Quand le couple start-up - capital-risque adopte des pratiques prédatrices

décorrelation des prix
Economie 8 min
Quand le couple start-up - capital-risque adopte des pratiques prédatrices
Crédits : Uber

Dans un article du Journal of Corporation Law, les juristes Matthew Wansley et Samuel Weinstein décortiquent une pratique anti-compétitive utilisée à plusieurs reprises dans la Silicon Valley : les tarifications prédatrices.

Et si la recherche de capital-risque était une pratique prédatrice ? Dans une étude publiée en mai dans le Journal of Corporation Law, les chercheurs américains Matthew T. Wansley et Samuel N. Weinstein décortiquent les pratiques de certaines start-ups qui démarrent en s’appuyant sur le soutien du capital-risque. 

Plus précisément, ils se penchent sur la manière dont ces sociétés emploient parfois une technique de tarification déloyale (ou prix prédateurs). La tactique « vise à supprimer la compétition » expliquent-ils dès l’introduction : en fixant un prix en dessous de ses propres coûts, l’acteur prédateur oblige la plupart de ses concurrents à fuir le marché. Une fois celle-ci évacuée, le prédateur fait grimper son prix « à un niveau supra-compétitif », rentre dans ses frais, voire récupère un pactole supplémentaire.

La Cour suprême américaine décrit de telles pratiques de tarification prédatrice comme « rarement pratiquées » et « rarement réussies », indiquent encore les auteurs en tête d’article. Depuis les années 1980, l’institution considère la loyauté comme le comportement standard des acteurs économiques. Mais pour Matthew Wansley et Samuel Weinstein, il existe bien un type d’entité qui « pense que fixer des prix abusifs vaut la peine d’être tenté et qu'elle peut être couronnée de succès » : les start-up financées par le capital-risque.

Quelle rentabilité pour un Lyft ou un Uber ?

Auprès d’Insider, Matthew Wansley raconte comment, en 2016, il a fait le tour des entreprises tech spécialisées dans les voitures autonomes et, plus largement, dans la mobilité, pour tenter de s’y faire embaucher comme avocat. Au fil des entretiens, sa perplexité n’a fait que grandir : pourquoi une entreprise de VTC comme Lyft était-elle capable de lui dire qu’ « évidemment, nous travaillons sur la conduite autonome », à défaut de quoi elle n’atteindrait jamais la rentabilité ?

Comment, dans ce cas, avait-elle fait pour convaincre General Motors et d’autres de lui verser un milliard de dollars d’investissement (somme qui allait grimper à près des 5 milliards de dollars avant son entrée en bourse de 2019) ? Quid des investisseurs qui avaient soutenu Uber ? Où était la logique dans le fait d'investir de l’argent dans un projet qui ne prévoyait pas d’atteindre l’équilibre, sans parler d’engranger des bénéfices ?

C’est à partir de ces questions que Matthew Wansley et son collègue Samuel Weinstein se sont lancés dans l’étude du fonctionnement de cette économie. Après tout, précisent-ils, cela faisait déjà plusieurs années que des économistes pointaient comment les entreprises de la tech subventionnent le coût de leurs produits, aidés par les cabinets de capital-risque, jusqu’à ce que leurs clients ne puissent plus s’en passer et qu’elles rentrent enfin dans leurs frais. 

Amazon en est l’archétype, dont le fonctionnement a notamment été critiqué par la juriste américaine et désormais directrice de la Federal Trade Commission (FTC) locale Lina Khan, dans son article remarqué « Amazon’s Antitrust Paradox ». L’entreprise a proposé pendant des années des produits meilleur marché que chez ses concurrents, quitte à perdre de l’argent, tout en augmentant sa surface clientèle à des proportions jusque-là inégalées. Pareil pour Uber – rappelez-vous ces trajets si économiques, au début des années 2010. 

Un tour par l’école de Chicago

Une fois la concurrence éloignée, l’entreprise peut remonter ses prix : on se retrouve alors dans un schéma parfait de pratique prédatrice. Théoriquement, celle-ci est illégale : c’est la démonstration de son usage qui a permis d’argumenter en faveur du démantèlement de monopoles comme celui de la Standard Oil, au début du XXe siècle.

Sauf que depuis les années 70, de nombreux économistes, notamment issus de l’école de Chicago, ont considéré qu’il serait irrationnel de recourir à des tarifications prédatrices dans un système capitaliste. Une rapide recherche fait ainsi remonter une série d’articles qualifiant le phénomène de « mythe » – les plus récents sont souvent publiés sur les sites d’organisations libertariennes

Généralement, l’argumentaire mentionne au moins deux éléments : l’entreprise prédatrice perdrait plus d’argent que ses concurrents, parce qu’elle aurait de plus grandes parts de marché. Et une tarification prédatrice ne lui permettrait d’écarter les « proies », c’est-à-dire ses concurrents, que pendant un temps limité.

Dans les dernières décennies, les économistes qui ont pris la suite de l’école de Chicago ont démontré qu’il pouvait bien être rationnel d’adopter des tarifications prédatrices. Pour autant, cela n’a pas encore eu d’effet évident sur le système judiciaire américain, notamment faute d’exemples concrets d’entreprises appliquant ces logiques.

Start-up et capital risque main dans la main

En se penchant sur la manière dont start-ups de la tech et investisseurs interagissent, Matthew Wansley et Samuel Weinstein entendent précisément détailler des exemples tirés du monde réel. 

Le capital-risque a un vrai poids dans l’industrie financière : aux États-Unis, il aurait représenté 233,9 milliards de dollars d’investissements en 2022, 90 milliards en Europe la même année. Une autre estimation chiffre à 540 milliards de dollars le nombre d’investissements versés par ce type de financiers à l’industrie de la tech dans le monde en 2022. 

Tout investissement de ce type est loin d'être prédateur. Les juristes décrivent néanmoins un comportement problématique qu’ils ont observé à de plusieurs reprises dans la Silicon Valley et qui s’applique en trois étapes.

D’abord, des entreprises de capital-risque versent des milles et des cents à la société qui les intéresse – c’est elle qui devient la prédatrice. Grâce à cet argent, l’entreprise vend ses biens ou services à un prix largement sous-évalué, ce qui lui permet à la fois d’éliminer la concurrence et de récupérer rapidement des parts de marché.

Une fois que ladite société a obtenu une position dominante sur le marché, ses investisseurs revendent leurs parts aux capitaux risqueurs suivants, eux-mêmes convaincus que l’entreprise pourra récupérer sa mise au bout d’un moment grâce à la taille qu'elle a acquise. 

Chaque type d’acteur a ses propres motivations, écrivent les juristes. « Les venture capitalists (VC) ont intérêt à financer la prédation parce que celle-ci peut fournir la croissance rapide et exponentielle que leur activité d’investissement exige. » Toutes les start-ups ne réussiront pas, mais celles qui parviendront à se détacher du lot leur permettront d’engranger les fonds suffisants pour rembourser tous les investissements qu’ils comptent dans leurs portefeuilles. 

Les sociétés prédatrices, elles, tirent profit du secret des affaires : les fondateurs peuvent discuter ouvertement de leur stratégie avec leurs investisseurs et n’ont pas d’obligation de publier leurs structures de coût. 

Surtout, les VC et le fondateur de l’entreprise peuvent tirer profit de leur entreprise de tarification prédatrice, y compris si l’entreprise ne récupère jamais les fonds perdus au moment de sa réduction de prix. « Il leur suffit de donner l'impression d'une rentabilité future pour pouvoir vendre leurs actions à un prix attractif », expliquent Matthew Wansley et Samuel Weinstein.

WeWork et Bird sur le même modèle

Uber, l’un des principaux exemples de leur démonstration, a réussi à amasser un total de 24 milliards de dollars de la part de différents investisseurs. Ni ses services, ni sa structure de coût n’étaient plus efficaces que ceux d’un autre service de transport. Simplement, les fonds leur ont permis de fournir un service de transport moins cher que les taxis existants, conduisant nombre de ces derniers à la banqueroute.

Et pour l’un de leurs premiers investisseurs, l’entreprise Benchmark, « Uber a été un succès retentissant ». Après avoir mené la levée de fonds de série A de l’entreprise, la société a engrangé un retour sur investissement de 5,8 milliards de dollars.

De quoi pousser d’autres acteurs à tenter de répliquer l’expérience : Matthew Wansley et Samuel Weinstein démontrent que WeWork et Bird (location de trottinettes et vélos électriques) ont suivi exactement la même logique. La série A de l’entreprise de coworking (qui a longuement utilisé l’aura de l’industrie technologique pour faire croire à son potentiel de succès, quand bien même son modèle était purement immobilier) avait, elle aussi, été organisée par Benchmark, lui permettant de lever 17,5 millions de dollars en 2012. 

En 2019, elle avait réussi à amasser plus de 12 milliards de dollars. Et pour séduire la clientèle, elle faisait invariablement payer les locataires de ses espaces de coworking légèrement moins que la concurrence présente dans les villes où elle s’installait. 

Si Uber pourrait nuancer la critique – l’entreprise a annoncé ses premiers profits à l’été 2023, quatorze ans après sa création –, WeWork est actuellement en bien mauvaise posture. Dans son rapport trimestriel publié le 8 août, l’entreprise a en effet évoqué l’existence d’un « doute substantiel sur la capacité de l’entreprise à poursuivre ses activités ». 

Frein à l’innovation et coût social

La tarification prédatrice n’est pas une norme, indiquent Matthew Wansley et Samuel Weinstein. Néanmoins, c’est un système utilisé de manière suffisamment récurrente dans la tech pour nécessiter une alarme. Car la pratique à de véritables effets négatifs. 

Les juristes estiment par exemple qu’en bloquant des fonds dans des pratiques anti-compétitives, elle freine l’innovation. Ces sommes pourraient en effet servir à des innovations plus utiles à la société.

Surtout, de telles pratiques prédatrices nuisent aux consommateurs : en faisant disparaître la concurrence, elle les prive de choix. Et en distordant les prix, elle finit potentiellement par leur proposer des services trop chers et/ou des produits et services de faible qualité.

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