et du Code de la propriété intellectuelle, selon lesquels on ne peut taxer le produit qu’une seule fois, lors de la mise en circulation.
Quid des conséquences sur le terrain de l’écologie ?
Très clairement, augmenter par exemple de 10 % le prix d’un produit reconditionné entraînera mécaniquement une réduction de l’offre en produits responsables, la réparation deviendrait mécaniquement plus chère et cela aboutirait à un ralentissement de l’économie circulaire en France.
Cela serait dramatique pour tout ce que font les entrepreneurs militants engagés pour un autre monde, plus respectueux des ressources. Prolonger la vie des produits, c’est très clairement lutter contre le réchauffement climatique. Si le modèle économique de la réparation est touché, il sera plus difficile de créer des emplois locaux et d’investir en France dans ce nouveau secteur, cela serait effectivement dramatique pour ce changement de système qu’il faut arriver à enclencher.
80 % de l’impact environnemental vient de la production de produits manufacturés : les matières premières, le transport, la transformation des micropuces, etc. Plus on prolonge la durée de vie du produit, plus on amortit le sac à dos écologique et donc plus on limite cet impact sur l’environnement.
Faites-vous partie des sociétés assignées par Copie France ? Que vous réclame-t-elle ?
Oui. On pense que plus d’une trentaine d’entreprises ont été assignées, pour un montant total représentant près de 100 millions d’euros. Copie France nous réclame nos chiffres depuis le début de la société et une rétroactivité qui serait de cinq ans avec des montants réclamés de plus de 30 millions d’euros par an.
Concrètement, Copie France veut connaître votre sortie de stock et multiplier le total par 14 euros pour les smartphones supérieurs à 64 Go ?
Vous avez tout compris. Depuis qu’on existe, on a vendu plus de 3,3 millions de téléphones. Ce qui représenterait 46,2 millions d’euros pour la somme des mobiles vendus. Comprenez que l’on se sente un peu menacé.
Nous sommes au tribunal. Une procédure est en cours, alors que notre argument est simple : cette rétroactivité n’existe pas, cette taxe Copie privée n’existe pas sur les produits reconditionnés. Rien officiellement ne nous dit que les produits reconditionnés doivent payer une nouvelle fois sans passer par une loi, une nouvelle réglementation.
Comment donc un organisme indépendant de tout contrôle démocratique et privé comme Copie France pourrait d’un seul coup créer une nouvelle redevance pouvant être considérée comme une taxe payée par les consommateurs ? C’est surprenant.