Souveraineté et autonomie : l’Espagne épingle les forces et faiblesses de l’Europe

Souveraineté et autonomie : l’Espagne épingle les forces et faiblesses de l’Europe

« Peut mieux faire »

Avatar de l'auteur
Vincent Hermann

Publié dans

Économie

21/09/2023 14 minutes
3

Souveraineté et autonomie : l’Espagne épingle les forces et faiblesses de l’Europe

L’Espagne, à la tête du Conseil de l’Union européenne, vient de publier un rapport non-officiel qui n’est pas sans rappeler en partie l’État de l’Union européenne 2023. Le rapport braque notamment les projecteurs sur les dangers qui guettent l’Europe si elle ne fait pas plus attention aux questions de souveraineté numérique.

L’Espagne est pour la cinquième fois à la tête du Conseil de l’Union européenne. Le rapport qu’elle a publié contient de nombreuses informations intéressantes et fait le point sur plusieurs situations jugées problématiques. Sous sa gouvernance, l’autonomie stratégique et numérique est au cœur des préoccupations, un alignement dans le sillage de nombreuses décisions prises en Europe ces quelques dernières années.

L’autonomie, telle que présentée par l’Espagne, rejaillit sur de nombreux domaines. Le secteur industriel est clairement mis en avant, de même que les matériaux et produits de base. Par exemple, elle « préconise la constitution de réserves stratégiques communes accessibles à tous les États membres, la création de capacités de production minimales pour assurer un approvisionnement de base en temps de crise, ainsi que l'identification et le développement de capacités de production qui pourraient être transformées ou augmentées en fonction de la demande, si nécessaire ». Elle insiste pour renforcer « les capacités de prévision stratégique, les mécanismes de gouvernance anticipative et les systèmes de suivi en temps réel des États membres et des institutions de l'UE ».

S’il est une thématique transversale dans le rapport, c’est bien toutefois la dépendance à l’étranger. Elle recouvre aussi bien les relations économiques avec la Chine, jugées « déséquilibrées », que l’utilisation de certaines matières premières qui pourraient être remplacées par « des alternatives plus accessibles et plus durables ». Elle fournit des exemples : « depuis les batteries à l'état solide et les batteries sodium-ion jusqu'à la production nationale d'algues, d'insectes et de microbes pour remplacer une partie des protéines végétales importées ».

Il est cependant une forme de dépendance qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui : « la nécessité de surveiller et de limiter la propriété ou le contrôle étranger sur certains secteurs stratégiques et infrastructures critiques ».

L’Europe a une carte à jouer

Estimant que « l'époque des délocalisations incontrôlées et de la dépendance aveugle aux importations est révolue », l’Espagne exprime ce qui constitue l’un des fils rouges de son rapport : « L'UE doit sécuriser son économie pour protéger ses citoyens des futurs chocs extérieurs ».

Dans ce domaine, elle propose trois axes de réflexion et d’action :

  1. favoriser et développer la production nationale de biens, de services et de matières premières essentiels ;
  2. contrôler et limiter la propriété ou le contrôle étranger sur les secteurs stratégiques et les infrastructures critiques ;
  3. établir des plans d'urgence pour faire face à de futures pénuries

L’Espagne pointe que dans un monde connaissant « une série de changements technologiques, sociaux et politiques », l’Europe pourrait tirer son épingle du jeu en accroissant son avantage concurrentiel, en renforçant « ses capacités de production » et en consolidant « son leadership technologique au cours de cette décennie ». Sur ce point, au sein de l’Union, tout le monde a l’air à peu près d’accord, de nombreux textes ayant été votés dans ce sens.

Cependant, si les « coûts relatifs continueront à jouer un rôle important dans les décisions d’allocation des entreprises », ils ne seront plus les seuls. L’Espagne met en avant deux autres facteurs : l'augmentation des exigences environnementales et sociales, ainsi que l'anticipation de futures tensions géopolitiques. Le premier devrait favoriser la production sur le sol européen, « en tête de la course mondiale en matière de durabilité et de qualité de la main-d’œuvre », affirme l’Espagne. Le second « découragera les mouvements de délocalisation et attirera vers l'UE les entreprises en quête de stabilité économique, de sécurité réglementaire et d'une position géopolitique non polarisante ».

Il y a donc une carte à jouer : « l'importance croissante des services numériques et des industries de pointe, l'augmentation des taxes environnementales et l'adoption de technologies telles que la robotique avancée, l'IA et l'impression 3D contribueront à réduire l'écart des coûts de production entre l'Europe et de nombreux pays émergents. Cette réduction sera particulièrement évidente dans les secteurs qui offrent une plus grande valeur ajoutée, où la disponibilité d'une main d'œuvre bon marché est moins importante ».

Le rapport pose toutefois la question : puisque la nécessité de renforcer les capacités de production interne est « bien comprise », la question est de savoir vers lesquelles mettre l’accent. L’Espagne propose d’établir une liste claire des priorités, partagée entre les États membres. Elle plaide pour une vision d’ensemble objective, en affirmant par exemple que l’Union ne doit pas essayer de produire tout ce qu’elle importe actuellement. Pour sélectionner les productions concernées, celles-ci devraient répondre à l’un des trois critères suivants au moins :

  • l’Union possède déjà un avantage concurrentiel ;
  • elle a le potentiel pour s’imposer en tant que leader ;
  • elle doit disposer de capacités adéquates car elles sont cruciales pour sa sécurité économique future.

Le rapport plaide notamment pour une revitalisation de la politique industrielle, qui doit être pensée sur un plan européen et non plus national. Ce mouvement devrait s’accompagner d’aides publiques conséquentes et structurée « de manière à encourager les investissements privés ». Il serait également l’occasion de rationaliser les procédures administratives », ou encore « de renforcer certains des outils de financement communs actuels », voire d’en créer de nouveaux.

Le numérique et les entreprises étrangères

L’Espagne s’émeut particulièrement du numérique, dans lequel les entreprises étrangères règnent. Par exemple, elles « fournissent 84 % des services d'informatique dématérialisée, 75 % du commerce électronique et 90 % des paiements numériques utilisés dans l'UE », selon le rapport.

Sur la question des infrastructures critiques, les craintes sont là quand l’exemple donné concerne la Chine, qui « possède des participations dans 7 des 10 plus grands ports de l'UE et gère environ 10 % de la capacité de transport de conteneurs de l'Europe ».

Ces craintes sont clairement exprimées : « La présence importante d'entreprises étrangères pose deux défis à l'UE. Le premier concerne la sécurité. Les entreprises étrangères pourraient tirer parti de leur position pour accéder à des informations sensibles, dresser les États membres les uns contre les autres, contraindre l'UE à promouvoir leurs objectifs économiques et politiques et, en fin de compte, perturber les télécommunications vitales, les systèmes énergétiques et les chaînes d'approvisionnement en cas de conflit avec leur pays d'origine. Ce risque est particulièrement élevé dans le cas des services numériques, qui pourraient être interrompus en quelques secondes ».

La question de l’indépendance de l’Europe sur le numérique est une ancienne thématique, mais toujours aussi prégnante. Cette souveraineté était au cœur notamment des recommandations formulées par la Commission supérieure du numérique et des postes, du récent État de l’Union, ou même encore de certains plans détaillés par la Commission européenne sur l’avenir industriel et numérique. L’Europe en parle depuis longtemps, mais peine à avancer sur le sujet. Un « buy european act » est par exemple sur la table depuis des années, sans concrétisation pour l’instant. 

L’Espagne enfonce d’ailleurs le clou, estimant que cette même présence des entreprises étrangères constitue aussi « un défi pour le développement industriel de l’UE ». Elle cite « de nombreuses recherches » prouvant « que la domination exercée par les grandes entreprises technologiques, énergétiques et alimentaires aux États-Unis a entraîné une baisse de l'innovation, des prix plus élevés pour les consommateurs, des salaires plus bas pour les travailleurs et une diminution de l'activité entrepreneuriale ».  Elle s'appuie notamment sur les travaux de The Economist et de la Banque de Boston.

La crainte exprimée dans le rapport ? « Que ce même schéma se produise dans l'UE, à un moment où ces éléments sont plus nécessaires que jamais ».

Intrication et renforcement des exigences

L’Espagne ne milite pas pour un départ de ces entreprises. Elle demande d’ailleurs de prendre en considération « les énormes avantages » de leur présence au sein de l’Union. Elle rappelle ainsi que sur les dix dernières années, elles ont créé 24 millions d’emplois, « soit 16 % de l’emploi total actuel dans l’UE ». Elles jouent un rôle clé dans la formation des travailleurs, le rapport évoquant l’accès « à des connaissances et à une expérience qu’ils ne pourraient pas trouver ailleurs ». Ces mêmes sociétés « permettent aux entreprises européennes, aux gouvernements et aux travailleurs indépendants d'accéder aux biens et services de pointe dont ils ont besoin pour rester compétitifs ». Elles jouent également un rôle de « catalyseur » pour l’innovation et le développement de start-ups.

Le rapport ajoute que cette présence est inhérente à la réciprocité commerciale, « essentielle au maintien d’une économie internationale ouverte », jugée « très avantageuse pour l’UE ».

Que propose alors l’Espagne ? Un numéro d’équilibriste, puisqu’il faudrait en même temps préserver la présence des entreprises, « tirer parti de ses avantages stratégiques pour attirer de nouvelles entreprises », tout en « limitant progressivement la prédominance des entreprises étrangères ayant des liens avec des pays ne partageant pas les mêmes idées dans les secteurs stratégiques et les infrastructures critiques ».

Comment ? « Par le biais de la réglementation, en renforçant des outils tels que le cadre commun pour l'examen des IDE et les nouvelles règles visant à garantir la résilience des entités critiques ». Ce n’est cependant pas la piste préférée de l’Espagne, pour qui l’objectif « devrait être atteint principalement par la concurrence, en respectant les principes de l'ordre international fondé sur des règles et en encourageant le développement d'entreprises européennes dans ces secteurs critiques ». L’Europe aurait alors à charge de renforcer l’encadrement, afin que les grandes entreprises deviennent « des facilitateurs de l’innovation et de l’esprit d’entreprise européens, plutôt que de les entraver ».

Il est intéressant de rappeler que la position de l’Europe dans ce domaine est parfois floue. L’arrivée du RGPD a ainsi « mis au pas » les géants du numérique – essentiellement américains – tandis que le Data Privacy Framework est pointé du doigt pour n’être qu’une resucée du Privacy Shield. Le député Philippe Latombe, que nous avons interrogé récemment, évoquait ainsi un aveu de faiblesse de l’Europe face aux grandes entreprises du numérique, dont le Vieux continent ne peut pas se passer.

Numérique, cloud : des constats amers

Dans ce contexte, l’Espagne fait un état des lieux peu réjouissant sur les questions numériques. Elle note ainsi que « l’Europe est à la traine en ce qui concerne le cloud et l’informatique de pointe », deux éléments « qui devraient être des éléments clés des modèles d’entreprises » pour 75 % des sociétés européennes d’ici 2030.

Selon le rapport, seuls 14 % des services cloud utilisés dans l’UE sont produits par des entreprises européennes, et moins de 10 % des données ainsi générées sont hébergées sur le sol européen. Même chose pour le commerce numérique et les services associés, puisque les entreprises européennes « contrôlent moins de 25 % des places de marché et 10 % des paiements numériques utilisés dans l'UE ».

L’Espagne pointe en outre « la grande avance » des États-Unis dans les domaines de la technologie quantique et de la cybersécurité, la Chine se rapprochant « rapidement derrière ». « Pendant ce temps, l'UE ne détient que 14 % du marché mondial de la technologie quantique et 13 % des principales entreprises mondiales de cybersécurité. Elle ne produit pas de composants clés, tels que les caméras à haute résolution et les aimants supraconducteurs », déplore l’Espagne.

En conséquence, l’UE pourrait « perdre la course dans un grand nombre de ces technologies, acquérant ainsi de nouvelles vulnérabilités stratégiques et manquant des opportunités économiques majeures ». L’Europe peine à avancer à l’unisson sur ce sujet (comme bien d’autres). La France a par exemple lancé plusieurs « plans » sur le numérique. Sur le volet quantique, elle appelait l’Europe à se joindre à elle, sans enthousiame pour le moment. Mutualiser les ressources permettrait pourtant d’avancer plus vite. Emmanuel Macron le reconnaissait lui-même : cette stratégie doit être « pleinement européenne ».

Pour autant, l’Espagne tient à mettre en avant les « forces » de l’UE, notamment son tissu économique, révélé comme « plus résistant et adaptable que nous le supposons souvent » avec la pandémie et la guerre en Ukraine. En outre, si elle « n'accueille que 8 % des licornes du monde et 8 % des plus grandes entreprises en termes de capitalisation boursière », elle « compte des champions mondiaux dans des secteurs clés tels que l'automobile, la pharmacie, la biotechnologie, la banque, les infrastructures, le commerce de détail, les énergies renouvelables et les télécommunications, ainsi que l'un des écosystèmes de PME les plus dynamiques et les plus compétitifs de la planète. »

Le rapport ajoute que la main-d’œuvre européenne est la plus qualifiée au monde et que l’UE « maintient son leadership mondial » dans des domaines de pointe, comme la robotique industrielle et les matériaux de nouvelle génération. Est également pointée la qualité générale des institutions. L’UE serait aussi « la région la moins inégalitaire du monde » ainsi que « la plus écologiquement durable de la planète ».

C’est en faisant le bilan de tous ces points que l’Espagne parvient à sa conclusion : « l'UE est beaucoup plus compétitive qu'on ne le pense souvent. Elle présente toutefois d'importantes vulnérabilités. Certaines d'entre elles sont tellement systémiques que, si rien n'est fait, elles pourraient sérieusement entraver le bien-être et la liberté de ses citoyens ».

« L’UE a tout ce qu'il faut pour surmonter ces vulnérabilités et créer une économie plus compétitive, plus durable et plus résistante au cours de la présente décennie. Elle dispose notamment d'une base industrielle solide, d'une recherche de qualité, de travailleurs qualifiés, d'infrastructures de premier ordre, d'une énergie propre et abordable, de systèmes de circularité avancés et d'une position de premier plan dans le commerce mondial et les organisations multilatérales. Le moment est venu de mobiliser et d'accroître ces capacités de manière coordonnée afin de garantir la sécurité économique et le leadership technologique et commercial de l'UE d'ici à 2030 », conclut ainsi le rapport.

Écrit par Vincent Hermann

Tiens, en parlant de ça :

Sommaire de l'article

Introduction

L’Europe a une carte à jouer

Le numérique et les entreprises étrangères

Intrication et renforcement des exigences

Numérique, cloud : des constats amers

next n'a pas de brief le week-end

Le Brief ne travaille pas le week-end.
C'est dur, mais c'est comme ça.
Allez donc dans une forêt lointaine,
Éloignez-vous de ce clavier pour une fois !

Fermer

Commentaires (3)


C’est agréable de voir que des personnes sensées mettent en avant nos failles et comment les corriger.
Les politiques français &co devraient s’inspirer de ce que qui a été fait dans ce rapport plutôt que de “demander de faire des efforts” aux grands comptes. On pourrait créer tellement l’emploi.
Le politicien est la pièce défaillante de notre modèle, il est là pour lui, pour acheminer sa petite personne le plus haut possible, sans aucune réelle vision si ce n’est celle que ses cabinets lui auront donnée.


Merci pour la synthèse.




En outre, si elle « n’accueille que 8 % des licornes du monde et 8 % des plus grandes entreprises en termes de capitalisation boursière », elle « compte des champions mondiaux dans des secteurs clés tels que l’automobile, la pharmacie, la biotechnologie, la banque, les infrastructures, le commerce de détail, les énergies renouvelables et les télécommunications, ainsi que l’un des écosystèmes de PME les plus dynamiques et les plus compétitifs de la planète. »




Typiquement l’Union s’est consolidée dans les domaines historiques, mais loupe les domaines du 21e siècle. Pas pour rien le surnom du vieux continent.


Pour moi c’est un problème de masse et de volonté politique. Ce n’est pas un hasard si ce sont les États-Unis et la Chine qui sont en lead. L’Australie, la NZ font partie du “nouveau monde” et sont complètement asbents. Il faudrait une volonté politique forte de souveraineté au niveau européen. Mais comme, quoi qu’en en dise, cette volonté n’existe pas vraiment déjà au niveau français…