Pierre Ouzoulias, sénateur des Hauts-de-Seine dans le groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste, revient dans nos colonnes sur l’examen du projet de loi sur le passe sanitaire. L’élu condamne fermement les conditions de cet épisode. Interview.
Comment analysez-vous cette semaine d’examen du projet de loi de gestion de la crise sanitaire ?
On peut prendre le sujet avec différentes optiques. D’abord, celle du vécu d’un parlementaire. Comment est-il possible dans un état de droit de transposer, en quasiment une semaine, un discours présidentiel en une loi ?
Tout est venu de cette intervention du Président de la République, précédée d’aucun débat, aucune discussion, d’aucune analyse scientifique des données puisque tout se fait en Conseil scientifique de Défense où les travaux sont confidentiels.
Tout le monde apprend, le gouvernement compris, quelle va être la ligne directrice de la politique française face à la crise sanitaire.
Le Président a demandé quasiment de façon impérative – c’est une injonction – de transformer ses déclarations en loi. Et le Parlement a eu une semaine, sans prendre l’attache de la CNIL, des organisations syndicales, sans entendre les associations de défense des libertés individuelles.
On a voulu, dans un délai incompatible avec le respect des procédures parlementaires, voter un texte avant le dimanche minuit.
J’ai siégé, avec d’autres, au Sénat du samedi 9h30 au dimanche 4h20 du matin, sur un projet de loi pas abouti, très dangereux sur énormément d’aspects qui touchent aux libertés individuelles et aux droits constitutionnels.
Je me suis aperçu que finalement en face, côté gouvernemental, il y avait au pire, une forme de mépris pour la représentation parlementaire : il fallait que le Sénat vote sans modification. Au mieux, une forme d’impréparation, d’improvisation absolue.
J’ai interpellé à plusieurs reprises leur ministre au banc, Mme Bourguignon, en lui demandant de nous répondre.
Quelles furent ses réponses ?
Aucune. Pendant de très longues heures, quand la présidente de la séance demandait l’avis du gouvernement, le ministre répondait simplement que l’avis était défavorable.
Il n’y a pas eu de débat. Aucun débat.
Ce qui est à mon avis une violation de la Constitution, qui réclame que les débats parlementaires permettent l’intelligibilité de la loi. On ne débat pas simplement pour voter, ou pas, un texte au Parlement, mais aussi pour éclairer le citoyen sur la procédure législative. C’est essentiel, cela lui permet de s’approprier la loi, de se faire une opinion de ce qui va ou qui ne va pas.
Quand le gouvernement refuse de débattre, il viole non seulement le droit des parlementaires, mais aussi celui des citoyens, parce qu’il est fondamental ensuite, au Conseil constitutionnel et au Conseil d’État, de revenir à l’intention du législateur, comprendre ce qu’il a voulu faire. S’il est dans l’impossibilité de dialoguer avec le gouvernement sur ses intentions réelles par rapport à la loi, il n’y a plus de recours possible.
On pourrait opposer qu’il y a eu une étude d’impact et un avis du Conseil d’État lors du dépôt du texte…
Sur un texte comme cela, avec une procédure normale, il aurait fallu une navette complète. Là on est dans le cadre d’une procédure accélérée, une seule lecture à l’Assemblée, une seule au Sénat. Il nous aurait fallu un mois pour étudier le texte dans le détail, aller vers les associations, pour essayer de comprendre.
Ce n’est pas un secret, je travaille beaucoup avec la Quadrature du Net sur les aspects des libertés individuelles et du numérique. J’aurais pris le temps de faire des réunions d’études, discuter, faire venir d’autres associations, etc. Là, on est privé de tout cela.
On reçoit le texte voté par l’Assemblée nationale, on n’a quasiment pas le temps ! On a eu une heure pour l’examiner et partir en séance. Pire sur les conclusions de la Commission Mixte Paritaire : je rentre en séance pour donner l’avis du Sénat sur ces conclusions, je n’ai pas le texte ! C’est ce que j’ai dit par un rappel au règlement : on nous a demandé de siéger en aveugle. On est au-delà de ce qu’il est possible d’admettre dans le cadre d’une procédure accélérée !
On est plutôt dans le mode de l’injonction présidentielle. Pour un autre média, j’ai appelé cela un lit de justice, à savoir une procédure de l’ancien régime par laquelle quand le roi s’invitait au Parlement de Paris, son point de vue l’emportait ; il n’y avait plus de discussion possible. Quelque part, il y a un retour à des formes arbitraires qui tiennent de l’ancien régime.
Pour autant, on a eu un texte arbitré en commission mixte paritaire. En êtes-vous satisfait ?
Le gouvernement a été un peu pris à son piège. Extrêmement pris par les délais, il a dû donner la possibilité au Sénat, pour une fois, de jouer son rôle.
Je m’explique. Le gouvernement voulait absolument que son texte soit voté avant minuit, ce dimanche. Il voulait absolument que la « CMP » soit conclusive et acceptait un certain nombre de propositions du Sénat.
Certaines vont dans le bon sens, parce qu’elles corrigent des atteintes très graves à l’état de droit. Pour d’autres, on s’aperçoit quelques jours après qu’on a du mal à comprendre comment cela va fonctionner.
Par exemple ?
Je pense à l’abandon du licenciement pour les salariés qui refuseraient le passe sanitaire. La proposition du Sénat fut de supprimer cette disposition, au profit d’une mesure de suspension. Sauf qu’on ne comprend pas comment elle fonctionne.
Un salarié suspendu, privé de salaire, mais qui n’est pas licencié… Il se retrouve sans droit, sans rien !
C’est tout le problème de l’accélération de la procédure parlementaire. Il y a une forme d’improvisation générale qui n’est pas satisfaisante. Je crains qu’à l’été, et encore plus à la rentrée, on s’aperçoive de toutes les failles techniques et juridiques de cette loi.
S’agissant des salariés, il se révèle que le droit commun persistera à s’appliquer, avec la possibilité de licenciement, alors qu’une lecture rapide du texte laissait entendre l’inverse…
Tout à fait. Un salarié pourrait être licencié parce qu’il n’obéit pas à des prescriptions imposées par l’État sauf que c’est sa « boite » qui va indemniser le chômage. Je pense que c’est le cœur du dispositif de cette loi.
L’État n’a pas voulu assumer jusqu’au bout ses responsabilités en matière de santé publique. Il a reporté sur les individus, les salariés et les entreprises, le soin de mettre en place un système de surveillance de tout le monde par tout le monde, mais sans jamais en porter la responsabilité.
Ce texte institue un régime de surveillance de masse, mais dans lequel c’est l’État qui demande aux tiers d’assurer les moyens de surveillance du respect de cet état sanitaire. Ce qui est une double dérive.
Sur le principe de QR Code ou du passe sanitaire, quelle est votre analyse justement ?
Nous sommes absolument contre, pour ces principes-là. Une nouvelle fois, on franchit des barrages forts, on bascule d’un régime de surveillance sociale généralisée avec cette loi sur la gestion de la crise sanitaire qui vient après celle sur le renseignement, contre le terrorisme, etc.
À chaque loi qui prend prétexte d’une difficulté majeure, que je ne nie pas, que ce soit le terrorisme ou le virus, l’État en profite pour instituer un régime de surveillance généralisée qui va très loin et dont on sait qu’il ne sera pas provisoire.
Je ne crois pas du tout à la parole gouvernementale quand le ministre de la Santé nous explique que – juré, promis ! – c’est juste le temps de la pandémie et qu’on reviendra sur toutes ces dispositions.
Je n’y crois pas. Quand elles sont inscrites dans le droit, elles restent.
Le texte a fixé ce terme au 15 novembre…
Tout à fait, mais c’est un terme provisoire. Rien n’empêchera le gouvernement de revenir vers nous pour prolonger l’état d’urgence par la loi.
Je suis quasiment certain, pour des raisons qui ne sont pas liées à la pandémie, que les élections présidentielles et législatives se feront dans le cadre de l’état de surveillance sanitaire. Cela s’appelle un avantage politique au candidat sortant, majeur.
Comment cela ?
Si on impose, par exemple, pour les grands meetings électoraux, la nécessité du passe sanitaire, cela rend leur organisation extraordinairement compliquée. On le voit aujourd’hui pour les festivals. Les festivaliers ne savent pas trop comment les organiser. C’est coûteux. Pour les gros, c’est possible. Pour les petits, c’est très difficile.
Si l’élection présidentielle se fait dans les mêmes conditions, c’est un avantage énorme pour le candidat sortant.
Je pense que cet aspect des choses n’est pas étranger à la décision d’Emmanuel Macron.
Est-ce qu’on ne flirte pas là avec la ligne rouge du complotisme ?
C’est très difficile à dire. Ce que j’ai dit dans le débat parlementaire est qu’il n’y a pas de régime d’état sanitaire dans la Constitution, qui garantisse des droits aux oppositions et au Parlement. Par exemple, il y a deux articles dans le texte de 1958 qui donne des pouvoirs importants au Président de la République, mais sous contrôle du Conseil constitutionnel.
Dans l’article 16, par exemple, les parlementaires peuvent le saisir pour lui demander si les raisons qui ont fait prendre à l’exécutif un état de sécurité absolue sont encore fondées.
Moi, en tant que parlementaire, je ne peux pas saisir le Conseil constitutionnel pour lui demander d’examiner d’un point de vue purement scientifique, si le gouvernement avait raison de prendre ces mesures.
Ce que je souhaiterais dans un tel régime d’exception est qu’il y ait des garanties. Aujourd’hui, elles ne nous sont pas données, ni même dans l’information du Parlement. Toutes les décisions sont prises en Conseil de Défense dans une instance où il n’y a pas de compte rendu.
Le Conseil constitutionnel a malgré tout été saisi par plusieurs groupes, avec à l’index la loi sur le passe sanitaire. Ce n’est pas un suffisant ?
Le Conseil est saisi sur le seul respect par la loi de la Constitution. Moi ce que j’aimerais est qu’on puisse le saisir sur les données de santé qui permettent au gouvernement de prendre ces décisions.
On nous dit que le variant est plus dangereux, car il se transmet beaucoup plus facilement, etc. Je ne le conteste pas, mais il faut un vrai débat démocratique qui permette de savoir à partir de quand on oblige de prendre des mesures supplémentaires. Les données du problème ne sont pas accessibles à la représentation nationale !
On ne peut pas déclarer en même temps que le pays est en guerre et ne pas donner aux citoyens des données fiables qui permettent d’appréhender de façon exacte la situation.
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Il y a tout de même les données de CovidTracker et autres expériences similaires
Oui, mais c‘est faible. Par exemple, le gouvernement a été dans l’incapacité de nous dire quelle a été la couverture vaccinale des fonctionnaires, dans le monde de l’Éducation nationale, de l’université. Mardi, Jean-Michel Blanquer a été incapable de fournir un pourcentage officiel.
On a néanmoins des données relativement fiables sur la couverture vaccinale des territoires, avec d’importantes disparités.
Pour vous, c’est aussi ce qui peut aussi jouer sur les élections ?
Dans les quartiers populaires, j’en suis élu, il y a une forme de stigmatisation du pouvoir qui me rappelle certaines prises de position, notamment de militaires ou policiers, disant qu’il faudrait arriver à des régimes particuliers sur ces quartiers, parce qu’ils sont trop violents, ne respectent pas les forces de l’ordre, ne se vaccinent pas, etc.
Tout doucement on rentre dans une forme d’apartheid social où le passe sanitaire va jouer comme le contrôle au faciès. Vous êtes pauvres, vous ne vous vaccinez pas assez, vous êtes dangereux, donc on met en place un régime particulier pour ces quartiers-là.
On n’est pas loin où bientôt on demandera à ces gens, pour sortir de leur quartier, de montrer un passe sanitaire. Cela est très inquiétant.
Dans le débat, j’ai porté la proposition inverse. Ce que je souhaite est que l’État essaye de comprendre pourquoi les gens se vaccinent moins et en fonction de cela, porte une politique pour essayer de résorber cette fracture. De la prévention, de l’accompagnement vers la vaccination, plutôt qu’une politique répressive.
Il y a des campagnes menées dans les médias, la TV, la radio, le web…
Oui, mais lors de la discussion au Sénat j’ai pris l’exemple de Bagneux, commune des Hauts-de-Seine dont je suis l’élu.
La Croix Rouge, avec l’aide de la mairie, est allée au pied des immeubles, installer des tentes provisoires pour chercher les gens, cage d’escalier par cage d’escalier, pour les vacciner. C’est fait par des bénévoles, des gens du quartier.
Il y a une nouvelle confiance qui se tisse, une émulation. Le résultat est qu’en une journée, il y avait plus de 200 primovaccinés. Il faut chercher les gens par la main, de façon bienveillante, en leur expliquant et leur apportant les informations.
C’est comme cela qu’on arrivera à faire les choses. Pas autrement.