Le 8 octobre 2002, le ministère de la Culture et Bercy lançent une mission sur la copie privée. Deux mois et demi plus tard, après un round d’auditions, un rapport du 19 décembre 2002 décrit divergences et pistes de travail. Seulement, jamais le gouvernement n’a cru bon de sortir un tel document, resté dans les tiroirs. Nous l'avons désormais en mains et en publions donc les bonnes feuilles, à l'occasion des 30 ans de la copie privée.
Cette mission avait été confiée à Serge Kancel, chargé de mission à l’inspection générale de l’administration des affaires culturelles, et Jean Berbinau, ingénieur général des télécommunications. Un chantier initié dans un contexte contraint. À l’époque, en effet, la France était en pleine transposition de la directive de 2001 sur le droit d’auteur, texte qui comprend un passage relatif à la copie privée. En substance, il autorise les États membres à prévoir une « compensation équitable » (nom européen de la redevance) pour les seules reproductions effectuées « par une personne physique pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales ».
Pour ceux qui ont raté quelques épisodes, rappelons que cette « rémunération » vient compenser la possibilité pour une personne de réaliser des copies à titre privé d’œuvres protégées. Il y a préjudice pour l’ayant droit puisque la personne n’a pas à racheter l’œuvre à cette occasion. Son indemnisation se manifeste donc par un prélèvement sur les supports, dont le barème est déterminé par des études d’usages. Financées par les ayants droit, elles consistent à jauger les pratiques de copie sur un échantillon d’utilisateurs, d’où sont ensuite extraits par d’aussi savants qu’opaques calculs, des taux de perception généralisés à l’ensemble de la population. Avec un bel effet : plus de 200 millions d'euros sont désormais prélevés chaque année sur leurs épaules.
Alors que la redevance fêtera dans quelques semaines ses 30 ans en France, l’introduction d’une telle directive menaçait donc de bouleverser les situations acquises. L’objet de la mission initiée au ministère de l’Économie et à la Rue de Valois fut donc de mesurer les incidences du droit européen sur cette législation française. Nous avons en main la quasi-totalité de ce rapport, qui n’a jamais été publié ni même présenté aux députés ou aux sénateurs. Et c’est bien dommage, car, au vu des passages que nous publions, il recèle de pépites à la lumière des évènements qui ont postérieurement rythmé le sujet.
« Aucune raison valable pour réformer le mécanisme »
Ainsi, page 28 de ce rapport, on découvre la position des ayants droit sur les questions soulevées par la transposition. Ceux-ci considèrent ainsi que « la loi française qui prévoit précisément une rémunération pour les ayants droit s’inscrit parfaitement dans le champ de la directive, et que celle-ci n’a pas besoin d’autre transposition que de détail ». En clair, le texte européen n’apporte rien, si ce n’est à la marge. On ne touche donc à rien : « aucune raison valable pour réformer le mécanisme actuel de fixation de la rémunération » assènent-ils, selon le résumé des échanges.
Témoignage de la perfection du régime français, les ayants droit applaudissent ainsi cette commission qui a eu le souci constant « de différencier la source de copie, du piratage, qui consiste dans la mise en vente d’exemplaires contrefaits des œuvres ». Un témoignage finalement dézingué en 2008 par le Conseil d’État quand celui-ci constatera que la commission copie privée a bien oublié d’ignorer les copies illicites dans leurs études d’usage. Alors qu’ils fusillaient d'une main l’idée d’une licence légale, une telle lacune leur a permis de l'autre, de maximiser les retombées financières de la redevance grâce aux échanges illicites : plus les gens copiaient illégalement, plus la redevance pouvait grimper en flèche. L’analyse de la haute juridiction administrative dégommant les liens incestueux entre copie privée et copie illicite sera partagée par la Cour de justice de l’Union européenne six ans plus tard.
Pas touche à la commission copie privée
Autre chose, le rapport en question évoque le fonctionnement de la commission copie privée, celle chargée d'établir barème et assiette de la redevance. Ce thème empoisonné a provoqué le bruyant départ d’une partie des membres en 2012.
A l'époque déjà, celle-ci était organisée selon un mode « paritaire » assez particulier : 12 redevables, 12 bénéficiaires. Page 31 du rapport, les ayants droit affirment « leur opposition à toute remise en cause des principes actuels de fonctionnement de la commission copie privée ». Et on le comprend : contrairement aux bénéficiaires, les 12 redevables ne parlent pas d’une même voix, avec 6 industriels et 6 consommateurs aux intérêts mécaniquement très divergents. D’ailleurs, on apprendra par la suite que certains représentants des redevables étaient déjà alors proches des intérêts bénéficiaires. En obtenant une de ces voix, les ayants droit sont donc parvenus à faire fructifier, sans trop de dommages, leurs intérêts.
Le rapport souligne d'ailleurs une étrangeté : « les distributeurs, acteurs pourtant majeurs dans la chaîne de commercialisation, ne sont pas représentés à la commission de la copie privée, et que, dans le collège des consommateurs, les consommateurs "domestiques" se sont vu attribuer cinq sièges sur six alors que la charge de la rémunération pèse pour une large part sur les consommateurs "professionnels" ». Au passage, les ayants droit avouent sans rougir qu'il est nécessaire de faire payer les pros. Là encore, le Conseil d'Etat leur expliquera plusieurs années plus tard combien un tel mécanisme est contraire à la lettre de la directive qui ne permet de cibler que les personnes physiques pour leurs usages de copies privées.
Haro sur la transparence de la copie privée
Bien entendu, porter aux grands jours les négociations menées en Commission copie privée n’est jamais bien opportun. Les débats font certes l’objet de comptes rendus tapotés entre les murs du ministère de la Culture, mais les ayants droit ont bien milité pour l'opacité. Même page, on découvre qu'ils « considèrent que la publication des débats n’est pas souhaitable, car, la rémunération pour copie privée constituant un sujet sensible, il convient de préserver la commission de toute pression extérieure ». L’argument a été jugé suffisamment fragile pour être dédoublé : « dans aucun secteur, les entreprises, lorsqu’elles négocient, ne sont tenues à une telle obligation » ajoutent-ils.
Voilà donc leur argument pour que les débats en commission copie privée ne soient pas diffusés notamment aux yeux des personnes qui ont à payer, yeux fermés, bouches cousues. Il faut croire que leur revendication a porté puisque si on regarde le site de la Commission copie privée, aucun compte rendu des débats n’est disponible sur la période. Suite au vote de la loi DADVSI, les vannes n’ont été ouvertes qu’à partir du 18 juin 2007, et encore, il manque certains documents. De plus, à partir de là, les noms des intervenants sont désormais savamment anonymisés.
Cette lacune a fait l’objet d’une procédure CADA de notre part à l’encontre du ministère de la Culture. Celui-ci nous a finalement expliqué que les comptes rendus manquants sont bien accessibles, mais n’existent qu’en version papier. Quiconque veut les consulter doit donc se rendre à Paris. Pratique pour la grappe de résidents du Faubourg Saint-Honoré ou de la Rue de Valois, un peu moins confortable pour les dizaines de millions d'autres Français.
En 2002, une autre idée s’enracinait pour apporter de la transparence : celle d’un rapport remis chaque année au Parlement pour faire le point sur les travaux de la copie privée. Une bien mauvaise piste pour les ayants droit ! Selon la synthèse des échanges, « l’idée avancée d’un rapport annuel au Parlement leur paraît en réalité comporter le risque d’un renouvellement annuel du lobbying des industriels, voire d’un premier pas vers la fiscalisation de la rémunération ». Finalement, autre apport de la loi DADVSI, ce document sera rendu obligatoire à partir de 2007.
Bref, des échanges tenus à l’écart des redevables finaux et même de la représentation nationale, alors même que les prélèvements en cause ont une origine légale, sans concurrence possible, contrairement à l’activité d’une « entreprise » normale.
Basculer vers une composition vraiment tripartite ? Une horreur
Au fil des pages, il est également suggéré de basculer vers une gouvernance tripartite, avec un tiers d’ayants droit, un tiers de consommateur, un tiers d’industriel. En 2002, un tel projet hérisse déjà les bénéficiaires qui « considèrent que le fait d’être minoritaires [dans une commission] où sont censés se négocier leurs droits serait inacceptable. La parité actuelle entre bénéficiaires et redevables est la seule formule possible ». Idem, à la poubelle l’idée d’une coprésidence : elle « pourrait remettre en cause un équilibre de fonctionnement que [les ayants droit] jugent satisfaisant ».
Fin 2014, l’UFC Que choisir a révélé dans son étude sur la copie privée que depuis 2007, les ayants droit ont toujours voté dans le même sens. Le président, lui, n’a jamais voté contre eux, et lorsqu’il ne s’abstient pas, vote systématiquement pour leur position…
Les autres pistes rejetées en bloc par les ayants droit
Retour en 2002. Le rapport propose de soumettre les barèmes votés en commission copie privée à un agrément ministériel. Rejet total des ayants droit : « les représentants des ayants droit y voient une remise en cause fondamentale de concertation mise en place en 1985 et un moyen inacceptable de dessaisir la commission de ses compétences au profit du pouvoir politique. Par ailleurs, un tel agrément ne ferait que retarder systématiquement l’entrée en vigueur des décisions de la commission et, par ricochet, l’indemnisation des ayants droit ». Prélevons donc sans transparence et le plus vite possible.
Autre suggestion : pour que les études d’usages ne s’emballent pas trop, le rapport invite à ce qu’une enveloppe globale soit fixée chaque année, par exemple par le Parlement, puis corrigée par l’évolution de l’indice des prix à la consommation (INSEE), mais également par des études d’usage réactualisées. Pourquoi ? « La sophistication croissante du mode de fixation des rémunérations par la commission de la copie privée n’a pas échappé à la règle qui veut que plus le nombre de paramètres à estimer est grand, plus grand devient le risque d’une déviation par rapport à une évaluation initiale » écrivent joliment les auteurs du document (voir capture ci-dessus).
Un projet poussé aux orties par les ayants droit « qui y voient une remise en cause radicale de l’ensemble du dispositif aujourd’hui en vigueur, et notamment du droit [qui leur est] donné de négocier les droits afférents aux exploitations de leurs œuvres, support par support, sur la base d’une analyse aussi précise que possible de la réalité et des modes opératoires de ces exploitations. »
Un rapport resté dans les cartons
Le rapport en question n’a jamais été publié. Depuis, les annulations de barème ont pullulé au Conseil d’État notamment parce que les ayants droit ont corrélé copie privée et sources illicites, ou qu’ils ont soumis à prélèvement les professionnels, contrairement à la lettre évidente de la directive. Seulement, dans la quasi-totalité des cas, la haute juridiction administrative n’a pas exigé la restitution des sommes indument perçues. Temps juridictionnel faisant, les montants ont à chaque fois été de longues dates repartis entre les sociétés de gestion collective puis distribués aux bénéficiaires ou fléchées pour le financement des festivals organisés partout en France. Voilà ainsi comment des centaines de millions d’euros ont pu être illégalement amassés par bénéficiaires sans qu’ils aient finalement à rendre comptes. Bon anniversaire la copie privée !