Aux États-Unis, l’avortement révélateur des problématiques de vie privée et de désinformation

dommages collatéraux
Aux États-Unis, l’avortement révélateur des problématiques de vie privée et de désinformation
Crédits : Kev Costello/Unsplash

Le 24 juin 2022, le renversement de l’arrêt Roe v. Wade mettait fin à la protection fédérale du droit à l’avortement aux États-Unis. Outre ses implications humaines, la décision a eu divers impacts sur la vie privée et l’accès à l’information des internautes. Next INpact en a discuté avec Corynne McSherry, directrice juridique de l’Electronic Frontier Foundation.

Aux États-Unis, le droit à l’avortement était consacré par l’arrêt Roe v. Wade rendu en 1973 par la Cour Suprême. Le 24 juin 2022, saisie dans le cadre de l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, la Cour Suprême actuelle a déclaré que la Constitution américaine ne conférait pas le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), cassant l’arrêt rendu un demi-siècle plus tôt. 

Dans le sillage de cette décision, quatorze États ont totalement interdit l’interruption de grossesse, dont neuf sans exception pour les cas de viol ou d’inceste. Six autres l’ont réduit en imposant des dates ou des modalités précises. 

« Outre les drames humains que ces interdictions créent (certaines ont frôlé la mort faute de pouvoir avorter), elles ont servi de révélateur à une série d’enjeux de protection de la vie privée à laquelle le grand public ne prêtait pas nécessairement autant attention jusque-là », pointe la directrice juridique de l’Electronic Frontier Foundation (EFF) Corynne McSherry

À l’été 2022, l’International Association of Privacy Professionals soulignait que la décision de justice remettait aussi bien en cause le droit des femmes à la santé reproductive que leur droit, à elles comme à leur entourage, à la vie privée. En cause : la facilité avec laquelle il est possible d’inférer la décision d’une femme de mettre fin à une grossesse, pour peu que l’on ait accès aux données d’applications de suivi menstruel, de recherches en ligne liées à des méthodes d’avortements, à des registres médicaux, des informations de géolocalisation, voire à des informations de paiement ou de crédit.

Internet partout, vie privée nulle part ?

Les différences principales qui opposent 2023 aux années soixante-dix, pointe Corynne McSherry, « c’est d’abord que les femmes ont pris l’habitude de l’accès à l’avortement ». C’est aussi internet. Celui-ci « a rendu les commandes, les paiements, l’accès à l’information, l’organisation de voyages… internet a rendu la vie entière plus simple. La contrepartie de cette simplicité, c’est très fréquemment la vie privéé, ainsi que l’augmentation globale de la surveillance d’entreprise. » 

Depuis un an, les effets de cette surveillance privée sur les droits des femmes sont d’autant plus visibles qu’ils s’exercent dans le pays même ou un grand nombre de géants numériques occidentaux ont été fondés. Dès la fuite du projet d’arrêt Dobbs v. Jackson, l’une des grandes inquiétudes partagées en ligne a par exemple concerné la sécurité des données enregistrées dans des applications de suivi des menstruations

En 2018, l'ONG Privacy International avait démontré que près de deux tiers des 36 applications qu’elle avait testées partageaient des informations avec des tiers. En 2022, le Guardian rapportait que de nombreuses Américaines décidaient de supprimer les applications en question de leur téléphone par peur que celles-ci puissent servir à les poursuivre.

Big Tech et partage des données personnelles

Autre enjeu : le partage des données des utilisateurs avec les forces de l’ordre, attendu quand les requêtes sont légitimes, contestable quand elles ne le sont pas. Dès l’été 2022, TechCrunch rapportait le cas d’une enquête qui soupçonnait une jeune fille de 17 ans d’avoir avorté, sans preuve évidente. Meta a fourni ses données quand bien même l’entreprise est connue pour avoir contesté d’autres demandes d’informations par le passé. 

Plus récemment, Insider a souligné la propension d'entreprises comme Meta, Google ou des pharmacies en ligne à fournir des informations personnelles à la police, contenu des discussions sur des applications de messagerie compris, même quand les demandes sont illégitimes (pour obtenir des données de localisation ou des messages, en particulier, les forces de l’ordre américaines ont besoin d’un mandat). En décembre 2022, Meta déclarait se plier aux trois quarts des 240 000 demandes d’information qu’il recevait au fil de l’année. 

Et la juriste Sharon Docter d’expliquer au média : « les entreprises de réseaux sociaux n’ont pas tellement de motivation pour protéger la vie privée ». Dans leurs calculs, il paraît souvent moins risqué de collaborer avec les autorités. 

Pour faire face aux inquiétudes qui montaient, cela dit, Google a de son côté fait quelques promesses : en juillet 2022, la société annonçait qu’elle supprimerait toutes les données relatives aux visites des utilisateurs dans des « lieux sensibles », cliniques d’avortement comprises. YouTube avait déclaré au même moment qu’il supprimerait les contenus qui diffusent de fausses informations et redirigerait les internautes vers les informations des autorités de santé – comme il l’avait fait pour les fausses informations liées au Covid-19 ou aux élections.

Des mesures insuffisantes et incohérentes avec la force de frappe d’un géant numérique, selon Corynne McSherry. Et pour cause : dans deux enquêtes différentes, un journaliste du Washington Post et une équipe de l’association Accountable Tech ont constaté qu’au bout d’un an, Google ne supprimait les données en question que dans moins d’un cas sur deux. Problème supplémentaire : impossible de savoir ce que Google qualifie de « localisation sensible », ni comment l’entreprise décide de ce qu’il faut supprimer ou pas, combien de temps elle garde les données en question et si elle s’en sert à des fins publicitaires. 

Les courtiers de données, une problématique à part entière

Corynne McSherry n’est étonnée par aucun de ces faits. En amont de l’abrogation de l’arrêt, dit-elle, « nous craignions plus ou moins le pire » en termes de piétinement de la vie privée. Elle note toutefois que le sujet participe à la prise de conscience de « l’ampleur avec laquelle les applications collectent des données, notamment de géolocalisation, sans que les utilisateurs ne s’en rendent compte ». Elle espère aussi que, s’il divise les États-Unis, le sujet puisse servir à ce que le pays se crée « de vraies lois de protection de la vie privée, parce que l'on en manque au niveau fédéral ».

Le caractère critique des données de géolocalisation est une question récurrente, lorsqu’on s’intéresse aux effets numériques de l’abrogation du droit à l’avortement. En mai, une série d’organisations, dont l’EFF, ont ainsi demandé à la police de Californie, où l’avortement est autorisé, de cesser de partager les données de leurs systèmes automatisés de lecture des plaques d’immatriculation. À défaut, les polices d’États où celui-ci est interdit pourraient facilement remonter la trace d’éventuelles contrevenantes.

« Habituellement, les forces de police sont plutôt intéressées par l’idée de collaborer, décrypte l’experte. Cependant, cette situation-ci crée tout un jeu de nouvelles questions juridiques ». Quelles que soient les solutions finalement adoptées, elle prévoit qu’« il sera très simple de contourner une éventuelle interdiction de partage d’information en se tournant vers des courtiers de données privés ».

Avant même que la Cour Suprême ne rende l’arrêt Dobbs vs Jackson, Vice démontrait par exemple que pour 160 dollars, il était possible de se procurer l’équivalent d’une semaine de données de géolocalisation sur les personnes ayant visité des centres du planning familial – d’où elles venaient, combien de temps elles avaient passé sur place, où elles s'étaient rendues ensuite. Autant d'informations susceptibles de faciliter la constitution de dossiers.

« Non seulement nous aurions besoin de lois qui empêchent les entreprises privées de collecter plus d’informations que ce dont elles ont besoin pour proposer leurs services, mais le marché du courtage de données nécessiterait de son côté des législations spécifiques, estime Corinne McSherry. Le simple fait qu’une application que vous pensez utiliser pour un usage précis se permette de faire quelque chose de tout à fait différent, comme collecter votre historique de localisations, devrait disparaître ». La directrice juridique de l’EFF appelle de ses vœux des « enquêtes agressives » sur cette industrie qui existe principalement « à cause du marketing et de l’usage que ce dernier fait des données ».

Désinformation et manipulation de l’information

Autre effet collatéral de l’arrêt Dobbs v. Jackson qu’elle tient à souligner : « cette évolution pose aussi des problèmes de liberté d’expression ». Dans les États où même les proches sont susceptibles de poursuites (ou toute personne qui aurait aidé une femme à avorter), cela peut rendre médecins et experts de santé « hésitants à partager des informations sur l’arrêt volontaire de grossesse et sur la santé reproductive ». 

Or, outre l'éventuelle restriction d'accès à de l'information de qualité, il faut aussi composer avec la désinformation. Car aux États-Unis comme en France (le Planning familial français a d’ailleurs lancé un site en septembre dernier pour tenter de contrer le phénomène), les groupes anti-avortements déploient toute une grammaire de la désinformation dont les effets s’accentuent alors que l’accès à l’avortement est remis en cause. 

Des structures qui se qualifient de « Centres de grossesse de crise » paient par exemple Google depuis des années pour que leurs publicités se retrouvent au côté de celles d’organisations diffusant toutes les informations nécessaires au choix éclairé des personnes concernées. Or, la mission de ces entités consiste à convaincre des femmes enceintes contre leur volonté de mener leur grossesse à terme. Résultat, ces « Centres » diffusent « au minimum de l’information très parcellaire et biaisée », indique Corinne McSherry, au pire, de la désinformation pure. 

De la même manière que Google ou Facebook sont connus pour financer la désinformation en même temps que l’infrastructure de leurs plateformes participe à en amplifier les effets, il est devenu évident, au fil de l’année passé, que ces géants numériques tiraient profit des publicités anti-avortement. Selon le Center for Countering Digital Hate, Google a ainsi engrangé plus de 10 millions de dollars de publicité de la part des « Centres de grossesse de crise » sur les deux années passées.

Une enquête de Bloomberg a par ailleurs démontré la propension qu’avait Google Maps à tromper des personnes à la recherche de clinique ou d’hôpital où avorter en les envoyant vers ce type de « Centre de grossesse de crise ».

« La vie privée est un sport d’équipe »

Quels enseignements tirer de la situation américaine ? Quel que soit le pays, « la vie privée est un sport d’équipe » souligne Corynne McSherry : « mettre en place rien que les étapes les plus simples, les plus accessibles pour protéger sa vie numérique, c’est se protéger soi-même comme ses proches ». 

Et l’experte de citer, en guise d’éléments à proposer au grand public, l’usage de messageries chiffrées, celui de la navigation en mode privé lorsqu’il s’agit de rechercher des mots clés sensibles, ou l’usage de VPN. Pour ce qui est de l’information, aucun outil magique mais la promotion de la multiplication des sources et de l’esprit critique. 

L’EFF a aussi créé des guides d’auto-défense contre la surveillance (en VO, en VF – profitons-en, vu le sujet, pour souligner l’existence de ce guide pour une cybersécurité féministe).

Et sa directrice juridique de conclure ainsi notre entretien : « si seulement nous parvenions à convaincre qu’il est simple de prendre de premières mesures de protection. Sur un smartphone par exemple, il suffit d’aller faire un tour dans ses paramètres pour vérifier les autorisations de ses applications. Il faut prendre le temps de le faire, c’est vrai. Mais ce n’est pas compliqué. »

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