Après une semaine de procès, la justice américaine a tranché en faveur des quatre éditeurs, dont Hachette est le chef de file dans cette affaire, contre Internet Archive qui a numérisé des millions de livres, notamment 3,6 millions copyrightés, pour les rendre disponibles à l'emprunt.
L'affaire opposait les éditeurs Hachette, HarperCollins, Wiley et Penguin face à l'organisation à but non lucratif Internet Archive dont l'objectif est de fournir un « accès universel à toutes les connaissances ». Les quatre éditeurs ont attaqué devant la justice américaine l'association à but non lucratif en 2020 [PDF].
Internet Archive a, pendant des années, numérisé plusieurs millions de livres dans le but de prêter les ebooks ainsi obtenus aux internautes. Dans le tas, une partie est dans le domaine public et leur numérisation à des fins de prêts bibliothécaires ne pose aucun problème. Mais une autre partie ne l'est pas.
Internet Archive, site aussi très connu pour sa Wayback Machine qui a pour but d'archiver le web, se voit aussi comme une bibliothèque en ligne. Dans ce sens, elle considère utiliser le Fair Use, principe du droit américain qui limite la portée du copyright et permet une utilisation « loyale » d'une œuvre protégée, en prêtant gratuitement des livres numériques.
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Mais, dans un document de 47 pages [PDF], le juge du district sud de New York, John G Koeltl, a rendu son verdict le vendredi 24 mars et explique, entre autres, pourquoi il n'estime pas que ce prêt de livres numérisés puisse être considéré comme entrant dans le principe du Fair Use.
Deux conceptions du prêt de livres numérique
Le document met en opposition deux pratiques de prêts d'ebooks par les différentes bibliothèques. Classiquement, la plupart des bibliothèques signent des accords avec les éditeurs non pas pour acheter des copies d'ebooks mais une licence de prêts attribuée via un acteur tiers, appelé « agrégateur ». OverDrive est cité comme exemple.
La licence appelée « Une copie, un utilisateur » oblige la bibliothèque (ou l'agrégateur) à compter le nombre de lecteurs qui empruntent le livre numérique et à bloquer le nombre d'emprunts simultanés au nombre de copies qu'elle a achetées. Ce genre de licence chez Hachette et Penguin est limité à une durée d'un ou deux ans alors que HarperCollins limite à 26 prêts. Chez Wiley, ça va dépendre du contrat, divers modèles y sont possibles. Pour s'assurer que ces contraintes sont respectées, les éditeurs utilisent des DRMs. Ceux-ci leur permettent de fixer une durée d'emprunt du fichier.
Internet Archive voit le prêt du livre numérique différemment. Sans passer ni par les éditeurs ni les agrégateurs, la bibliothèque en ligne achète des livres et les scanne pour ensuite les mettre à disposition de ses utilisateurs.
Le « prêt numérique contrôlé »
Elle applique en fait ce que certains bibliothécaires américains ont appelé le « prêt numérique contrôlé » (en anglais Controlled Digital Lending, CDL). Le CDL, selon le site créé pour l'occasion par le NYU Law’s Engelberg Center on Innovation Law & Policy, « englobe les pratiques et les technologies qui permettent aux bibliothèques de prêter des livres imprimés à des utilisateurs numériques selon le principe du "prêt comme un livre imprimé" ». Le prêt bibliothécaire de livres papier se base sur le principe du Fair Use. Et ces libraires considèrent qu'ils peuvent prolonger cette pratique à une copie numérisée du livre à conditions (voir leur «white paper ») que les œuvres originales soient acquises légalement, qu'elles ne fassent pas l'objet d'une licence, que le nombre total de prêts corresponde au nombre d'exemplaires physiques que la bibliothèque possède et donc que des DRM contrôlent ce nombre. Plusieurs dizaines de bibliothèques américaines soutiennent cette position.
Internet Archive a, dans ce cadre, scanné plusieurs millions de livres du domaine public, mais aussi des livres qui sont encore sous Copyright. Le jugement parle de 3,6 millions de livres dans ce cas, dont 33 000 titres des quatre éditeurs plaignants.
Mais en 2020, pendant les confinements et alors que les bibliothèques étaient fermées, le site a donné à ses utilisateurs un accès illimité aux livres qu'il avait numérisés, appelant cette opération la « National Emergency Library » ou « Bibliothèque Nationale d'Urgence ». C'est cette action qui a été considérée comme des « violations massives et délibérées des droits d'auteur » par les éditeurs et qui est à l'origine de leur plainte. Mais leur attaque a aussi visé le CDL en lui-même en considérant que ce « paradigme juridique fabriqué » a été conçu par Internet Archive « pour écarter la jurisprudence bien établie en matière de droits d'auteur ».
Le Fair use non applicable dans ce cas
Au final, le juge a estimé qu'Internet Archive avait violé la loi sur le Copyright. Dans le document, il explique que « le fair use ne permet pas la reproduction et la distribution massives d'œuvres complètes protégées par le droit d'auteur d'une manière qui ne transforme pas ces œuvres et qui crée des substituts directement concurrents des originaux ». Il considère que cette analyse s'applique de façon encore plus forte à la Bibliothèque Nationale d'Urgence mise en place par Internet Archive pendant le confinement. John G Koeltl attend maintenant les propositions des deux parties sous 14 jours pour se prononcer sur la procédure qui suivra.
Dans un billet de blog intitulé « le combat continue », l'organisation estime que « cette décision touche les bibliothèques américaines qui s'appuient sur le prêt numérique contrôlé permettant à leurs usagers d'accéder à des livres en ligne ».
Brewster Kahle, cofondateur d'Internet Archive, y estime que « pour que la démocratie puisse s'épanouir à l'échelle mondiale, les bibliothèques doivent être en mesure de maintenir leur rôle historique dans la société, à savoir posséder, préserver et prêter des livres ». « Cette décision est un coup dur pour les bibliothèques, les lecteurs et les auteurs et nous prévoyons de faire appel », ajoute-t-il.