En ligne, la misogynie utilisée pour saper la liberté d’expression

Nevertheless, she persisted
En ligne, la misogynie utilisée pour saper la liberté d’expression
Crédits : Markus Winkler/Unsplash

Un travail au long cours de l’organisation #ShePersisted détaille comment la misogynie est utilisée en ligne pour saper la liberté d’expression des femmes et menacer certains fondements démocratiques. Point notable : les plateformes numériques tirent profit de la violence ambiante.

Membre de la section étudiante du Congrès National Indien, Angellica Aribam s’est résignée à ce qu’être visée par des violences numériques devienne « partie intégrante » de sa vie quotidienne. Politique à Delhi, membre du Aam Aadmi Party (AAP, qui dénonce la corruption et plaide pour la légalisation de l'homosexualité), Atishi Singh s’est résolue à ne plus utiliser son deuxième prénom (Marlena) à force de se voir accusée par des rumeurs disséminées en ligne d’être chrétienne née hors du pays. 

Présidente du Congrès National Indien, Sonia Gandhi s’est vue accusée à répétition d’avoir été danseuse dans un bar avant d’entrer en politique. Toujours en ligne, sa fille Priyanka Gandhi a été cataloguée comme belle mais incapable, ou encore souffrant de troubles mentaux. Ministre des Affaires étrangères de 2014 à 2019, Sushma Swaraj a de son côté été visée par des volées d’appels à la violence physique après qu’elle a publiquement soutenu un couple interreligieux (un sujet qui soulève énormément de tensions dans le pays). 

En Inde, la désinformation misogyne et le cyberharcèlement sont utilisés par une série d’acteurs, trolls à la solde du gouvernement en tête, pour s’attaquer aux femmes politiques, journalistes ou activistes qui occupent l’espace public et tenter de les faire taire.

Si elles font partie d’une minorité religieuse (islam ou christianisme, par exemple), sont Dalits ou issues des castes les plus basses de la société (théoriquement interdites par la loi, les discriminations dues à la caste restent profondes), alors les violences numériques se font encore plus fortes. 

C’est le constat que formule #ShePersisted, une initiative œuvrant pour la lutte contre la désinformation genrée et les attaques numériques contre les femmes. Publié début avril 2023, son rapport (.pdf) dédié à la situation indienne s’inscrit dans la publication d’une série de travaux sur le sujet de la monétisation de la misogynie par les plateformes numériques à travers le globe. 

À terme, cinq publications s’attarderont sur les cas spécifiques de la Hongrie, l’Italie, l’Inde, le Brésil et la Tunisie. Ces études s’appuient sur l’interview d’une centaine de femmes dans le monde.

La désinformation de genre, un phénomène spécifique

#ShePersisted définit la désinformation de genre comme des attaques et des informations fausses ou trompeuses répandues en ligne pour s’en prendre à des femmes politiques, journalistes ou autres figures publiques, dans le but de leur nuire. 

La spécificité que joue le genre dans ce type de phénomène est visible à plusieurs endroits : les récits utilisés dans les campagnes de désinformation sont le plus souvent construites à partir de clichés misogynes et participent à véhiculer des stéréotypes sur les rôles des femmes et des filles.

Les contenus comprennent très souvent des images, utilisées dans une volonté dégradante. Et ces éléments de désinformation sont plus « collants » (stickiers) que les campagnes classiques de désinformation malveillantes, c’est-à-dire que les victimes ont plus de mal à se défaire de l’image faussée qui leur a été accolée que dans d’autres cas de violences numériques similaires. 

Dans un entretien organisé par l’ONG EU Disinfo Lab, l’autrice du rapport #ShePersisted souligne qu’un nombre croissant d’acteurs – la journaliste récemment nobelisée Maria Ressa comprise – alertent sur les risques que ce type de désinformation pose pour les droits des femmes et des filles et pour la démocratie dans son ensemble. En effet, ces campagnes visent autant à déprécier l’image des femmes actives dans l’espace public qu’à en décourager de futures de rejoindre l’arène politique. 

Manipulations gouvernementales et laisser-faire des plateformes

Le cas indien est intéressant à plusieurs points de vue. Dirigée par le parti de droite nationaliste Bharatiya Janata Party (BJP) depuis 2014, le pays a vu son premier ministre Narendra Modi se tourner vers un mode de gouvernement toujours plus autoritaire au fil des ans, au moment même où l’usage du numérique explosait. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population possède au moins un compte sur un réseau social – 530 millions de comptes sur WhatsApp, 448 millions d’usagers de YouTube, 410 millions d’inscrits à Facebook, etc. 

Or l’Inde fait aussi partie des vastes régions du monde où les efforts de modération des géants numériques sont faibles, voire inexistants. WhatsApp a ainsi servi à de multiples reprises à alimenter de la désinformation et de la violence, au point d’avoir joué un rôle documenté dans plusieurs cas de lynchages

Or différents observateurs constatent que dans le pays (comme ailleurs sur la planète), des entreprises comme Meta ont pu renoncer à certaines campagnes de lutte contre la désinformation lorsqu’elles ont constaté que celles-ci étaient poussées par des gouvernements locaux, y compris si ces manœuvres vont à l'encontre de leurs conditions d'utilisation et mettent des opposants à risque.

En parallèle des possibilités d'expression quasiment illimitées laissées par les plateformes, le pays est passé de la 80e à la 150e place de l’index mondial de la liberté de la presse, sur 180 pays. Ce 6 avril, le gouvernement indien a par ailleurs passé un amendement visant à accroître son contrôle sur les contenus numériques, ce que l'ONG Access Now dénonce comme une nouvelle attaque contre la liberté d'expression. Les droits des femmes et des minorités sont, eux aussi, menacés.

En effet, note #ShePersisted, les armées de trolls se sont professionnalisées au fil des ans pour profiter du chaos ambiants, y compris des trolls gouvernementaux (les « yodhas », c’est-à-dire « soldats »). Selon la journaliste Swati Chaturvedi, ceux-ci s’organisent politiquement pour attaquer en ligne les journalistes, les minorités ainsi que celles et ceux qui expriment des opinions divergeant de celles du gouvernement.

Un business model qui profite de la haine

En cela, le cas indien rejoint un phénomène récurrent à l’échelle mondial : #ShePersisted constate effectivement la présence de profils spécifiques qu’elle qualifie de « super-spreaders » (super-diffuseurs) de désinformation spécifiquement misogyne. 

En l'occurrence, l’organisation pointe ceux de personnalités politiques jouant spécifiquement d'une forme de virilité, les acteurs autoritaires et illibéraux et la manosphère (un ensemble de communautés se targuant d’être misogynes et dont un récent rapport du Centre for research and evidence on security threats britannique pointait les liens nombreux avec les extrêmes-droites, elles aussi très habiles en ligne).

Surtout, il illustre bien la tendance des plateformes à la non-réaction. Co-fondatrice de #ShePersisted et autrice des rapports sur la monétisation de la haine, Lucina Di Meco pointe en effet que si les médias sociaux n’ont inventé ni le sexisme ni l’autoritarisme, en revanche, « ils ont fourni aux acteurs illibéraux de nouveaux outils extrêmement efficaces pour attaquer les citoyens et saper les droits humains ».

Les plateformes accueillant les discussions et les vagues de désinformation ont un rôle à jouer dans la protection des utilisateurs, estime la chercheuse. Or, elles ont échoué dans cette mission, voire l’ont aggravé par l’intermédiaire d’algorithmes qui font souvent des contenus violents les éléments les plus viraux. Plusieurs des personnes interrogées par l’ONG soulignent que la violence présente en ligne est sans commune mesure avec ce que se permettent les gens hors ligne, lors de rencontres physiques. 

En 2017, le chercheur Guillaume Chaslot revenait par exemple sur la propension de l’algorithme de YouTube à promouvoir avant tout les contenus violents et/ou faux. Trois ans plus tard, parmi les éléments révélés par Frances Haugen, on a notamment découvert que Meta avait survalorisé les contenus suscitant l’usage de l’émoji « colère » par rapport aux autres... et qu'en 2020, 87 % du temps de modération avait été alloué aux seuls États-Unis.

Une problématique mondiale

Si le travail de #ShePersisted s’est attardé sur cinq pays spécifiques, le phénomène décrit est bien plus large. Signalons par exemple le déversement de violence sexiste qui s'est opéré sur les réseaux sociaux au moment du jugement de l’affaire opposant l’acteur Johnny Depp et l’actrice Amber Heard, phénomène très bien décrit dans un documentaire diffusé sur France 5. 

Citons aussi les cas de Jessikka Aro, journaliste finlandaise harcelée par les trolls russes après avoir révélé leur existence, d’Ursula Gauthier, grand reporter à L’Obs, attaquée par les « petits pouces roses », armée numérique chinoise, avant d’être exclue du pays, ou encore de Nadia Daam, violemment attaquée après une chronique au sujet de certains utilisateurs du forum jeuxvideos.com

Très récemment, les femmes députées d’Europe Écologie les Verts ont même lancé un compte Instagram pour sensibiliser aux types de violences qu’elles subissent quotidiennement en ligne.

Pour améliorer la situation, #ShePersisted travaille avec des organisations internationales et milite pour que les plateformes numériques soient mieux sécurisées. L’organisation édite aussi un outil pour aider les femmes exposées dans l’espace public à s’armer contre ce type de problématique.

En France, le fait de harceler une personne en ligne est considéré comme une circonstance aggravante au délit de harcèlement et peut être puni de 2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. 

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