La criminalité organisée occupe 20 % du temps de nos services de renseignement

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Droit 13 min
La criminalité organisée occupe 20 % du temps de nos services de renseignement
Crédits : Académie du renseignement

Dans son rapport annuel, la délégation parlementaire au renseignement (DPR) met l'accent sur la lutte contre la criminalité organisée et la nécessité pour les services d'institutionnaliser leurs coopérations avec la police judiciaire. Elle déplore par contre que le secret défense opposé par deux ministres l'ait empêché de remplir sa mission.

En guise d'introduction générale, la DPR, qui réunit quatre députés et autant de sénateurs, souligne que depuis sa création, en 2007, elle s'est surtout intéressée à la lutte contre le terrorisme, « eu égard à l'actualité, qu'il s'agisse des attentats perpétrés sur le territoire national depuis 2015 ou des menaces pesant sur nos intérêts, y compris à l'étranger » : 

« Néanmoins, la DPR a toujours eu le souci d'investir d'autres champs du renseignement tels que la défense et la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France, le renseignement territorial, le renseignement pénitentiaire, le renseignement d'intérêt militaire, la cyberdéfense, la surveillance des communications électroniques internationales, etc. »

Elle déplore cela dit ne s'être « pas véritablement penchée sur la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées » alors que cette finalité est pourtant « l'une des plus invoquées à l'appui des demandes de techniques de renseignement formulées par les services ».

Ce, alors que « d'autre part, certaines organisations criminelles transnationales menacent les intérêts fondamentaux de certains de nos voisins européens, et même leurs institutions ».

Dans une vidéo de présentation de son rapport, le président de la DPR, le sénateur François-Noël Buffet, souligne que « la criminalité organisée occupe 20 % du temps de nos services de renseignement ». 

Dans un communiqué, la DPR précise qu'elle « souhaite que soit pleinement prise la mesure du risque de déstabilisation et de corruption que le trafic de stupéfiants fait peser sur notre pays, et que nos services de renseignement soient équipés pour faire face à cette menace ».

Moins de terrorisme, plus de criminalité

Les statistiques compilées par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) indiquent en effet que la prévention du terrorisme était passée de 38 à 46,3 % des demandes de techniques de renseignement entre 2019 et 2020, quand la prévention de la criminalité et de la délinquance organisées était passée de 19 à 14,4 %.

DPR

Comme nous le relevions dans notre décryptage du rapport de la CNCTR, le volet criminalité est encore plus marqué si l'on se penche, non pas sur les demandes de techniques de renseignement, mais sur la répartition des personnes surveillées. En 2021, 34,1 % relevaient du terrorisme, mais 25,8 % de la criminalité.

La CNCTR soulignait d'ailleurs « une reprise de l’activité des services en matière de prévention de la criminalité et de la délinquance organisées (5 932 personnes ayant été surveillées sur ce fondement en 2021, contre 5 021 en 2020) », soit une augmentation de 18 %.

CNCTR

Ce contexte a dès lors incité le président de la DPR, également président de la commission des lois du Sénat, à proposer la « prévention de la criminalité et de la délinquance organisées » comme axe principal de travail pour l'année en cours : 

« Après s'être penchée en 2017 sur les défis du renseignement économique et financier, puis à plusieurs reprises sur le renseignement en matière de radicalisation et de terrorisme, et en 2021 sur le renseignement territorial, la délégation parlementaire au renseignement a souhaité cette année consacrer la partie thématique de son rapport annuel au renseignement criminel. »

L'UE privilégie le commerce à la lutte contre la fraude

La DPR constate, en l'espèce, que les services de renseignement « ne peuvent affecter des ressources équivalentes sur l'ensemble des thématiques », et qu'ils sont donc affectés « en fonction des priorités définies par les pouvoirs publics ». Sa première recommandation est à ce titre d'accentuer la lutte contre la fraude à la TVA. Depuis juillet 2021, l'Europe a mis en place de nouvelles règles sur l'importation de produits, le dropshipping était notamment dans le viseur.

En effet, la délégation « a ainsi pu entendre que l'ampleur de la fraude à la TVA par l'intermédiaire du commerce électronique, fraude organisée depuis la Chine, reste sans réponse adéquate faute de moyens suffisants », et ce malgré son impact sur les finances publiques françaises et européennes : 

« La stratégie de submersion des services douaniers empêche l'organisation d'une entrave et de poursuites efficaces en l'absence d'une volonté déterminée de contrôle au niveau européen. Malgré l'action d'Europol, l'Union paraît en effet privilégier la fluidité de circulation des biens et l'allègement des procédures, au détriment du respect des règles fiscales. »

Les narcos à l'assaut du port du Havre 

La DPR s'inquiète également du fait que le port du Havre serait de plus en plus utilisé par les narco-trafiquants utilisant d'ordinaire ceux d'Anvers et de Rotterdam : 2,2 tonnes de cocaïne auraient ainsi été saisies au cours du seul mois de janvier 2022 – soit plus qu'au cours de l'année 2019 –, et 10,086 tonnes en 2021. Et ce, alors qu'on estime que seuls 10 % du volume des drogues transitant par le port sont réellement saisis.

La délégation recommande dès lors d'augmenter les moyens humains de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), mais également d'accompagner la croissance de Tracfin afin de permettre un développement de ses compétences et une diffusion de son expertise en matière de blanchiment.

Elle souhaite enfin qu'un assouplissement du statut de repenti puisse être examiné par la Chancellerie, « en lien avec les services de renseignement », et donc potentiellement à leur demande.

100 millions de dollars à blanchir par semaine

La DPR relève en outre que la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ) « indique effectuer 1 500 demandes par an à des services de renseignement », mais déplore que « l'activité de renseignement en tant que telle n'est pas spécifiquement orientée vers la criminalité organisée ».

La DCPJ voudrait dès lors « institutionnaliser la relation entre services de renseignement et services de police judiciaire ». La DPR, de son côté, appelle à « renforcer la fluidité du recours des offices, en tant que chefs de file dans leur domaine de compétence respectif, aux services de renseignement spécialisés du premier cercle ».

Soulignant que « les gains à blanchir résultant du trafic de stupéfiants représenteraient 100 millions de dollars par semaine », la DPR relève que l'Office anti-stupéfiant (Ofast) « présente un recours massif et structuré aux services de renseignement des premier et second cercles ».

Elle n'en recommande pas moins d'« élever le niveau de priorité de la lutte contre la criminalité organisée dans le renseignement fourni par les services du premier cercle, dans le respect de leurs compétences ».

De la corruption de fonctionnaires du fisc et des douanes

L'objectif serait d'éviter d'en arriver à ce que vivent les Pays-Bas. Il y a deux ans, des syndicalistes policiers accusaient le pays d'être devenu un « narco-État ». Depuis, le premier ministre et la princesse héritière Amalia, 18 ans, menacés d'enlèvement par un groupe mafieux qui a déjà assassiné un avocat et un journaliste, ont du se résoudre à y vivre sous protection policière.

Jérôme Bonet, directeur central de la police judiciaire, estime à ce titre que la corruption, y compris de fonctionnaires « dans le domaine des douanes et de l'administration fiscale », constituait un « vrai sujet qui n'est pas anecdotique » : 

« Pour ne pas risquer d'atteindre la situation de "narco-État" observée dans certains pays du Nord de l'Europe où l'emprise des organisations criminelles vise le plus haut sommet de l'État, la DCPJ alerte sur le traitement insuffisamment frontal de la corruption. À ce titre, elle préconise trois axes de lutte :

    • faire de la corruption un véritable item des politiques publiques économiques de lutte contre la fraude ;
    • renforcer la prévention en s'inspirant de l'expérience anti-mafia qu'a menée l'Italie dans l'opération mani pulite ;
    • élargir le champ d'application des déclarations d'intérêts aux agents en charge de la lutte contre la criminalité organisée. »

L'objectif serait de « garantir la sécurité des agents, des élus et de leur entourage, par la mise en œuvre rigoureuse de protocoles permettant de séparer leur vie personnelle de leur activité professionnelle liée à la lutte contre le crime organisé ».

+ 144 % de notes sur des ingérences étrangères

Évoquant le bilan statistique de l'activité des services de renseignement, la DPR relève par ailleurs que la production écrite totale des services spécialisés est en progression de 6,1 % en un an : 

  • « 14 802 notes ont été produites en 2020 par les services spécialisés de renseignement, soit une légère baisse par rapport à 2019 (15 123), et une augmentation par rapport à 2018 (13 607) ;
  • 6 962 dossiers thématiques, plus exhaustifs, ont été produits en 2020 (contre 5 390 en 2019). »

A contrario, la production écrite des services de renseignement n'appartenant pas au premier cercle « accuse une baisse de 13 % en 2020 avec 114 705 notes et dossiers thématiques (contre 131 866 en 2019) », baisse qui s'explique, « pour partie, par les deux périodes de confinement ». 

La DPR souligne par ailleurs « une très forte hausse des renseignements relatifs à la prévention des ingérences étrangères qui ont été transmis (+ 144 %) » au Président de la République et au Premier ministre les renseignements, notamment au travers d'un « Bulletin quotidien du renseignement » : 

« En 2020, la part consacrée aux sujets de défense des intérêts majeurs de la politique étrangère et des engagements internationaux, et de défense des intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs, a progressé jusqu'à atteindre 54 %, alors que la part relative à la prévention du terrorisme est passée de 16 % en 2019 à 12 % en 2020. »

20 266 agents, 30 % de femmes, un turnover de 11 %

En 2021, les effectifs des services de renseignement de premier et de second cercles s'élevaient à 20 266 agents, « soit une augmentation de 10 % depuis 2017 », tout en restant stables par rapport à l'année 2020, « dans un contexte marqué par des difficultés de recrutement et de fidélisation des agents » :

« L'analyse des flux révèle un ralentissement du flux entrant (+ 4,7 %) et une augmentation du flux sortant (+ 18,3 %). Cette hausse des départs appelle une attention particulière car elle souligne une difficulté de fidélisation des agents et pourrait, à terme, induire une perte de savoir-faire pour les services. »

Le turnover, qui s'établit désormais à 11 % pour l'ensemble de l'appareil de renseignement, est tel que « 62 % des effectifs ont une ancienneté de moins de 6 ans dans leur service ». Un problème de fidélisation qui serait plus prégnant au sein des services du second cercle, où « 90,4 % des agents ont une ancienneté inférieure à 6 ans, et seulement 5,7 % supérieure à 12 ans ».

Le renforcement des procédures de sécurité mises en place pour les recrutements suite à l'attaque terroriste survenue à la DRPP en octobre 2019 a de son côté entraîné 44 départs en 2020 du fait d'une perte d'habilitation, contre 19 en 2019.

« Pour la première fois, la part des agents de moins de 35 ans a très légèrement diminué en 2020, après une période de hausse continue », 52,7 % des agents ayant entre 35 et 50 ans.

« Les femmes représentent environ 30 % des effectifs ; si leur nombre a progressé ces dernières années, le taux de féminisation n'a cependant pas évolué de façon significative (+ 1,7 % en 5 ans), le nombre d'hommes ayant lui aussi augmenté à la faveur de la montée en puissance des effectifs. »

Un suivi de l'actualité bloqué par le secret défense

La DPR rappelle par ailleurs que la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement a, entre autres, complété les missions de la délégation en prévoyant qu'elle « assure un suivi des enjeux d'actualité [en matière de renseignement] et des défis à venir qui s'y rapportent » :

« Il s'agit, sans interférer sur les opérations en cours, de souligner l'intérêt pour la DPR de mener des travaux en prise avec l'actualité, en usant de droit d'accès à des informations classifiées, ce qui n'est permis à aucun autre organe parlementaire. »

Ce pour quoi la DPR s'est penchée sur les deux grandes actualités médiatisées de l'année passée : le logiciel espion Pegasus de la société israélienne NSO, et l'affaire Sirli, révélée par l'ONG de journalisme d'investigation Disclose.

Cette opération militaire, décidée en juillet 2015 par Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, faisait suite à une demande de son homologue égyptien de sécuriser les 1 200 kilomètres de sa frontière avec la Libye.

Un avion loué par la Direction du renseignement militaire (DRM) y aurait été affrété afin de surveiller les mouvements de terroristes. Mais l'armée égyptienne en aurait profité pour procéder à 19 bombardements de véhicules civils soupçonnés de trafics.

De plus, souligne la DPR, « les notes révèleraient enfin que le principal objectif que poursuivent les Égyptiens serait la lutte contre le trafic transfrontalier, suivi de l'immigration illégale et, seulement en troisième position, la lutte antiterroriste - soit une liste de priorités inverse à celle qui aurait été communiquée aux forces armées françaises ».

La DPR a dès lors voulu auditionner les ministres des Armées et des affaires étrangères, qui en ont certes accepté le principe, mais « tout en précisant qu'ils ne pourront pas répondre, en l'état actuel du droit, sur les affaires ayant motivé ces demandes ».

Une « interprétation juridique » confirmée par le Premier ministre, qui n'a donc pas permis à la DPR de pouvoir assurer le « suivi des enjeux d'actualité et des défis à venir » en matière de politique publique du renseignement dont l'avait pourtant doté la loi de juillet 2021.

Des sources similaires entre journalistes et services

Si les ministres se sont tus au sujet du détournement égyptien, les services de renseignement, par contre, ne semblent guère avoir eu de telles pudeurs pour ce qui est de Pegasus.

La DPR souligne en effet que les services interrogés ont cherché à « relativiser l'effet de surprise engendré » par la médiatisation de l'affaire, du fait que le logiciel espion israélien était déjà bien déjà connu pour être utilisé par plusieurs États dans la « traque des opposants ». 

Un « second facteur d'absence de surprise » relèverait du fait que « ce logiciel est reconnu comme la meilleure solution commerciale du marché ». 

La DPR, pour qui « le véritable élément de surprise demeure l'ampleur des cibles françaises », ne s'en dit pas moins alertée quant à « la nécessité d'une réponse rapide des solutions souveraines de cybersécurité ».

On rappellera à toutes fins utiles que les ONG et journalistes du Pegasus Project n'avaient pas répondu à nos questions quant aux incohérences et incongruités que nous avions à l'époque identifiées dans leurs enquêtes et portant, notamment, sur le nombre de cibles avérées rapportées à celui des cibles qualifiées de « potentielles ».

Évoquant l'intérêt « particulièrement marqué » de la presse d'investigation au sujet de la criminalité organisée, la DPR relève enfin que « des enquêtes journalistiques souvent très fouillées s'effectuent en parallèle de l'analyse des services et reposent parfois sur des sources similaires » : 

« La délégation a ainsi pu retrouver dans certaines présentations qui lui ont été faites, et dans des articles de presse, des éléments très proches. »

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