Depuis quelques semaines, Apple et Facebook se fustigent à coups de déclarations publiques et de piques via leurs supports respectifs. En cause, deux visions d’Internet diamétralement opposées. Chacun plaide sa cause dans cette lutte, avec une montée récente des tensions.
La sortie prochaine de la version 14.4 d’iOS est au cœur du conflit qui fait rage entre les deux géants de la Silicon Valley. D’ores et déjà disponible en bêta, elle devrait être mise à disposition des utilisateurs début 2021 et induira un déploiement généralisé de l’ATT (App Tracking Transparency).
Cette fonctionnalité devait être déployée avec iOS 14 (disponible depuis le 16 septembre), mais elle a été reportée de plusieurs mois quelques jours avant le lancement. Apple a décidé de jouer la carte de l'apaisement face à une importante levée de boucliers des publicitaires, notamment une lettre ouverte d'une quinzaine d'associations (dont le GESTE, l'IAB, le SRI et le SNCD en France).
Basée sur le principe de l’opt-in (consentement préalable), cette fonctionnalité permettra aux utilisateurs d’iPhone d’être informés sur les données collectées par une application en amont de son installation (à travers notamment le récent privacy nutrition label), et de refuser le pistage publicitaire le cas échéant.
Apple a beaucoup insisté sur la protection de la vie privée dans les campagnes récentes réalisées pour la vente de ses derniers modèles d’iPhone. L’ennemi est désormais pointé du doigt : les entreprises dont le modèle économique dépend directement du ciblage publicitaire et donc du traitement de données personnelles.
Facebook se présente comme l'ami de David face à Goliath
Si Apple n’a pas désigné le réseau social de Mark Zuckeberg de manière précise, c'est de lui qu'est venue la réponse, frontale. Le 16 décembre dernier, une publicité est parue dans trois des plus grands quotidiens américains (New York Times, Washington Post et Wall Street Journal), dénonçant la prochaine mise à jour d’Apple et sa vision de la protection de la vie privée.
Facebook s'y présente en tant que défenseur des petits commerces, durement affectés par la crise sanitaire, en leur fournissant une plateforme simple d’accès et des publicités ultra-ciblées. Ces dernières doivent leur permettre de lutter contre des entreprises de plus grande taille, notamment en favorisant l’échelon local via la géolocalisation.
« De nombreux petits commerces ont exprimé des inquiétudes sur les mises à jour forcées d’Apple, qui limiteront la possibilité de réaliser des publicités ciblées et d’atteindre leurs clients de manière efficace », explique l'entreprise. Facebook poursuit : « selon [ses] données, le petit commerce moyen devrait voir une diminution de 60 % de ses profits sur chaque dollar investi dans la publicité ». Des chiffres qu'il faudra croire sur parole...
Une déclaration qui a fait réagir l'Electronic Frontier Foundation (EFF) qui trouve « risible » cette réaction de la part d'une société qui a multiplié les scandales d'invasion de la vie privée ces dernières années, de Cambridge Analytica à sa récente condamnation par la Federal Trade Commission à une pénalité record de 5 milliards de dollars.
L'EFF abonde : « Ne vous y trompez pas : cette dernière campagne de Facebook est une attaque directe de plus contre notre vie privée et, en dépit de sa présentation habile, est aussi une attaque contre les autres entreprises, grandes ou petites ».
Par ailleurs, certains employés du réseau social ont peu goûté la stratégie d'attaque de leur société. Faisant référence à des comptes publicitaires de petites entreprises supprimés par erreur ou encore au manque de service client, l'un d'eux a ainsi réagi : « [Cela] prouve que nous ne faisons probablement pas tout ce que nous pouvons pour protéger les petits commerces ».
Un changement qui pèsera sur les « aspirateurs à données »
Pour étayer son propos, Facebook ne mentionne pas l’impact de cette mise à jour iOS sur ses propres revenus dans sa publicité ni sur cette page mise en ligne le jour même, au nom de la défense des petits commerces.
En effet, l’essentiel des revenus de Facebook vient du ciblage publicitaire, et donc, in fine, à de l'exploitation des données personnelles. Au titre de l'année 2019, l'entreprise a réalisé plus de 69 milliards de dollars de bénéfice net, soit presque deux fois plus qu'en 2017, dont 98 % proviennent de revenus strictement publicitaires.
Ces chiffres reposent principalement sur des annonceurs de tailles petite et moyenne, moins de 20 % provenant des 100 plus gros partenaires du géant américain. On comprend mieux pourquoi il se bat bec et ongle pour préserver le statu quo en matière de traitement de données personnelles à des fins publicitaires.
En donnant la possibilité aux utilisateurs de refuser ce pistage, Facebook serait le premier affecté. Est-ce que les utilisateurs accepteront de l'activer via l’opt-in qui leur sera proposé ? Facebook les enjoindra-t-elle à forcer leur main, comme c’est déjà le cas sur certains sites web luttant contre les bloqueurs de publicités ?
Apple, de son côté, ne sera probablement pas autant affecté par ces changements. La firme a tout intérêt à insister sur la protection de la vie privée pour se différencier des autres fabricants de smartphones. La confiance des utilisateurs dans ses produits et services premium est décisive.
Certaines études suggèrent d'ailleurs qu'Apple souhaite se renforcer sur la vente de services en ligne, avec une explosion de ses revenus publicitaires passant de 2 à 11 milliards de dollars d'ici 2025.
Si Apple n’est pas une régie publicitaire à proprement parler, l'entreprise « possède sa propre petite entreprise qui personnalise les publicités diffusées sur l’App Store et sur Apple News en fonction de la destination des utilisateurs et de ce qu’ils font dans les applications d’Apple », comme le souligne Forbes.
Selon Facebook, « l’enjeu est financier, il ne s’agit pas de confidentialité. Les entreprises seront forcées de mettre en place des abonnements et d’autres types de paiement intégrés aux applications pour obtenir des revenus ». La firme de poursuivre dans un billet de blog : « Apple en tirera des bénéfices et un grand nombre de services jusqu’à présent gratuits devront devenir payants ou disparaître du marché ».
Pour Jon Loomer, spécialiste en marketing sur Facebook, ces assertions sont encore hasardeuses à l'heure actuelle. « Vous avez sûrement entendu cette information, déclarée avec ferveur, que la publicité en ligne sera moins efficace [après le passage à iOS 14.4]. Il faut être clair là-dessus, NOUS NE SAVONS PAS », précise-t-il sur son blog.
« La meilleure défense, c'est l'attaque »
Facebook n’a pas choisi ce calendrier par hasard. Cette fin d’année a été difficile pour le géant de Mark Zuckerberg. Le 10 décembre 2020, plusieurs États américains et des autorités fédérales l'ont poursuivi en justice pour abus de position dominante. La firme est ciblée pour son comportement « anticoncurrentiel » et soupçonné d'avoir abusé de sa place de marché numérique.
Selon Ian Conner, directeur du bureau de la compétitivité de la Federal Trade Commission (FTC), « les réseaux sociaux personnels sont centraux dans la vie de millions d’Américains [...] La politique de Facebook qui consiste à implanter et maintenir son monopole prive les utilisateurs des avantages de la compétition. Notre objectif est de contrer ce comportement anti-compétitif et de restaurer la concurrence afin que l’innovation et la compétition puissent prospérer ».
Défendre les petits commerces et dénoncer d’éventuels abus de position dominante est peut-être un moyen pour la firme américaine de faire oublier le caractère monopolistique de son activité.
Facebook multiplie les fronts, Apple refuse de rentrer dans le jeu
Dans cette lutte contre la version 14.4 d’iOS, Facebook a attaqué la firme de Cupertino sur un autre front. Cette année, Apple a été critiqué par de nombreux éditeurs pour les commissions de l’Apple Store.
À hauteur de 30 %, elle correspondrait à une forme d’abus de position dominante pour ses détracteurs comme Epic Games, éditeur du jeu Fortnite, ou encore de Spotify, qui pointe l’injustice de ce prélèvement eu égard à l’existence même d’Apple Musique sur la place de marché en question.
Facebook s’est ici encore présentée comme défenseur de David contre Goliath. En effet, le réseau social a indiqué qu’il fournirait les informations nécessaires au recours pour abus de position dominante contre Apple, déposé par Epic Games, afin de permettre aux juges de comprendre « les politiques injustes imposées par Apple ».
Côté Apple, Craig Federighi, directeur de la partie logicielle du groupe considère qu'« il est déjà évident que certaines entreprises vont tout faire pour essayer d’empêcher l’arrivée de l’ATT ». Et Federighi d’ajouter, sur un ton dont la firme à la Pomme nous a désormais habitués : « Nous devons montrer au monde la vraie face de ces arguments : une tentative vaine de maintenir un statu quo où la vie privée est sans cesse envahie ».
Dans un entretien au Parisien le 14 décembre, il se dit convaincu que la publicité restera « l'un des bons moyens de faire vivre l'économie des applications. Nous avons vu en bloquant les cookies sur Safari que les vendeurs de publicités étaient toujours capables par la suite de fournir du contenu publicitaire. Ils peuvent s'adapter pour être plus efficaces et faire de bonnes publicités sans savoir qui je suis, où j'habite et quelles sont mes passions. Publicitaires et développeurs vont trouver des solutions efficaces pour continuer leurs affaires tout en respectant la vie privée des gens ».
« Donner le choix à l’utilisateur »
Apple a précisé que son objectif n’était pas d’empêcher le tracking publicitaire mais de « donner le choix à l’utilisateur » au lancement des applications. Reste à savoir à quel point ce changement impactera Facebook et toute autre application gourmande en données personnelles. Assistera-t-on à un cercle vertueux, vers plus de protection de la vie privée ?
Rien n’est moins sûr. Selon le New York Times, il faut rester prudent et ne pas oublier que cette guerre a lieu entre « deux des entreprises les plus valorisées en bourse au monde et qui dépendent l’une de l’autre » et ont « chacune une influence considérable sur nos comportements numériques ».