Fait très rare dans le droit de la presse, Médiapart s'est vu enjoindre de ne pas publier une enquête concernant le maire de Saint-Étienne Gaël Perdriau. Cette censure rappelle celle de l'enquête de Reflets sur Altice et Patrick Drahi dont, justement, une audience se tiendra en appel demain mercredi 23 novembre.
Le président du tribunal judiciaire de Paris a ordonné, vendredi 18 novembre, à Mediapart de ne pas publier une enquête suite à la requête de l’avocat du maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau. Le média avait déjà publié un premier article en septembre dernier sur le chantage prodigué à l’aide d’une sextape par le maire de Saint-Étienne sur son premier adjoint, Gilles Artigues.
L’ordonnance prise par la magistrate Violette Baty enjoint le média « de ne pas publier sous astreinte de 10 000 euros par extrait publié » de nouvelles révélations sur les pratiques politiques du maire de Saint-Étienne, appuyées notamment sur les mêmes enregistrements.
« Poursuivant son enquête, Antton Rouget a découvert des faits inédits qui, de nouveau, mettent en cause les pratiques du maire de Saint-Étienne, notamment dans le recours à la rumeur comme instrument politique. Mais, cette fois, leur victime est une personnalité notable de la droite, Laurent Wauquiez », explique Edwy Plenel, qui insiste sur le fait que la décision a été prise « sans audience publique ni débat contradictoire ». Gaël Perdriau aurait invoqué une atteinte à la vie privée pour justifier la demande de censure préalable à la publication.
Le tribunal judiciaire de Paris ne s’appuie ni sur la loi sur la liberté de la presse de 1881 ni sur le secret des affaires, mais sur deux articles du code de procédure civile et notamment sur l’article 875 à propos des « dispositions particulières au tribunal de commerce ». Il permet au président du tribunal d’ « ordonner sur requête, dans les limites de la compétence du tribunal, toutes mesures urgentes lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement ».
Ce genre d'interdiction préventive de publier est très rare en France. Selon Christophe Bigot, des photos de personnalités célèbres en 1996 et un livre sur la vie d'Alain Delon en 1998 ont été l'objet d'un conflit juridique avant publication. Pour la plupart, les interdictions ont été levées par la suite.
Reflets.info en appel
Cette censure préalable à la publication survient quelques semaines seulement après celle touchant l’enquête de Reflets.info à propos du groupe Altice et de son président Patrick Drahi, décision prise le 6 octobre par le tribunal de commerce de Nanterre au nom du secret des affaires. Altice était défendu par Me Christophe Ingrain, également l'avocat du maire de Saint-Étienne (et celui du ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti).
Reflets précisait hier qu’une audience en appel se tiendra ce mercredi 23 novembre à la cour d'appel de Versailles et que le média retournera « pour une audience au fond » le 15 décembre au tribunal de commerce de Nanterre , mais également que « le Syndicat National des Journalistes s'est joint à l'affaire pour contrer cette attaque contre toute la profession » : « Le droit permet à un syndicat professionnel d'intervenir dans une affaire tierce pour défendre les intérêts du groupement ou de ses membres, mais également en cas d’atteinte portée à l’intérêt collectif de la profession. »
Première organisation de la profession, le SNJ a donc mandaté l’avocat William Bourdon « pour faire tomber ce jugement contraire aux principes fondamentaux de la République, de la Constitution française, des Droits de l'Homme et des dispositions légales européennes ».
Le SNJ réclame dès lors à Patrick Drahi de payer une amende civile de 180 000 € et 15 000 € « en réparation du préjudice causé à l'intérêt collectif de la profession ». Les conclusions du cabinet sont à lire ici. Le syndicat appelle par ailleurs à se rassembler devant le tribunal mercredi pour « défendre la liberté d’informer et d’être informé ».
Reflets relève également que depuis ses premières publications, « le journal Heidi.News en Suisse (lire leur enquête ici) et Le Monde (ici, là et encore là), en France, ont commencé à explorer la masse de documents dévoilés par le groupe de ransomware Hive et concernant les entreprises de Patrick Drahi » :
« Le milliardaire va-t-il les poursuivre avec la même ferveur, tenter de rayer de la surface du Net toute information qui lui déplairait ? Mystère. En attendant, il s'entête avec Reflets et nous a assigné au fond, cette fois, devant le tribunal de commerce le 15 décembre. Il ne s'agit plus de faire cesser dans l'urgence nos publications, mais de graver dans le marbre cette fois, tous les griefs qu'il a contre Reflets. »
« Nouvelle procédure-bâillon »
Le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil), dont font partie Médiapart et Reflets.info, « dénonce une nouvelle atteinte à la liberté d’informer », estime qu'elle fait écho à la récente décision contre Reflets.info et « appelle à faire reconnaître la liberté de la presse comme un principe constitutionnel ».
Dans un texte criant « non à la censure ! », le Syndicat National des Journalistes (SNJ) s’alarme de « cette nouvelle procédure-bâillon » et « se place résolument au côté de son confrère et appelle toutes les organisations de défense des libertés publiques à faire de même ».