L’émotion est encore vive après les évènements tragiques de la semaine dernière, mais le mouvement en faveur de la liberté d’expression est déjà menacé d'essoufflement. Aujourd'hui,ce n’est plus la liberté d’expression qu’on assassine, c’est la terreur qu’il faut décimer… même si la liberté d’expression doit en pâtir. Certes, il faudrait être fou pour nier l’horreur de ces 17 assassinats, mais oublier le thème cher à la rédaction de Charlie Hebdo laisse un goût amer.
Cette amertume est d’autant plus forte que les récentes actualités font frémir et montrent combien la route est encore tortueuse pour faire évoluer les esprits. Qu’on en juge. Au lendemain de la grande marche, Fleur Pellerin participait à la réunion sur le droit d’auteur en Europe. Entre les murs de la rue de Valois, elle a confirmé sa volonté de muscler la responsabilité des intermédiaires sur Internet : « Le rôle prédominant joué par ces acteurs dans l’accès aux œuvres nous incite à réfléchir à leur régulation, à la définition d’obligations de loyauté et au réexamen de leur statut juridique » a-t-elle exprimé, précisant que « c’est un sujet sur lequel je travaille avec mes collègues du Gouvernement. »
Alors que la Commission européenne veut abaisser les barrières du droit d’auteur, l’une des cibles françaises reste avant tout « la régulation » du statut des hébergeurs. À quelles fins ? Accentuer leur implication sur les contenus hébergés et mis en ligne par des tiers afin de faire respecter le droit d’auteur, étendard du ministère. Si d’un œil le gouvernement pleure Charlie, il fronce les sourcils de l’autre pour mener à bien des actions qui vont nécessairement malmener la liberté d’expression. Explications.
Une loi pour les hébergeurs et la liberté d'expression
À l’origine, l’idée de la loi sur la confiance dans l’économie numérique de 2004 fut de protéger ceux qui transmettent ou hébergent les contenus postés par des internautes. Comment ? En empêchant les notifications abusives, en imposant des garde-fous, un formalisme concret pour ne contraindre les acteurs du net qu’à supprimer les textes, photos, vidéos, etc. manifestement illicites. Cette logique a certes été rabotée devant certains tribunaux, mais d’autres ont bien insisté pour confirmer son essence initiale.
Dans les textes, des coups de rabot sont à signaler. Un exemple, la loi sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, passée comme une lettre à la poste, demande désormais aux intermédiaires de devenir les arbitres des blagues sur les blondes (dans le texte : les contenus appelant « à la haine à l'égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap »). L’actuel gouvernement a aussi œuvré pour ajouter sur leurs épaules la lutte contre l’apologie du terrorisme, devenue par ailleurs une infraction pénale sanctionnée jusqu’à 7 ans de prison.
De leur côté, les ayants droit et leurs proches n’ont de cesse de dénoncer « l’irresponsabilité » des hébergeurs pour justifier de nouveaux tours de vis. Le terme est évidemment faux puisque la LCEN n’a pas été abrogée, mais ce mensonge est visiblement leur seule façon de traduire les difficultés à obtenir des retraits industrialisés.
La ministre ne l’a pas bien souligné dans son discours hier, mais insistons : accentuer la responsabilité des hébergeurs, c’est porter atteinte à la liberté d’expression. L’une est absolument garante de l’autre. Faire sauter le formalisme, les garanties procédurales, les verrous juridiques, repousser voire évacuer l’intervention du juge, c’est inciter les hébergeurs à des réflexes d’autocensure ou de censure préventive (voir notre dossier). C'est le risque de voir Internet devenir une zone de non droit pour les citoyens, puisque ce qui vaut pour la protection du droit d'auteur, vaudra pour les autres secteurs.
LIberté d'expression et loi Hadopi
Les groupes de pression n'en sont pas à leur coup d’essai. Un exemple parfait a été introduit lors de la loi Hadopi en 2009. À cette occasion, les parlementaires ont adopté un statut particulier pour les infractions de presse (diffamations et injures) constatées dans les espaces contributifs modéré a posteriori.
En clair ? Il rend responsables des contenus illicites ceux qui mettent en ligne un forum, dès lors qu’ils auront simplement « connaissance » des noms d’oiseaux piaffés par des internautes. Alors que la logique de la LCEN impose un formalisme et du manifestement illicite, là, l’adverbe « manifestement » a sauté tout comme les règles de forme. C’est ce que montrait Benoit Tabaka dans une note éclairante ou nous résumait encore un autre juriste Lionel Thoumyre en 2009 : « avec l’Hadopi, c’est la censure sans jugement qui est demandé au directeur de la publication d’un service internet lorsque celui-ci héberge des contributions d’internautes. Ce type de censure n’est pas demandé aux hébergeurs avec la LCEN. »
Le Notice and Stay Down
D’autres cas peuvent bien entendu être cités. La mise en œuvre en France d’un système de Notice and Stay Down pourra elle aussi restreindre la liberté d’expression. Pour mémoire, la proposition faite dans le rapport Mireille Imbert-Quaretta ou celui de Pierre Lescure vise à obliger les intermédiaires à adopter un mécanisme de filtrage des contenus. Ils seraient alors obligés de surveiller les flux pour empêcher la remise en ligne d’une vidéo, d’une musique, une première fois dénoncée.
Par quel biais ? Via un système d’empreintes numériques traquant ces contenus à la volée dès le premier octet mis en ligne. Qu’on pense simplement au sort des mash-up dans une telle moulinette. Un auteur picore des bouts d’œuvres de-ci de-là pour créer une nouvelle œuvre, jolie ou moche, peu importe, elle sera le socle de sa liberté d’expression. La suite est malheureusement connue : selon le degré de finesse de l’outil de filtrage, sa création mosaïque sera rejetée par un logiciel de robot-copyright.
Prudence ou précipitation ?
Bien entendu, nous ne nions pas la nécessité de lutter contre les contenus abjects ni aux ayants droit toute possibilité de défendre leurs intérêts, mais rappelons néanmoins que droit de propriété et liberté d’expression sont rangés au même rang dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Bref, pleurer Charlie le dimanche et accentuer les contraintes sur les hébergeurs le lundi témoigne d’un certain toupet, et mérite à tout le moins une grande prudence. À l’image de ces politiques qui sollicitent un Patriot Act à la française avec pour escabeau, le cercueil de ces trop nombreuses victimes.