Mozilla va licencier 250 personnes, soit un quart de ses effectifs. Une décision prise par Mitchell Baker, quatre mois à peine après sa nomination comme directrice générale de l’entreprise. La crise liée au coronavirus aurait joué un rôle majeur dans la décision.
« Aujourd’hui, nous annonçons une restructuration significative de Mozilla Corporation. Elle renforcera notre capacité à construire et investir dans des produits et services qui donneront aux gens des alternatives aux Big Tech conventionnelles », annonce Mitchell Baker dans un communiqué publié hier soir, à la suite d’un email interne ayant circulé plus tôt dans la journée.
Mais le couperet tombe vite : « Malheureusement, ces changements incluent également une réduction significative d’environ 250 personnes de notre force de travail. Ce sont toutes des personnes d’un calibre professionnel et personnel exceptionnel qui ont accompli d’incroyables contributions à notre identité. À chacune d’entre elles, j’exprime mes sincères remerciements et regrets les plus profonds que nous en soyons arrivés là ».
Cette suppression de 250 postes implique notamment la fermeture des locaux à Taiwan et Taipei. En outre, 60 personnes changeront d’équipe.
La dépendance à Google : éternelle épée de Damoclès
La directrice générale rappelle que les plans de Mozilla pour 2020 avant la crise sanitaire étaient déjà ambitieux : « construire un meilleur internet en créant de nouveaux types de valeurs dans Firefox, investir dans l’innovation et créer de nouveaux produits, et ajuster nos finances pour assurer une stabilité à long terme ».
Puis la phrase-clé : « Les conditions économiques résultant de la pandémie globale ont significativement impacté nos finances ». L’information n’est pas donnée, mais elle est implicite : Mozilla dépend largement de l’accord négocié avec Google, et donc indirectement de la publicité, qui assure 80 à 90 % de ses revenus.
Pour rappel, ce partenariat implique que Google soit le moteur de recherche par défaut du navigateur dans de nombreux pays du monde, à quelques exceptions près. Mozilla lui avait préféré Yahoo en 2014, mais était finalement revenu en arrière trois ans plus tard. Ce qui avait d'ailleurs donné lieu à une bataille judiciaire.
Dans un rapport datant de septembre, on apprenait que les contrats négociés arrivaient à échéance en novembre 2020. Qu'en est-il ? Baker n'a pas évoqué ce point dans ses différentes interventions.
Une réorganisation avec de nouveaux objectifs
« Résultat, notre plan pré-Covid n’est plus réalisable ». Des discussions étaient donc en cours depuis le printemps, suite à la nomination de Mitchell Baker à son poste actuel. Plus une confirmation qu’une nomination d’ailleurs, car elle occupait déjà ce poste par intérim. Durant les derniers mois, de nombreuses pistes auraient été explorées, « y compris la probabilité de licenciements ».
« Mais pour aller plus loin, nous devons nous organiser pour penser à un monde différent. Pour imaginer que la technologie sera encore plus embarquée qu’elle ne l’est actuellement, et nous voulons que cette technologie ait des caractéristiques et valeurs différentes de ce que nous vivons aujourd’hui », enchaine Baker.
« Nous serons donc désormais plus petits. Nous allons également nous organiser très différemment, en agissant plus rapidement et agilement. Nous expérimenterons davantage. Nous nous ajusterons plus vite. Nous nous joindrons à nos alliés en-dehors de notre organisation plus souvent et plus efficacement. Nous rencontrerons les gens où ils seront. […] Nous rejoindrons et construirons avec tous ceux qui cherchent l’ouverture, la décence, la responsabilisation et le bien commun dans la vie en ligne ». Tout un programme.
La société Mozilla – la fondation ne change pas – va donc être réorganisée selon cinq principes :
- Nouvelle focalisation sur les produits : Mozilla veut une grande variété de produits à terme, mais avec une orientation spécifique. L’entreprise d’abord veut se concentrer sur ceux qui « réduisent les préjudices et s’occupent du genre de problèmes auxquels les gens font face aujourd’hui ». Aucune précision, mais il y a fort à parier qu’ils auront un lien avec la vie privée et la sécurité.
- Nouvel état d’esprit : Internet étant devenu « LA plateforme », Mozilla en apprécie les nombreuses caractéristiques, dont la décentralisation ou l’open source qui en assure souvent les fondations. Mais Baker estime qu’il est temps de passer d’un état d’esprit défensif à un autre, « proactif, curieux et engagé avec les gens là-dehors ». « Nous deviendrons l’organisation moderne que nous ambitionnons », assure-t-elle.
- Nouvel accent sur la technologie : Mozilla se définit comme un acteur technique majeur du mouvement activiste sur internet et compte bien le rester. Elle souhaite cependant s’étendre au-delà du pur web, vers des technologies comme Wasmtime ou la vision qu’a la Bytecode Alliance des nanoprocessus. Elle estime que ses capacités y ont un rôle à jouer.
- Nouveau rapprochement avec la communauté : Voilà probablement l’un des points les plus intéressants, car il suppose un changement dans la manière dont la communauté est considérée. « Nous avons besoin d’aller plus loin et de penser différemment à la communauté. Nous devons nous ouvrir de plus en plus à l’idée de rejoindre les autres dans LEURS missions, pour contribuer à un meilleurs Internet qu’ILS construisent ». En somme, ne plus considérer la communauté uniquement comme vecteur d’aide pour ses propres projets.
- Nouvel accent sur les finances : Mozilla reconnait « que l’ancien modèle où tout était gratuit a des conséquences ». L’entreprise va donc explorer de nouvelles opportunités. Plusieurs questions sont posées, dont la balance entre protection des internautes et opportunités commerciales, et surtout celle entre bénéfices public et privés, les deux n’étant pas comptabilisés de la même manière. En filigrane bien sûr, on devine l’ombre de Google, dont Mozilla veut plus que jamais se débarrasser.
Ce point reste capital, puisqu'une plus grande indépendance financière aurait peut-être permis à Mozilla de limiter les licenciements, voire de ne pas en avoir besoin. C'est ce qui explique en partie le lancement de partenariats autour de solutions payantes comme le VPN ou l'abonnement pour une presse sans publicité.
Un avenir à risques
La position de Mozilla a toujours été complexe, mais la crise actuelle apporte une couche supplémentaire. La mission de Mitchell Baker est d’autant plus difficile qu’il faut galvaniser les troupes dans un contexte de départs et de structure à revoir. Un climat d’incertitude souvent peu propice à la motivation.
Mais beaucoup seront sans doute rassurés de savoir que Mitchell Baker, dans l’email envoyé aux employés, précisait qu’une part importante des efforts serait dirigée vers la croissance de Firefox. Une réattribution des ressources, au détriment d’autres types de produit comme les outils internes ou pour les développeurs.
Il existe une crainte également que Mozilla finisse par abandonner son moteur Gecko au profit de Chromium, tant la lutte est intense. Firefox est aujourd’hui le seul navigateur d’importance à se tenir entre Chromium et l’hégémonie, WebKit (Safari) partageant de nombreuses similitudes avec Blink (qui en est un fork).
Mais au vu des travaux depuis le projet Quantum, il y a peu de chances, du moins pour l’instant. La dette technique de Firefox s’est largement réduite, et l’arrivée prochaine de la nouvelle version pour Android montre à quel point Mozilla peut réussir sur le terrain des performances.
Le vrai défi n’a cependant pas changé : en finir avec la dépendance à Google. Mitchell Baker n’en parle pas directement, mais le laisse entendre. Elle ne rejette pas non plus la faute sur le coronavirus, soulignant que « le Covid-19 a accéléré le besoin et amplifié la profondeur des changements [nécessaires] ».
Mais comment négocier efficacement quand le poids de l’entreprise diminue ? Quand le dernier accord avec Google a été signé en novembre 2017, la part de marché de Firefox était de 11,4 % selon NetMarketShare. Elle est aujourd’hui de 7,8 % selon la même source, préservant sa place de deuxième navigateur le plus utilisé (derrière Chrome) mais progressivement talonné par Edge. Dans l’univers mobile, sa part de marché est inférieure à 1 %.
Mozilla va se retrouver à un carrefour peu évident : renégocier un nouveau contrat avec Google ou s’assurer d’avoir rapidement des rentrées d’argent pour ne plus en avoir besoin. Or, les initiatives comme Mozilla VPN sont encore très rares et débutent seulement, sans parler de sa limitation à certains marchés pour l’instant (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Nouvelle-Zélande, Singapour et Malaisie).
Toute la question est là pour Mitchell Baker, qui l’exprime de différentes manières dans les cinq nouveaux principes : comment rentabiliser le savoir-faire de Mozilla ? La voie la plus « évidente » serait de proposer un nombre croissant d’outils et services payants, rassemblés dans un pack « Firefox Premium ». Promu comme un chevalier blanc de la vie privée, qui ne serait plus dans la fameuse « défense » citée par Baker, mais plus proactif.
Reste à savoir quoi, et comment. Surtout que même sur ce terrain, la concurrence est rude. Tous les navigateurs ou presque multiplient les solutions (gratuites) en matière de vie privée. Certains s'en sont fait une spécialité, comme Brave qui a déjà mis en place de nombreuses briques de son modèle économique.