L’assassinat de l’enseignant Samuel Paty offre une nouvelle vie à la loi Avia. Après ce meurtre dans la rue, des hommes politiques en profitent même pour s’attaquer à « l’anonymat sur Internet ». Tour d’horizon.
C’est donc par une savante alchimie que d’un cours sur la liberté d’expression suivi par l’assassinat du professeur, le politique arrive à plaider pour le retour de la loi Avia, largement censurée pour atteinte à la liberté d’expression.
En septembre dernier, nous indiquions qu’une nouvelle proposition de loi était déjà dans les coulisses gouvernementales. Ce récent attentat accélère l’histoire en faveur de la réforme législative.
Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, a enfoncé le clou sur BFM TV hier. Selon lui, nécessairement, les réseaux sociaux « ont une responsabilité », puisque « les choses ont démarré sur les réseaux sociaux avec des vidéos notamment de ce parent d’élève et se sont terminées sur les réseaux sociaux avec cette photo abjecte qui a été postée par le terroriste». Conclusion : « oui, ils ont une responsabilité, oui, on doit arriver à mieux les encadrer».
« On travaille à un dispositif juridique qui permette d’atteindre cet objectif-là, a-t-il confirmé, c’est-à-dire de lutter contre la haine sur les réseaux sociaux. Est-ce que le dispositif tel qu’il avait été proposé aurait permis de retirer cette vidéo ? Moi je n’en sais rien ».
« Je travaille notamment à la rédaction d'articles sur la modération des contenus haineux et la façon de mieux identifier leurs auteurs. Ils pourraient être examinés dans le cadre d'une proposition de loi — mais cela risquerait de retarder les choses — ou du projet de loi séparatisme. Nous portons également le combat à l'échelle européenne avec le Digital Services Act » confirme Laetitia Avia dans Le Parisien.
L’élue de la République conteste au passage la décision du Conseil constitutionnel lorsqu’il a épinglé l’atteinte au principe de nécessité : « Je suis moins d'accord sur le principe de nécessité, car nous avons un besoin impérieux de réguler les plates-formes. Mais j'ai travaillé sur la question de la proportionnalité, en tenant compte de ce qu'a dit le Conseil constitutionnel. Notre liberté d'expression est précieuse. C'est une ligne de crête qui doit permettre à chacun d'exprimer ses idées, mais empêcher que l'on puisse utiliser les réseaux sociaux pour porter atteinte à l'intégrité de quelqu'un ».
Ce matin, sur Europe 1, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, est même convaincu que la loi Avia, première du nom, aurait pu avoir une utilité, avant de rappeler que ce texte « qui aurait permis de faire retirer et de poursuivre ce père de famille, a été censurée par le Conseil constitutionnel. »
Et Marlène Schiappa ministre déléguée à l’Intérieur, de convoquer Facebook, Google et Twitter mardi matin, place Beauvau. Une initiative applaudie par Laetitia Avia qui voit dans les réseaux sociaux « le premier pas dans le continuum de la violence ».
Le traitement de la vidéo litigieuse face à la loi Avia
Dans la fameuse vidéo, un parent du Collège du Bois d'Aulne expliquait que sa fille avait été choquée par le « comportement » du prof, qualifié de « voyou de l’histoire », suivi par sa description des faits : la diffusion en classe de caricature du prophète, la demande exprimée aux élèves musulmans de sortir de la salle pour ne pas être choqués. Il termine son témoignage, diffusé sur Facebook, en demandant à tous ceux qui « ne sont pas d’accord » de lui adresser un message sur un 06, estimant que « ce voyou ne doit plus rester dans l’Éducation nationale, ne doit plus éduquer les enfants, il doit aller s’éduquer lui-même ».
Une autre vidéo signée Abdelhakim Sefrioui, qui se présente comme membre du Conseil des Imams de France, fiché S, va jusqu’à évoquer l’humiliation des élèves musulmans. Il y raconte son « désaccord » et même sa « stupéfaction » que l’administration ait été informée de ces faits, tout en les tolérant.
Il indique que le CIF et les musulmans en France « refusent catégoriquement ce genre de comportements irresponsables et agressifs et qui ne respectent pas le droit de ces enfants à garder leur intégrité psychologique ». Il répète que l’enseignant est avant tout un « voyou », avant de faire connaître sa volonté de « mobiliser pour une action devant l’établissement et devant l’inspection académique ». On y découvre que l’inspection aurait contacté le parent d’élève, promettant de « sévir ».
Mise en cause, l’Éducation nationale a publié hier un communiqué. « À aucun moment, il n’a été dit, ni même sous-entendu, ni pensé que l’institution allait "sévir" contre M. Paty », conteste-t-elle. Elle indique au contraire avoir alerté l’enseignant de ces vidéos « diffamatoires » pour lui recommander de porter plainte, tout en alertant les services de police.
La diffamation, hors périmètre de la loi Avia
Reprenons. Qu’auraient dû faire les sites diffusant cette vidéo mise en ligne par ce parent d’élève, sous l’égide de la loi Avia ?
Deux piliers étaient prévus par ce texte.
Le premier voulait contraindre les plateformes à retirer dans l’heure les contenus pédopornographiques, ceux faisant l’apologie ou incitant au terrorisme.
Le second obligeait Twitter, Facebook, YouTube et les autres à retirer en 24 heures tous les contenus manifestement illicites signalés entrant dans le champ d’une liste limitative d’infractions :
- Provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée
- Provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou de provocation à la discrimination à l'égard de ces dernières personnes
- Contestation d'un crime contre l'humanité
- Négationnisme, minoration ou banalisation de façon outrancière de l'existence d'un crime de génocide, d'un autre crime contre l'humanité que ceux précités, d'un crime de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne réduite en esclavage ou d'un crime de guerre
- Injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap
- Harcèlement sexuel
- Transmission d'une image ou d'une représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique
- Provocation directe à des actes de terrorisme ou d'apologie de ces actes
- Diffusion d'un message à caractère pornographique susceptible d'être vu ou perçu par un mineur
On peut tourner et retourner cette liste comme on voudra, la diffamation ne faisait pas partie des contenus que les plateformes devaient retirer dans les 24 heures. Et pour cause, juridiquement une personne poursuivie pour diffamation peut toujours échapper à une telle condamnation en rapportant la preuve du fait diffamatoire. C’est l’exception de vérité.
Dans un tel cadre, les plateformes n’ont pas à se substituer au juge, seul compétent pour peser les éléments mis sur la table.
Un contenu manifestement illicite ?
En outre, la loi en gestation les obligeait avant tout à retirer les contenus dont l’illicéité était manifeste, évidente, éclatante, non ceux nécessitant un procès pour être qualifiés.
De fait, sous le règne de la loi Avia, Facebook aurait pu très bien plaider que les deux vidéos ne comportaient pas d’apologie du terrorisme, de provocation à la haine ou d’injure à l’égard d’une personne à raison de sa non-appartenance à une religion ou d’autres infractions manifestes. Et de rappeler que la liberté d’expression, selon la Cour européenne des droits de l’Homme, protège aussi les « informations » ou les « idées », même celles qui « heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population ».
Il ne faut évidemment pas minorer le rôle que jouent ces caisses de résonance dans notre société, mais l’illusion d’une réponse juridique consistant au retrait d'un baromètre suscite des questionnements. D’autant que des actes préparatoires auraient pu très bien être menés via d’autres véhicules, que ce soient des échanges téléphoniques, le bouche-à-oreille au coin d’une rue, des SMS ou toutes autres correspondances privées.
Pour faire adopter un texte anticonstitutionnel, changer la Constitution
L’épisode dramatique a en tout cas ouvert une nouvelle boite de Pandore. Lorsqu’il censura la loi Avia, le Conseil constitutionnel a eu beau rappeler dans ses « commentaires », que « l’atteinte à la liberté d’expression et de communication ne résultait donc pas de ce que des propos illicites devaient être retirés par les opérateurs de plateforme en ligne, mais de ce que le dispositif retenu par le législateur ne pouvait que conduire à entraîner également le retrait de propos licites au seul motif qu’ils ont fait l’objet d’un signalement ».
La situation n’a pas empêché Christophe Barbier sur BFM TV de réclamer le retour de la loi Avia « en changeant s’il le faut la Constitution ». Au grand dam de Sébastien Soriano, celui encore à la tête de l’ARCEP.
En somme, puisque la loi n’est pas conforme à la Constitution, l’astuce géniale consisterait à changer le texte fondamental. Et par la même occasion, autant toucher à d’autres socles possiblement en jeu comme la Déclaration de 1789, la Convention européenne des droits de l’Homme ou le droit européen, en se rappelant que la Commission avait lourdement critiqué le texte français.
De son côté, Xavier Bertrand partage pourtant cette idée : « il nous faut changer la Constitution » a-t-il suggéré devant le Grand Jury RTL, Le Figaro, LCI, (à 14’59’’ de la vidéo ).
L’anonymat des personnes identifiées ou sous pseudonyme
Il souhaite que « l’anonymat pour ceux qui font l'apologie du terrorisme sur les réseaux sociaux soit levé beaucoup plus vite ». Comment ? « Vous ouvrez un compte, vous donnez votre identité juste à l'hébergeur. Comme ça, s'il y a des menaces, s’il y a une apologie du terrorisme, on ne va pas mettre tant de temps que ça à fermer et surtout à pouvoir condamner et poursuivre. C’est un lieu d'impunité », ajoute-t-il, avant d’estimer que le lieu de radicalisation, « ce n’est même pas la mosquée, c’est l’imam Google ».
S'en prenant lui aussi à l’anonymat sur les réseaux sociaux (qui est en réalité un pseudonymat), le député UDI Jean-Christophe Lagarde imagine que la loi pourrait « imposer à tous les fournisseurs d'accès de révéler très vite les identités » des personnes publiant sur les réseaux sociaux.
Aucun n’explique comment toutefois les fournisseurs de services conserveraient les copies d'identité, combien de temps et où, et quelle serait leur valeur juridique. Rappelons enfin que les deux témoignages vidéo ont été faits à visage découvert. Que le parent d’élève a fourni un numéro de téléphone. Que son compte Facebook était enregistré à son nom. Qu’une pièce d’identité a été trouvée près du corps de l’assassin. Et enfin, que les deux auteurs des vidéos, en plus d’une dizaine d’autres personnes, ont été très rapidement placés en garde à vue.