Lors d’une audition devant la Commission des lois du Sénat, Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL estime « l’atteinte portée aux libertés et droits fondamentaux par l’élargissement du passe sanitaire (…) particulièrement forte ». Elle réclame des garanties outre le respect des principes de nécessité et proportionnalité.
Après une première journée de débats, les députés n’ont adopté que deux amendements au projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire, rejetés 96 autres, alors qu’il en reste plus de 1 000 à examiner ce jeudi.
Hier, à la commission des lois du Sénat, la présidente de la CNIL a soulevé le caractère inédit du projet de loi actuellement dans la forge parlementaire : « conditionner l’accès à de nombreux lieux, établissements, événements ou moyens de transport à la justification de son état de santé ».
Une réforme qui vient « bousculer » l’équilibre acquis jusqu’alors, où le passe sanitaire n’était exigé que pour les déplacements à l’étranger ou pour l’accès aux grands évènements.
« Prendre le train n’est pas toujours un choix ; déjeuner dans un restaurant peut être un loisir, mais aussi une nécessité dans un cadre professionnel ou lors d’un déplacement. Certains de nos concitoyens vont donc, tous les jours et parfois plusieurs fois par jour, être soumis à l’obligation de présenter une sorte de sauf-conduit, avec une forme de contrôle d’identité induit, pour des actes de la vie courante », expose Marie-Laure Denis.
Le sujet de ces contrôles est enfermé dans un certain brouillard. Jean Castex a affirmé hier au JT de 13 heures de TF1 que si les gérants des bars et autres restaurants seront « responsables du contrôle », ils ne le seront pas de « la vérification d’identité ».
Lundi devant la Commission des lois, Cédric O affirmait néanmoins que « la vérification d’identité est nécessaire. Lorsqu’un buraliste vérifie l’âge d’un client ou un postier l’identité de la personne à qui il remet un colis, nul n’a considéré jusqu’ici que c’était une atteinte à la sûreté de l’État ! C’est une contrainte, oui, mais elle est nécessaire. »
Et dans l’étude d’impact rendue publique le même jour, le gouvernement indiquait que « le contrôle du passe impliquera la vérification de l’identité de la personne à laquelle se rapporte la preuve présentée, de manière inhérente à l’effectivité du dispositif, sans qu’il s’agisse d’un contrôle d’identité au sens de celui effectué par les forces de sécurité intérieure ».
Risque d’accoutumance
Pour la présidente de l’autorité administrative indépendante, « dans certaines configurations ou pour certaines personnes, notamment pour celles dont l’accès aux lieux de travail est subordonné à la présentation d’un passe sanitaire, l’incitation à la vaccination, quoique non obligatoire, sera particulièrement forte ».
Elle dénonce aussi « un risque certain d’accoutumance à de tels dispositifs de contrôle numérique, de banalisation de gestes attentatoires à la vie privée, de glissement, à l’avenir et potentiellement pour d’autres considérations que la seule protection de la santé publique ici recherchée dans un contexte exceptionnel, vers une société où de tels contrôles seraient la norme et non l’exception ».
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Pour contrer ce risque, dans un exercice traditionnel de poids et mesures, doit jouer ici le principe de proportionnalité. Sur les plateaux, Marie-Laure Denis place le caractère gratuit ou non des tests PCR, le périmètre concerné par ces vérifications, etc.
Et de là ses interrogations « sur la pertinence d’imposer le passe sanitaire pour aller déjeuner en terrasse », lieux qui ne présentent pas les mêmes risques à l’intérieur des salles de restaurants. Autres questions soulevées, la situation des mineurs, des salariés, des personnes qui ne peuvent médicalement recevoir une injection…
« La CNIL estime que la résolution de l’ensemble de ces problématiques est une condition nécessaire à la mise en œuvre du dispositif envisagé, compte tenu des conséquences importantes pour la vie quotidienne de ces personnes ».
Plus de questions que de réponses
L’intervention de la présidente de l’autorité est surtout jonchée de questions, plus que de réponses. « N’y a-t-il pas lieu de revenir sur certains des instruments déjà déployés si l’on généralise le passe sanitaire ? Faut-il, par exemple, maintenir le système de cahier de rappel (numérique et papier) dans les restaurants s’ils sont soumis au passe sanitaire, alors que son utilité deviendrait, logiquement, assez résiduelle puisque les restaurants ne devraient être fréquentés que par des personnes vaccinées, immunisées ou testées négatives ? »
Et celle-ci de réclamer dans la loi un bilan de la mise en œuvre de ces différents outils afin d’en juger la nécessité, outre la multiplication des garanties, notamment dans les traitements mis en œuvre.
La mue d’un fichier sanitaire en fichier de contrôle
Un point retient in fine son attention. L’ajout par le gouvernement, au travers de ce projet de loi, d’une nouvelle finalité à SI-DEP, le système d’information relatif au dépistage de la population. Désormais, celui-ci va servir à organiser l’isolement obligatoire des personnes contaminées au Covid-19.
Et par la même occasion, relève la présidente de la CNIL, « un fichier sanitaire » se mue aussi en « un fichier de contrôle du respect de ces mesures ».
« Dans l’hypothèse où la nécessité d’un tel traitement serait démontrée, la CNIL s’interroge sur la nécessité de créer un fichier distinct ou de réfléchir à des modalités permettant de cloisonner hermétiquement ces traitements de nature très différente, afin que les services préfectoraux n’aient pas accès à l’ensemble des données que peut consulter le médecin ou l’enquêteur sanitaire ».
Comme le Conseil d’État dans son avis, elle juge « l’atteinte portée aux libertés et droits fondamentaux par l’élargissement du passe sanitaire (…) particulièrement forte ». Un tel coup de canif ne peut être admis que « si l’État peut démontrer que le surplus d’efficacité qu’apporte le passe sanitaire, par rapport à tout ce qui est déjà fait, apparaît nécessaire à la bonne gestion de la crise ».