Deux enquêtes « exclusives » publiées par Reuters puis CNN à deux jours d'intervalles avancent que des antennes relais Huawei déployées dans des zones rurales américaines « pourraient perturber les communications de l'arsenal nucléaire américain ». Mais deux spécialistes de la question en doutent très fortement.
Les autorités américaines alertent depuis des années sur les risques que poseraient les technologies Huawei en particulier, et chinoises en général, mais sans jamais apporter la preuve de portes dérobées, ou qu'elles seraient exploitées par les services de renseignement chinois.
La FCC, le régulateur américain des télécoms, avait ainsi successivement expliqué vouloir « limiter les ventes de produits Huawei », « bannir les sociétés "dangereuses" des réseaux publics », et « exclure les entreprises dangereuses du service universel », entraînant Huawei à l'attaquer au tribunal. La saga vient de prendre un nouveau tour.
Le 21 juillet, l'agence Reuters publiait une enquête « exclusive » révélant que l'administration Biden enquête sur l'équipementier chinois, d'après « deux personnes au fait de la question » ayant requis l'anonymat parce que l'enquête est confidentielle et implique la sécurité nationale.
L'enquête porte plus particulièrement sur la suspicion que ces antennes-relais « puissent capturer des informations sensibles provenant de bases militaires et de silos à missiles que l'entreprise pourrait ensuite transmettre à la Chine » :
« Les autorités craignent que Huawei puisse obtenir des données sensibles sur les exercices militaires et l'état de préparation des bases et du personnel via l'équipement »
L'enquête, « qui n'avait pas encore été signalée », aurait été ouverte par le département du Commerce « peu après l'entrée en fonction de Joe Biden », selon le document de 10 pages consulté par Reuters :
« L'agence a assigné Huawei en avril 2021 pour connaître la politique de l'entreprise en matière de partage avec des parties étrangères des données que ses équipements pourraient capter à partir de téléphones portables, notamment les messages et les données de géolocalisation. »
Huit responsables actuels et anciens du gouvernement américain
L'assignation, datée du 13 avril 2021, donne 30 jours à Huawei pour fournir sept années de « dossiers identifiant les transactions commerciales et les relations de Huawei avec des entités étrangères situées en dehors des États-Unis, y compris des agences ou des parties gouvernementales étrangères, qui ont accès aux données des utilisateurs américains collectées par Huawei ou qui les partagent à quelque titre que ce soit ».
Elle demande également à Huawei « un catalogue complet de "tous les types d'équipements vendus" à "tout fournisseur de communications aux États-Unis" », y compris les noms et emplacements des entités liées à ces ventes.
Le ministère de la Justice a renvoyé les demandes de commentaires de Reuters au département du Commerce, qui a déclaré qu'il ne pouvait ni « confirmer ni infirmer les enquêtes en cours ».
Mais pas moins de « huit responsables actuels et anciens du gouvernement américain » auraient confirmé à Reuters que « l'enquête reflète les préoccupations persistantes en matière de sécurité nationale concernant l'entreprise », frappée par de multiples restrictions américaines ces dernières années.
Plus d'une douzaine de sources, dont des responsables de la sécurité nationale
« Une enquête du FBI a déterminé que les équipements Huawei fabriqués en Chine pourraient perturber les communications de l'arsenal nucléaire américain », titrait deux jours plus tard CNN, qui y consacrait lui aussi une (très longue) enquête, elle aussi « exclusive » :
« L'un des éléments les plus alarmants découverts par le FBI concerne des équipements Huawei de fabrication chinoise installés sur des tours de téléphonie mobile près de bases militaires américaines dans le Midwest rural. »
« Selon plusieurs sources au fait de l'affaire », le FBI aurait déterminé que ces équipements étaient « capables de capter et perturber » les communications militaires, « notamment celles utilisées par le commandement stratégique américain », en charge de l'arsenal nucléaire du pays.
CNN précise s'être entretenu avec « plus d'une douzaine de sources, dont des responsables actuels et anciens de la sécurité nationale », ayant tous requis l'anonymat, « car ils n'étaient pas autorisés à s'exprimer publiquement » :
« L'enquête était si secrète que certains hauts responsables politiques de la Maison Blanche et d'autres secteurs du gouvernement n'ont pas été informés de son existence avant 2019, selon deux sources familières avec le sujet. »
La Federal Communications Commission (FCC) avait alors « voté à l’unanimité pour désigner Huawei ainsi qu’un autre groupe chinois, ZTE, comme des risques pour la sécurité nationale des États-Unis ».
Corrélations, causalités, coincidences ?
Il est improbable que la journaliste de Reuters et celle de CNN aient pu enquêter sur le même sujet, obtenu les mêmes informations du même nombre de personnes, et publié leurs révélations à deux jours d’intervalle sans qu’il y ait eu concertation, entre elles ou entre les sources.
Et ce, d'autant que l'enquête du FBI aurait été entamée en 2017, formalisée en 2019, avec une assignation datant d'avril 2021.
Les deux enquêtes comportent en outre d'autres points communs, à commencer par le fait de ne pas avoir, étrangement, interrogé de spécialistes des télécommunications militaires en matière d'armes nucléaires.
Reuters a par ailleurs tu, et CNN fortement minimisé, l'énorme revers infligé au FBI par le ministère de la Justice. En février, il a en effet mis un terme à son programme d'enquêtes ciblant les chercheurs et scientifiques travaillant ou ayant travaillé avec la Chine, au motif qu'elles étaient trop à charge et bâclées.
Reuters n'a pas non plus mentionné la conférence de presse conjointe au sujet de « La menace chinoise » ayant réuni début juillet les directeurs du contre-espionnage américain et britannique (une première dans l'histoire) et ce, alors que ses révélations « exclusives » s'insèrent parfaitement dans ce qu'ils avaient qualifié de « priorité n°1 du contre-espionnage ».
Enfin, les deux enquêtes, qui titrent toutes deux sur le risque que poserait Huawei aux silos de missiles nucléaires américains, s'apesantissent en outre bien plus longtemps sur les nombreux griefs des autorités américaines envers Huawei que sur la possibilité que l'équipementier puisse réellement aider les services de renseignement chinois à interférer avec les télécommunications militaires américaines.
Le gouvernement américain ne fournit pas de preuves solides
Reuters précisait dans son enquête n'avoir « pas pu déterminer si l'équipement de Huawei est capable de collecter ce type d'informations sensibles et de les fournir à la Chine ».
« On ignore si la communauté du renseignement a déterminé si des données ont effectivement été interceptées et renvoyées à Pékin depuis ces tours », reconnaissait de son côté CNN :
« Des sources au fait de la question affirment que, d'un point de vue technique, il est incroyablement difficile de prouver qu'un paquet de données donné a été volé et envoyé à l'étranger ».
Contactée par Reuters, « Huawei n'a pas répondu à une demande de commentaire », mais a néanmoins « fermement démenti les allégations du gouvernement américain selon lesquelles elle pourrait espionner les clients américains et constituer une menace pour la sécurité nationale ».
Dans une déclaration envoyée par courriel, l'ambassade de Chine à Washington a de son côté déclaré :
« Le gouvernement américain abuse du concept de sécurité nationale et du pouvoir de l'État pour tout faire pour supprimer Huawei et d'autres entreprises de télécommunications chinoises sans fournir de preuves solides qu'elles constituent une menace pour la sécurité des États-Unis et d'autres pays. »
« Tous nos produits importés aux États-Unis ont été testés et certifiés par la FCC avant d'y être déployés », explique Huawei à CNN : « Notre équipement ne fonctionne que sur le spectre alloué par la FCC pour un usage commercial. Cela signifie qu'il ne peut accéder à aucun spectre alloué au DOD ».
Mais « de multiples sources au fait de l'enquête » affirment à CNN que les équipements de Huawei peuvent bel et bien « intercepter non seulement le trafic cellulaire commercial, mais aussi les ondes hautement restreintes utilisées par l'armée », et « perturber les communications critiques du commandement stratégique américain, donnant ainsi au gouvernement chinois une fenêtre potentielle sur l'arsenal nucléaire américain ».
La liste des silos est sur Wikipedia (coordonnées GPS incluses)
L'insinuation a fait bondir deux spécialistes du nucléaire. Stephen I. Schwartz, directeur exécutif du Bulletin of the Atomic Scientists, rétorque en effet que « le principal moyen de communication utilisé par la force de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) Minuteman [seul vecteur terrestre de l'arsenal nucléaire des États-Unis depuis 2005, d'une portée supérieure à 5 500 km, ndlr] est un réseau de lignes terrestres dédiées, sécurisées et souterraines (comme le montre cette diapositive quelque peu obsolète) qui sont protégées contre la falsification et constamment surveillées pour détecter les intrusions » :
However, the primary means of communication used by the Minuteman ICBM force is a network of dedicated, secure, underground landlines (as seen in this somewhat out-of-date slide) that are protected from tampering and constantly monitored for intrusions. pic.twitter.com/Hz6QUGzc3j
— Stephen Schwartz (@AtomicAnalyst) July 23, 2022
Il reconnaît certes que « divers autres systèmes de communication par satellite et par radio relient les missiles et leurs centres de contrôle entre eux et aux postes de commandement terrestres et aériens » mais, précise-t-il, ces derniers « ne sont généralement utilisés que si les lignes terrestres sont détruites en cas de guerre. »
De plus, il n'est pas question d'utiliser les fréquences dédiées à la téléphonie mobile pour de telles télécommunications, qui comptent probablement parmi les plus sensibles et donc sécurisées au monde.
L'article de CNN s'inquiète également que des caméras haute définition placées au sommet des tours de téléphonie mobile près des champs de missiles (Montana, Colorado, Nebraska et Wyoming), pour diffuser en direct les conditions météorologiques et de circulation « capturent par inadvertance les mouvements du matériel et du personnel militaires américains ».
Or, souligne Stephen Schwartz, les silos à missiles et les installations de contrôle sont « opérationnels et fixes depuis 55 à 60 ans, situés à proximité d'autoroutes, de routes rurales et de champs agricoles » : « Ce n'est un secret pour personne de savoir où ils se trouvent et ce qu'ils font. Les satellites les observent depuis des décennies. »
As can anyone with a map and a vehicle (as I did back in 2001): pic.twitter.com/ssGo6DApOL
— Stephen Schwartz (@AtomicAnalyst) July 23, 2022
Les trois unités militaires américaines dotées de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) à ogives thermonucléaires ont toutes leurs propres articles sur Wikipedia. On y trouve même la liste détaillée, coordonnées GPS incluses, de leurs silos de missiles.
L'« étrange » enquête de CNN
James M. Acton, codirecteur du programme de politique nucléaire du Carnegie Endowment for International Peace, détaille pour sa part dans un thread sur Twitter « pourquoi je doute que l'équipement de téléphonie cellulaire chinois puisse perturber le commandement et le contrôle nucléaire américain ».
L’Advanced Extremely High Frequency (AEHF), le système de communication impliqué dans le commandement et le contrôle nucléaire et reposant sur une constellation de satellites de télécommunications militaires, « fonctionne à 44 GHz (liaison montante) et 20 GHz (liaison descendante) » alors que « les téléphones cellulaires fonctionnent à <2,2 GHz. Une différence bien trop importante pour un brouillage efficace ».
De plus, pour bloquer les messages destinés aux forces nucléaires, comme le laisse entendre l'article de CNN, il faudrait que l'émetteur soit dirigé vers le ciel, où se trouvent les satellites :
« Or, les émetteurs des tours de téléphonie cellulaire sont légèrement inclinés vers le bas parce que, voyez-vous, les utilisateurs de téléphone sont généralement au sol. »
James Acton relève en outre que « les satellites militaires modernes sont conçus pour être résistants aux brouillages », et qu'ils utilisent le saut de fréquence (changement rapide des fréquences).
Breveté en 1941 par l'actrice et inventrice autrichienne Hedy Lamarr et son ami George Antheil, pour mettre fin au torpillage des paquebots de passagers pendant la deuxième guerre mondiale, l'étalement de spectre par saut de fréquence (FHSS) est depuis utilisé pour le positionnement par satellites (GPS, GLONASS…), les liaisons chiffrées militaires, les communications des navettes spatiales avec le sol, la téléphonie mobile et le Wi-Fi.
« Enfin (d'un point de vue technique), même si la Chine réussissait à brouiller le système AEHF, les États-Unis disposent d'autres moyens pour communiquer avec les forces nucléaires à des fréquences très, très différentes (très basses/basses et hautes). Aucun équipement de téléphonie mobile ne pourrait interférer avec ces fréquences. »
Acton souligne au surplus, et « d'un point de vue journalistique », que le volet nucléaire de l'enquête de CNN « est étrange » :
« C'est le point central du titre et il est fortement souligné dans la section d'ouverture. Mais à part une citation d'un *ancien* fonctionnaire, il n'y a aucun détail ou preuve. »
Et ce, alors qu' « en revanche, les aspects de l'histoire liés à l'espionnage sont beaucoup plus riches, avec de nombreux exemples et preuves » :
« Je trouve ces aspects de l'histoire beaucoup plus crédibles que la possibilité que la Chine perturbe le commandement et le contrôle nucléaires des États-Unis. »
Nous y reviendrons dans la seconde partie de cette série.