Que retirer des constats faits pendant les analyses des navigateurs au cours des derniers mois ? Qui peut vraiment prétendre à la protection de la vie privée ? Que dire d'autres critères comme leurs performances ? Même en 2020, il est toujours aussi difficile de déclarer un champion incontesté.
Un comparatif de navigateurs en 2020 n’a plus grand-chose à voir avec un affrontement en 2015. Les thématiques et points de comparaison ont énormément changé, et ce n’est pas un mal.
Avec la prise de conscience progressive autour de la vie privée, un nombre croissant d’internautes se posent des questions sur le comportement de leur « butineur ». Il est, pour une grande partie des utilisateurs, l’interface principale d’accès à l’information en ligne. À force d’entendre parler de pistage, ils deviennent sensibles au sujet : « Mon navigateur fait-il assez pour me protéger ? ». La question est vaste et n’appelle malheureusement pas de réponse simple.
Le cas de Chrome est à ce titre emblématique : d’une très grande sécurité, il ne fait rien de particulier pour préserver la vie privée. D’autres ont de nobles intentions, mais sont desservies par un comportement interne peu en phase avec leurs prétentions. Voici donc notre bilan des points soulignés au travers de ce dossier.
Lire notre comparatif de navigateurs :
- Navigateurs et vie privée : Firefox comme chef de file
- Edge : vie privée, sécurité, forces vives et carences du nouveau navigateur
- Chrome : simple, sécurisé, performant... et la vie privée ?
- Opera : agréable et riche en fonctions, mais trouble sur la vie privée
- Vivaldi : déluge de fonctions, personnalisation et plus sérieux sur la vie privée
- Brave : entre défense de la vie privée et philosophie publicitaire, un manque de finition
- Safari : très bon sur la vie privée, anémique face à la concurrence
Qui peut se prétendre aujourd’hui champion de la vie privée ?
Les deux navigateurs ayant le plus retenu notre attention durant la rédaction de ces dossiers sont Firefox et Brave – pour des raisons très différentes – avec Vivaldi comme « premier dauphin ».
Firefox est soutenu depuis le début par une politique claire sur la vie privée. Oui Mozilla doit faire quelques efforts, notamment dans les options actives par défaut sur les envois de données, tout particulièrement les statistiques d’utilisation. C’est un mauvais point : l’identifiant unique créé par l’installation circule avec les informations télémétriques.
Mais le navigateur est open source, dispose d’un mode Strict faisant bien son travail et s’ouvre volontiers vers des extensions poussées par l’EFF comme Privacy Badger et HTTPS Everywhere. En outre, les aficionados de Firefox peuvent basculer sur Tor Browser, qui en augmente encore les protections.
Brave est beaucoup plus jeune et se distingue par son approche radicalement différente : bloquer tous les dispositifs de traçage et les publicités pour en proposer d’autres, non intégrées dans les pages et servant à redistribuer les richesses sur la base de l’attention portée aux sites. Ce « Robin des Bois » n’envoie aucune statistique, les opérations nécessaires étant réalisées localement. Il fait ce qu’il annonce, malgré une déception récente sur des adresses complétées automatiquement par des liens d’affiliation. Les torts ont été admis et le tir corrigé.
Safari et Vivaldi s’en sortent bien pour leur part, alors même qu’on peut difficilement imaginer plus différente approche du web. Le premier est minimaliste (mais pas dénué d’intérêt), le second si complet qu’il peut effrayer les nouveaux arrivants. Vivaldi mérite cependant d’être suivi de près, car son retard dans certains domaines est rattrapé progressivement. Il n’incluait, il y a encore quelques mois, aucune protection contre le pistage en ligne et sa lourdeur pouvait agacer. Aujourd’hui, ces tares sont corrigées.
Les autres, en dépit de leurs intentions, soit ne vont pas assez loin, soit ont un comportement pouvant contredire l’intention. Chrome garde sa place de bon dernier dans ce domaine : il ne fait pour ainsi dire rien. Rien d’étonnant pour un Google dont plus de 85 % du chiffre d’affaires provient de la publicité.
En l'état, Chrome n'a plus guère d'avantages sur ses concurrents
Edge, Opera et Vivaldi font tous beaucoup mieux que Chrome. Edge, par exemple, dispose d’un mode Strict bloquant efficacement les dispositifs de traçage. Comme avec Firefox, ce blocage entraine une disparation de bon nombre de publicités en ayant besoin. Cependant, le navigateur de Microsoft émet quelques informations sur lesquelles l’utilisateur n’a pas prise, dont un identifiant unique.
Opera roule des mécaniques et a notamment été le premier à bloquer toutes les publicités, allant jusqu’à intégrer le mécanisme dans le moteur de rendu. Mais là encore, même si les traqueurs sont pourchassés, il y a un bémol : l’attitude générale de l’éditeur, floue sur certains points. Le VPN intégré – qui n’en est pas vraiment un – est un bon exemple. La politique de confidentialité associée n’inspire guère confiance.
La situation a cependant ceci de « piquant » que rien n'empêche le projet Chromium, tout open source qu'il soit, de se retourner un jour contre Google, de loin son plus gros contributeur. Brave, Edge, Opera et Vivaldi reprennent la même base mais vont tous plus loin dans un domaine ou un autre. Edge, notamment, se présente comme une alternative d'autant plus viable que son interface est très semblable, avec un niveau de performances quasi identique (nous y reviendrons). Un utilisateur de Chrome cherchant davantage de vie privée pourrait voir en Edge une alternative crédible, le mode Strict ne réclamant que peu de sacrifices.
Précisons enfin que Chrome peut être complété de nombreuses extensions pour en améliorer la vie privée. Mais si le domaine vous intéresse réellement, passer à un concurrent sera beaucoup plus efficace. Un concurrent qui, lui aussi, pourra être renforcé par des extensions. Il reste cependant à Chrome son intégration profonde avec les autres services de Google. Mais à moins de ne jurer que par l'éditeur, ils sont tout autant exploitables ailleurs.
Performances : du sprint à la course de fond
Le sujet est un peu tombé en désuétude ces dernières années et n'a d'ailleurs volontairement pas été abordé dans notre dossier. L’arrivée de Chrome dans ce domaine fut retentissante. Firefox avait fait voler en éclats la sclérose créée par Internet Explorer 6. Le navigateur de Google l’a de nouveau bousculée dans un domaine où l’on pouvait encore entendre : « une page web, ce n’est qu’une page web ». Ce n’était plus vrai.
On oublie souvent que le monopole de Microsoft avait créé un vrai barrage aux nouveautés. Les technologies apparaissaient toujours régulièrement, le W3C faisait son travail de validation, mais les développeurs de sites web étaient bloqués : sans prise en charge dans « IE » qui avait alors dépassé les 90 % de parts de marché, point de salut.
Une fois la vague Firefox en marche, cet apport technologique – le HTML5 pour l’essentiel – a permis rapidement des usages nouveaux. Le nombre d’applications web a grimpé en flèche et les informations statiques ont laissé place progressivement à des structures se pilotant toujours plus comme des logiciels.
Le web était une entité indépendante, avec ses propres exigences en matière de calculs. Et voilà que Chrome débarquait avec des performances jamais vues. Le navigateur démarrait très vite et était capable de rendre les pages web en des temps record (tout est relatif). Il a vite obtenu une réputation de sprinter, très largement soutenue par une campagne de promotion avec laquelle Mozilla pouvait difficilement rivaliser.
Comment lutter contre un produit placardé sur la page d’accueil d’un moteur de recherche aussi connu ? Aujourd’hui, Chrome reste le navigateur le plus utilisé avec environ 60 % de parts de marché. Mais son statut de « plus rapide » est-il encore justifié aujourd’hui ?
Le mouchoir de poche
Nous avons passé Chrome, Firefox, Edge, Opera, Vivaldi et Safari au travers de huit benchmarks : ARES-6, Octane 2.0, WebXPRT 3, Basemark 3.0, JetStream 2, CanvasMark 2013, MotionMark et Speedometer 2.0. Certains se concentrent sur des aspects précis, comme Octane et MotionMark, d’autres se veulent plus réalistes comme WebXPRT.
Aucun ne permet de définir un champion, mais l’ensemble fournit tout de même un bon état des lieux. Pour chaque test, le vainqueur est indiqué en vert. La machine de test était volontairement « âgée » : un iMac de fin 2013 doté d’un Core i5-4570R (4C/4T à 2,7 GHz) et 8 Go de mémoire DDR3 (1 600 MHz). Les versions testées étaient les dernières révisions stables disponibles à chaque fois : Chrome 83, Firefox 77, Edge 83, Opera 68, Vivaldi 3.1, Safari 13.1.1 et Brave 1.10.90.
Chaque test était exécuté deux fois dans un navigateur dans sa configuration par défaut, sans autre application active et dans une session vierge de macOS Catalina (10.15.5). La plupart des tests signalent le vainqueur par le score le plus élevé, d’autres par le temps d’exécution le plus faible. Pour chacun, le gagnant est affiché en vert, le dernier en orange :
Comme on peut le voir dans le tableau, presque tous les navigateurs ont des résultats proches, au point de tenir dans un mouchoir de poche. Pourquoi une telle proximité ? Parce que Chrome, Edge, Opera et Vivaldi ont les mêmes fondations.
Ce sont tous des navigateurs Chromium, avec notamment le même moteur de rendu, Blink, issu d’un fork de WebKit. L'exemple le plus parlant ? Le test Octane, où Edge gagne d'une tête si courte que la victoire peut être considérée comme collective. Seul Firefox apparaît comme à la traine, dernier dans les tests, à l’exception de WebXPRT où il est premier.
Safari, au contraire, offre des gains nets face aux autres dans la moitié des tests. Attention, il faut tenir compte ici du haut niveau d’intégration du navigateur dans le système. Chrome, finalement, n'est plus qu'un « navigateur parmi d'autres ».
Aujourd'hui, essentiellement une question de ressenti
Dans un usage quotidien, les écarts de performances sont le plus souvent indétectables. Dans le cas de très nombreux onglets, la mémoire peut devenir plus rapidement un facteur limitant que le processeur. Ces performances ressenties sont un mélange de facteurs, dont certains mesurables dans l’absolu.
Exemple typique : le temps de lancement. Dans ce domaine, Chrome, Edge et Safari ont l’avantage. Mais cette situation n’est jamais figée. Pour preuve, la très récente version 3.1 de Vivaldi lui a permis de revenir dans la moyenne de ses concurrents, alors qu’il était clairement en retard.
Ce temps de lancement, la fluidité des animations pendant les manipulations d’onglets, celle du défilement des informations pendant que l’on « scrolle » sur une page, la rapidité d’ouverture des options ou d’un nouvel onglet, la réactivité d’une fonction lorsque l’on clique sur le bouton correspondant : tous ces aspects influent largement sur les performances ressenties. Or, aucun des benchmarks utilisés ne mesure ces facteurs.
Conséquence, vous pouvez avoir une interface très réactive sans pour autant remporter des médailles d’or dans ces tests, à l’instar de Firefox. Au contraire, le navigateur peut sembler « lourdaud » et figurer pourtant parmi les plus rapides, comme Vivaldi. Dans ce domaine finalement, votre jugement sera le seul véritable aiguillon.
Si votre navigateur vous paraît lent, un coup d’œil à la concurrence pourrait bien vous faire découvrir celui que vous attendiez. Mais à moins que l’actuel n’ait été affligé de sérieux problèmes techniques, l’herbe sera rarement plus verte ailleurs, d’autant que les performances varient énormément selon les pages et services visités.
C’est d’ailleurs parce que tous les navigateurs sont rapides depuis des années que le débat s’est déplacé vers d’autres points de comparaison, comme la compatibilité HTML5 l’avait fait avant. Et c’est bien là qu’est tout l’intérêt de l’évolution actuelle : si tous sont capables d’être rapides et de gérer tous les standards, seules ne comptent plus alors que les fonctions et la manière dont un navigateur assure la protection de l’internaute.
Bon, et le reste ?
Le « reste » sera surtout matière de goûts. En fait, il ne comptera même pas pour tout le monde. À partir du moment où le navigateur existe sur les plateformes utilisées, est rapide et propose un niveau décent de protection de la vie privée, une partie des utilisateurs s’en contentera. D’autres porteront une attention particulière à la sécurité.
Mais, dans ce domaine, la situation est vite résumée : tous ont atteint un bon niveau de protection, notamment parce que leurs onglets sont isolés et leurs failles corrigées. C’est bien la réactivité de l’éditeur concerné qui fera toute la différence. Tous prennent également en charge les protocoles U2F (FIDO) et WebAuthentication (FIDO2), donc les solutions biométriques d’identification et les clés USB de type Titan de Google, ou Yubico.
Si la vie privée vous intéresse peu, il ne reste alors que deux facteurs, les plus subjectifs : l’interface et les fonctions.
Vivaldi et sa kyrielle de fonctions et options de personnalisation
Sur le premier point, quoi qu’en dise l’entreprise vantant les mérites du temps passé à peaufiner les détails de son produit, ce n’est qu’une question de goûts. Elle se jouera aussi bien sur la couleur du cadre que le degré de rondeur des angles d’un onglet. Non seulement c’est aussi simple que ça, mais il y a un bonus : personne n’aura rien à en redire.
Les fonctions dépendent de ce que vous cherchez dans un navigateur : l’interface la plus simple possible, une intégration avec un écosystème particulier, une gestion très poussée des onglets… Chacun trouvera midi à sa porte, d’autant que tous ont depuis longtemps un tronc commun fonctionnel presque sacro-saint : des onglets, un gestionnaire de mots de passe, des extensions, un mécanisme de synchronisation, et ainsi de suite.
La situation actuelle est d’ailleurs intéressante : la concurrence entre navigateurs a été si intense que plus aucun ne peut être considéré comme réellement mauvais. Chrome garde pour lui sa popularité gagnée grâce à son interface très accessibles et ses performances. Elle n’est d’ailleurs pas surfaite. Le débat se déplace simplement sur d'autres terrains, avec la prise de conscience (très) progressive des questions de vie privée par le grand public.
Mais si les changements d’habitude sont lents, la compétition féroce entre les éditeurs pourrait largement accélérer l’évolution actuelle. Qu’un éditeur comme Microsoft fournisse un réglage simple pour bloquer la plupart des traqueurs est loin d’être anodin, surtout quand le navigateur concerné a vocation à se retrouver sur tous les PC Windows 10.
Le mot de la fin sera un avertissement : la vie privée ne se résume pas aux traqueurs. Beaucoup ont des comportements dérangeants, et l’open source n’offre aucune garantie dans ce domaine. Même si les effets d’annonce et fonctions réelles se multiplient, la vigilance du public devra rester pleine et entière. Tout comme sa capacité à changer de crèmerie.