Le plaidoyer « pro-crypto » d'un cryptographe émérite

Blockchained
Economie 14 min
Le plaidoyer « pro-crypto » d'un cryptographe émérite
Crédits : hocus-focus/iStock

Un cryptographe ayant conçu des systèmes de crypto-monnaie répond aux 1500 scientifiques et technologues cosignataires d'une lettre ouverte « crypto-sceptique ». Il regrette qu'ils n'aient pas pris en compte les dernières avancées visant, notamment, à réduire le coût et l'impact environnemental des cryptos.

« Je soutiens largement l'objectif » des signataires de la lettre ouverte afin de réguler la « FinTech » par plus de 1500 scientifiques et technologues « crypto-sceptiques », écrit le cryptographe et professeur à l'université Johns Hopkins Matthew Green dans le billet de réponse qu'il publie à ce sujet, intitulé « En défense de la crypto(monnaie) »  :

« Je n'ai aucun problème avec l'idée que les législateurs adoptent (intelligemment) des lois pour réglementer les crypto-monnaies. En effet, étant donné le niveau de folie et le nombre d'escroqueries flagrantes qui se produisent dans ce domaine, il est assez évident que notre cadre réglementaire actuel n'est pas à la hauteur de la tâche. »

Pour autant, « si la récente lettre demandait simplement une réglementation intelligente, je la signerais volontiers ». Mais « malheureusement, ce n'est pas du tout ce que dit cette lettre. Au contraire, elle soutient que l'ensemble du domaine technologique est sans valeur et ne peut être utilisé à des fins pratiques ».

Il conteste notamment trois passages incriminés : le fait que les blockchains publiques seraient inadaptées « à presque tous les objectifs actuellement présentés comme une source actuelle ou potentielle d'intérêt public », qu'après plus de treize années de développement, elles « ne constituent pas une amélioration par rapport aux solutions existantes non blockchain », et qu'elles resteront « à jamais inadaptées en tant que fondement d'une activité économique à grande échelle » : 

« Franchement, toute cette lettre me déprime. Au fil des ans, j'ai passé une bonne partie de mon temps sur Twitter à dénoncer les hypocrites des crypto-monnaies qui débitent des absurdités techniques tout en promouvant des arnaques pures et simples.

Je tenais pour acquis que mes collègues techniciens seraient un peu plus raisonnables, en particulier lorsqu'ils s'adressent au Congrès et aux régulateurs en tant qu'experts techniques. Il ne s'agit pas simplement de quelqu'un qui "se trompe sur Internet". Il s'agit de revendications importantes qui méritent une attention sérieuse, et il y a des conséquences réelles à se tromper ici. »

S'il reconnaît que « la technologie de la "blockchain publique" permet de nombreuses choses stupides : les systèmes de crypto-monnaie d'aujourd'hui peuvent être vénaux, corrompus, trop promis », il estime par contre qu'elle n'est « absolument pas inutile », pas plus qu'« une impasse technique » : 

« Ce billet n'est pas précisément une réfutation de la lettre ci-dessus : au lieu de cela, j'ai décidé de le formuler comme une réponse générale à certaines des objections fallacieuses les plus courantes que j'entends les gens faire aux systèmes publics de blockchain. Il se trouve que certaines d'entre elles (mais pas toutes) sont mentionnées dans la lettre. »

Green rappelle par ailleurs, en toute transparence, qu'il a conçu des systèmes de crypto-monnaie préservant la confidentialité, mais également qu'il travaille actuellement dans une startup qui essaie d'ajouter des capacités de conformité réglementaire aux blockchains publiques. 

Les crypto-monnaies et l'impact sur l'environnement 

Le cryptographe reconnaît sans peine le coût environnemental du minage de cryptoactifs, et qu' « au moins 60 % de la consommation d'énergie minière provient encore de sources fossiles » : 

« Quelle que soit votre position sur la crypto-monnaie en tant que technologie, vous devez comprendre que ce gaspillage inutile de ressources colore l'opinion du public sur les crypto-monnaies d'une manière très négative, et il est tout à fait juste que les gens aient ces sentiments parce que nous sommes dans une crise climatique et gaspiller autant d'énergie sur un seul protocole de consensus est inutile, nocif et très probablement diabolique – en particulier lorsque le résultat de toute cette consommation d'énergie n'est même pas un réseau particulièrement décentralisé. »

Il estime cependant qu' « avant d'appeler à une sorte d'interdiction erronée des crypto-monnaies, vous devez comprendre qu'il s'agit d'une situation temporaire et non d'une composante intrinsèque de la technologie des blockchains publiques ».

Initialement choisie pour permettre à des particuliers bénévoles de miner du Bitcoin, la preuve de travail est aujourd'hui exploitée par des industriels disposant de puissances de calcul sans pareil, changement qui « a annulé la plupart des premiers avantages de la décentralisation, tout en brûlant inutilement des tonnes de charbon et de gaz naturel ».

« Mais tout n'est pas perdu », estime-t-il : « aujourd'hui, de nombreux réseaux tournés vers l'avenir déploient la preuve d'enjeu [en anglais : proof of stake, PoS, ndlr] », et qu'elle « a déjà été déployée en production dans un certain nombre de projets à succès, notamment Avalanche, Cardano, Algorand et Tezos », et bientôt Ethereum : 

« Maintenant, il faut l'admettre : rien de tout cela ne résout le problème que beaucoup de crypto-monnaies sont sales aujourd'hui. Mais la question que nous devrions nous poser n'est pas de savoir s'il faut être en colère contre la consommation d'énergie du minage de preuve de travail. Nous devrions essayer de trouver le bon chemin pour sortir de ce gâchis. (...)

Parce qu'il est très peu probable que des interdictions occultes ou hypothétiques de crypto-monnaie résolvent le problème plus rapidement, et en fait : une réaction excessive du gouvernement pourrait l'aggraver encore plus en éloignant les ressources des chaînes plus propres qui se mettent en ligne pour résoudre le problème. »

Les blockchains et l'annulation des transactions

« L'un des plus gros problèmes dans le domaine des crypto-monnaies est que trop d'experts techniques ont cessé de s'y intéresser vers 2015 », déplore en outre Matthew Green, ce qui « signifie qu'ils ont manqué un grand nombre des développements les plus intéressants qui ont eu lieu au cours des deux dernières années » : 

« Dans les premiers systèmes de crypto-monnaie (comme le Bitcoin), [...] il n'y a pas de partie de confiance ou de "banque" qui gère les comptes sur ces systèmes, les règles de transaction du bitcoin sont très simples et fonctionnent comme de l'argent liquide.

Si j'ai envoyé de l'argent sur votre compte, vous seul (à l'aide d'une clé privée cryptographique) devriez être en mesure de contrôler où il va ensuite. C'est passionnant, mais aussi un peu effrayant : il n'y a pas de fonction "annuler" dans ces jetons qui ressemblent à de l'argent liquide. »

Pour autant, et « bien qu'il soit techniquement exact que les registres de la blockchain ne peuvent pas être facilement écrasés, il est essentiel de comprendre que les registres n'ont vraiment rien à voir avec la réversibilité des transactions – pas plus que l'instrument d'écriture spécifique utilisé par une banque historique (stylo contre crayon) détermine si une banque peut annuler des transactions ».

Or, « de nombreux jetons possèdent désormais, grâce au développement de systèmes de contrats intelligents sophistiqués comme Ethereum, qui permettent aux parties de concevoir des devises avec pratiquement n'importe quel ensemble de règles de transaction qu'elles souhaitent », des capacités de « geler/brûler/transiger de la monnaie d'une manière qui va à l'encontre des intentions des propriétaires enregistrés » : 

« Un gestionnaire centralisé de la monnaie peut donc "verrouiller" le compte de tout destinataire illégitime et dédommager directement le dépensier, ou dans certains cas, le gestionnaire centralisé peut "brûler" et frapper une nouvelle monnaie pour la renvoyer à l'expéditeur. »

Si ces capacités sont encore « assez rudimentaires par rapport aux systèmes bancaires matures », Green relève en outre que « d'un point de vue commercial, rien ne garantit qu'un émetteur de pièces restituera votre argent volé, ni qu'il pourra le faire dans le cas où un voleur aurait déjà transmis votre argent à un receleur ».

Les frais sont-il trop élevés ?

« Le premier protocole Bitcoin a été conçu pour être beaucoup de choses, mais pas pour être rapide, ni efficace », explique paradoxalement le défenseur des cryptos : « le taux de transaction notoirement faible du système est en fait le résultat de plusieurs compromis ».

Là où les systèmes de paiement centralisés comme Visa ou Mastercard peuvent affecter de nombreux ordinateurs pour gérer divers sous-ensembles de transactions d'utilisateurs, Bitcoin, Ethereum et la plupart des autres plateformes requièrent que « chaque nœud participant [valide] chaque transaction effectuée par toute personne dans le système ». Ce qui signifie que « le simple fait d'ajouter plus de puissance de calcul ne produit pas un réseau plus rapide » : 

« Le résultat est plutôt désastreux. Le taux de transaction de Bitcoin a historiquement plafonné autour de 7 tx/sec dans le monde entier (bien que les mises à jour récentes puissent améliorer légèrement les choses). Ethereum tire peut-être 20-30 tx/sec en naviguant un peu plus près du vent. Pendant ce temps, des réseaux comme Visa traitent environ 1700 tx/sec un jour ordinaire (!), et 10x ce taux pendant les jours fériés. »

Green reconnaît à ce titre que « ce problème d'échelle rend les crypto-monnaies inutilisables pour la plupart des applications de paiement grand public ». Et ce, d'autant que « la concurrence pour les rares ressources du réseau se traduit par des frais de transaction élevés » : 

« C'est pourquoi il fallait récemment débourser 22 dollars (!) pour envoyer une seule transaction de jeton sur Ethereum, et beaucoup plus pour traiter des transactions sophistiquées comme les swaps DeFi. Ces prix sont acceptables si vous êtes un spéculateur en crypto-monnaies effectuant des transactions de plus de 1 000 dollars. Mais ils excluent tout ce qui est aussi banal que de payer des gens. »

Si « cela semble plutôt mal barré », le cryptographe explique qu' « une leçon importante que j'ai apprise au cours de ma carrière est la suivante : si les gens sont suffisamment motivés et que le seul obstacle est un problème d'ingénierie, il est probablement sage de ne pas parier contre eux ».

Il relève à ce titre que la communauté des crypto-monnaies est en train de concevoir  des techniques pour tenter de contourner ce problème. D'une part en créant davantage de crypto-monnaies, qui « ressemblent souvent à Ethereum (en ce sens qu'il s'agit de systèmes extraits du consensus Nakamoto et de la preuve de travail) », mais « dépouillées ou utilisant des technologies de consensus plus rapides (par exemple, Avalanche, Polygon, Celo et Solana) ».

Une deuxième approche, « fortement promue par la Fondation Ethereum, consiste à améliorer la mise à l'échelle des réseaux (...) en effectuant des transactions sur une deuxième couche, la proposition la plus courante étant un "serveur rollup" » : 

« Les serveurs rollup sont des machines centralisées capables de valider de nombreuses transactions rapidement. Un serveur rollup ne gère pas chaque paiement ou contrat intelligent de la chaîne. Au lieu de cela, il opère sur une ou un petit nombre d'applications (par exemple, quelques contrats intelligents spécifiques). »

Si « la communauté Ethereum a beaucoup misé sur la technologie [...], il convient de souligner qu'en pratique, personne ne sait dans quelle mesure les choses se concrétiseront lorsque ces systèmes seront déployés à grande échelle ».

Reste que « cela reste une amélioration potentiellement énorme et beaucoup de gens sont optimistes : Vitalik Buterin [le cofondateur d'Ethereum et de Bitcoin Magazine, ndlr] calcule des améliorations maximales possibles de l'ordre de 100x pour les serveurs rollup, bien qu'il tempère rapidement ce calcul en notant les préoccupations pratiques » :

« Les résultats ne seront peut-être pas parfaits et il y aura vraisemblablement beaucoup d'expérimentation avant de choisir une approche viable, mais le résultat final fonctionnera presque certainement bien à un certain niveau d'évolutivité. La principale question est simplement de savoir à quel point le résultat sera robuste et décentralisé. »

Les blockchains et la confidentialité

« Les blockchains publiques reposent sur des volontaires pour faire fonctionner un réseau qui vérifie les transactions », ce pourquoi les données de transaction elles-mêmes « doivent être visibles publiquement », rappelle-t-il : 

« Si quelques naïfs croient encore que ces monnaies sont anonymes, la vérité est tout autre : ces anciennes chaînes publiques exposent vos transactions à qui veut les voir. Dans ces systèmes, votre principale protection est que les transactions utilisent un pseudonyme (appelé adresse) à la place de votre identité réelle. »

Si ce recours au pseudonyme a longtemps aidé à masquer qui bénéficiaient des transactions, un nombre croissant d'entreprises spécialisées dans l'analyse des blockchains a depuis permis d'industrialiser ce genre de dépseudonymisation.

« La bonne nouvelle est que les chercheurs ont beaucoup progressé dans la résolution des problèmes de confidentialité liés aux crypto-monnaies », explique Matthew Greene : 

« Nous avons maintenant déployé une technologie de confidentialité qui permet aux utilisateurs d'effectuer des transactions sur des blockchains publiques sans révéler aucune information qu'ils ne souhaitent pas révéler. (...) Il existe maintenant plusieurs crypto-monnaies déployées qui offrent une forte confidentialité même contre la surveillance gouvernementale, et les forces de l'ordre ont exprimé des inquiétudes à leur sujet. »

Un pari de Pascal

En guise de conclusion, Matthew Green – qui ne répond donc pas à toutes les questions soulevées par les cosignataires de la lettre au Congrès – tente d'expliquer pourquoi il se soucie et s'intéresse autant aux crypto-monnaies et à la blockchain : 

« Au cours des quatre dernières décennies, les réseaux informatiques ont radicalement changé l'économie d'à peu près toutes les industries qui dépendent fortement de l'informatique. (...) Et pourtant, si vous regardez le secteur des transferts d'argent et des paiements, vous ne verrez pas de tels changements. Les frais des commerçants pour les cartes de crédit sont similaires, ou ont en fait augmenté aux États-Unis depuis les années 1990, et c'est une tragédie absolue. »

Visa Mastercard

« En 1995, faire des achats en ligne signifiait taper des numéros de carte de crédit dans des formulaires Web. En 2022... cela signifie exactement la même chose », déplore-t-il, notant qu' « en conséquence, la fraude sur les paiements en ligne a explosé pour atteindre environ 200 milliards de dollars en 2020 » : 

« Pourquoi ces industries axées sur l'informatique sont-elles si systématiquement à l'abri des mêmes améliorations technologiques et réductions de coûts que nous constatons partout ailleurs ? »

À défaut de pouvoir répondre à cette question (« je ne suis qu'un informaticien », souligne-t-il), il constate que « ce que nous avons actuellement ne fonctionne pas correctement », tout en accusant le système financier et ses régulateurs d'avoir étouffé l'innovation : 

« Je soupçonne que l'industrie et les régulateurs hérités ont étouffé deux générations d'améliorations technologiques, en grande partie (je suppose) en construisant un système financier (principalement) fermé et autorisé. Et c'est un gros problème : les paiements sont trop importants pour notre économie pour les confier à une technologie datant des années 1970 et à une industrie extractive. »

« Je ne sais pas si les blockchains sont la solution à ce problème », conclue-t-il, mais il voit « des indications que la technologie commence enfin à se développer d'une manière qui semble être le signe avant-coureur de changements positifs majeurs à l'horizon » : 

« Les progrès ici sont lents, bien que dans certains cas parce que l'appareil réglementaire met du sable dans les engrenages des produits coopératifs et/ou ne parvient absolument pas à agir rapidement pour découvrir d'éventuelles fraudes. »

À la manière du pari de Pascal, il voudrait pouvoir y croire, en tout cas espérer : 

« Et peut-être que le résultat ne sera même pas un succès pour les solutions de blockchain : peut-être obtiendrons-nous simplement des offres plus nombreuses et meilleures de l'industrie de la "finance traditionnelle" alors qu'ils commencent à se rendre compte que des systèmes plus ouverts peuvent concurrencer leurs offres fermées. Donc, même si je ne sais pas si les crypto-monnaies seront la réponse, j'ai juste l'espoir que quelque chose le sera. »

MaJ : voir aussi la réponse de Bruce Schneier à ce billet de Green : On the Dangers of Cryptocurrencies and the Uselessness of Blockchain.

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