À l’opposé de l’intégrité, la méconduite scientifique peut prendre diverses formes et niveaux de gravité. Un rapport parlementaire (OPECST) fait le point en longueur sur ce sujet sensible, les avancées du secteur, le travail restant à accomplir, avec dix recommandations. Voici ce qu’il faut en retenir, au-delà du simple résumé.
En février 2019, Catherine Morin-Desailly – alors présidente de commission de la Culture, de l'Éducation et de la Communication – demandait à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST, organe d’information commun à l’Assemblée nationale et au Sénat) un point sur « les choix de politique publique à opérer » pour l’intégrité scientifique.
Quand la méconduite scientifique fait les gros titres
Cette mission ne sortait pas de nulle part, elle s’inscrivait dans le sillage des « exemples de méconduite scientifique (conflits d’intérêts, signatures abusives, falsifications, plagiat et autoplagiat) ». Des affaires de ce genre ont fait couler beaucoup d’encre dans la presse les mois précédents, pouvant « miner durablement la confiance que la société place dans ses chercheurs et plus généralement dans la science ».
On pense notamment au cas d’Anne Peyroche qui a été brièvement à la tête du Centre national pour la recherche scientifique (CNRS) avant d’être remplacée par Antoine Petit. Elle avait été convoquée mi-janvier 2018 « pour un entretien destiné à l’éclairer sur des anomalies constatées dans certains de ses articles ». Dans la foulée, le CNRS annonçait une structure dédiée à l'intégrité scientifique. L’épilogue de cette affaire est arrivé début 2020, un rapport concluant « à l’existence de certaines pratiques contestables et "méconduites sérieuses " ».
Après deux ans de travaux, le député Pierre Henriet et le sénateur Pierre Ouzoulias viennent de rendre leur propre rapport sur le sujet (en version provisoire), intitulé « Promouvoir et protéger une culture partagée de l’intégrité scientifique ».
En guise de préambule, ils tiennent à mettre les points sur les « i » : ils « ont fait le choix de ne pas se limiter à épingler les mauvaises pratiques, qui ne sont qu’une illustration a contrario et réductrice de l’intégrité scientifique, alors même que l’immense majorité des chercheurs français est vertueuse ».
Valoriser les bonnes valeurs, corriger les autres
Le rapport vise « la valorisation d’une culture partagée de l’intégrité scientifique et la mise en évidence du problème systémique, inhérent au monde de la recherche, qui tend à favoriser les méconduites scientifiques ».
En cause notamment, des critères d’évaluation basés sur une « course à la publication scientifique » ; on parle parfois de « publish or perish ». Un virage amorcé par le CNRS début 2019. Il souhaitait alors « repenser l’évaluation individuelle des chercheurs et des chercheuses », notamment pour renforcer les publications en libre accès.
Il n’est pour autant pas facile de changer les mentalités et la course à la publication reste encore très présente.
Mais au fait, c’est quoi l’intégrité scientifique ?
Le rapport commence par dresser le portrait de ce qu’est l’intégrité scientifique. Il cite pour cela le professeur Pierre Corvol (présenté comme l’un de ses plus éminents défenseurs) : il s’agit d’une « démarche responsable de recherche ». Cela comprend « l’ensemble des règles et valeurs qui doivent régir l’activité de recherche pour en garantir le caractère honnête et scientifiquement rigoureux ».
Avec l’éthique et la déontologie, l’intégrité est « un des trois piliers » d’une science responsable selon Olivier Le Gall, le président de l’Office français de l’intégrité scientifique (OFIS). Ces trois concepts (qui sont souvent confondus) peuvent être comparés à trois pieds d’un même trépied, chacun étant indispensable pour assurer la stabilité.
L’intégrité scientifique peut être mise à mal par des pratiques diverses et variées : découpage d’un article en plusieurs petits morceaux pour multiplier les publications (salami slicing), recours au plagiat « pour gagner du temps », sélectionner uniquement des résultats allant dans le sens de l’hypothèse de départ (cherry picking), publier à tout prix pour soutenir une demande de fonds (fund or famish), etc.
On peut aussi parler de « l’effet chrysalide ». Dans ce cas, « un chercheur honnête, confronté à des difficultés pour publier, s’aperçoit que des collègues contournent ces difficultés, car ils savent embellir des résultats ». Un comportement qui sort légèrement « des bonnes pratiques » peut ainsi faciliter sa carrière… et le chercheur peut se laisser tenter. D’autant plus s’il « constate aussi que ces pratiques questionnables, pas très graves, sont acceptées par la communauté scientifique qui ferme les yeux ».
L’intégrité des chercheurs face à eux-mêmes et leurs collègues
Le rapport se fait l’écho d’une déclaration de Pierre Corvol : « la majeure partie des chercheurs exerçant en France est vertueuse ». Mais le rapport se penche aussi sur des chiffres de 2009 et une étude du chercheur Daniel Fanelli sur l’intégrité scientifique. La conclusion est plus en demi-mesure.
« 1,97 %, soit environ 140 000 chercheurs à l’échelle mondiale, admettent sur le mode déclaratif avoir un jour falsifié, fabriqué ou modifié des données, et 33,7 %, soit plus de 2 millions de chercheurs, disent s’être déjà adonnés à ce qu’on appelle des "pratiques questionnables de recherche" ». Ces chiffres sont forcément sous-évalués, car basés uniquement sur la bonne foi des déclarants.
Si on inverse la situation et qu’on demande aux chercheurs de parler du comportement de leurs collègues, les chiffres sont bien différents : « pas moins de 14,12 % d’entre eux ont été témoins de fraudes scientifiques chez leurs collèges, et 72 % d’entre eux ont déjà été témoins de "pratiques questionnables de recherche" ».
Un rapport, quatre grandes thématiques
Le rapport-fleuve de 134 pages se divise en quatre principales parties. La première, intitulée « l’intégrité scientifique en France, une autorégulation exercée par les acteurs de la recherche ».
Dans la seconde, les rapporteurs veulent « appréhender les méconduites scientifiques » et ainsi dresser un panorama de la « typologie des méconduites observées et leur traitement ». La troisième liste des pistes de réflexion pour « développer une "culture de l’intégrité scientifique" ». À ce titre, elle fait le tour des initiatives « qui assurent une diffusion toujours plus large et transgénérationnelle des principes de l’intégrité scientifique ».
Enfin, la quatrième partie s’intéresse aux « avancées récentes apportées dans la loi de programmation de la recherche 2021-2030 (LPR) en matière d’intégrité scientifique ». Par un « heureux hasard », la discussion parlementaire sur la LPR s’est déroulée en même temps que cette mission, avec un échange visiblement fructueux.
Trois systèmes pour classer les méconduites scientifiques
Nous ne nous attarderons pas outre mesure sur la première partie qui dresse un inventaire à la Prévert des différentes sources encadrant les principes de l’intégrité scientifique. La seconde partie revient sur la « nomenclature des méconduites », qui est « sensiblement harmonisée à l’international et en France au sein des différentes disciplines ». Il existe par contre différentes classifications des méconduites : par domaines (méthodologie, données, résultat), par degré de gravité et enfin par le niveau d’intentionnalité.
Dans le premier cas (les domaines), le rapport rappelle qu’il « n’existe pas de typologie des manquements scientifiques qui fasse consensus ». Ceci dit, les institutions se tournent souvent vers ce document de Frédéric Sgard et Stefan Michalowski, rapporteurs lors du Forum mondial de la science de l’OCDE de Tokyo en 2007.
Ils y dressent une liste non exhaustive des différents manquements : cela va de la fabrication/falsification de données aux fraudes financières, en passant par de mauvaises pratiques sur la conservation des données, des attitudes inappropriées, refuser/obtenir une position d’auteur de façon abusive, etc.

Au fil du temps, les pratiques évoluent et de nouvelles techniques arrivent, comme en attestent les recherches de la microbiologiste Elisabeth Bik. Elle a en effet « révélé au mois de février 2020 l’existence de "fermes à articles" chinoises, ou américaines comme YMGrad3, qui produisent à la chaîne de faux articles scientifiques, afin que leurs acheteurs obtiennent un diplôme ou une promotion, comptabilisant plus de 400 articles, publiés pour certains dans de grandes revues scientifiques ».
Concernant la seconde manière de classer les méconduites, le rapport revient sur l’importance de l’intentionnalité. Trois cas sont mis en avant : l’erreur (c’est-à-dire un manquement involontaire), la fraude (qui est intentionnelle avec l’espoir d’en tirer profit) et la faute (le manquement est conscient). Les rapporteurs citent Martine Bungener, économiste et sociologue, qui rappelle à juste titre : « N’oublions pas qu’il peut y avoir des erreurs, que l’on a le droit de se tromper, mais pas de falsifier des données ou des résultats ».
Pour le classement par gravité, le rapport s’appuie sur le rapport Bach concernant Anne Peyroche. Il comprend cinq niveaux (l’ex-présidente du CNRS a été reconnue coupable des niveaux I à IV) :
- niveau I : l’embellissement des données
- niveau II : la manipulation des données
- niveau III : la falsification, consistant à « modifier certains résultats », lorsque celle-ci « ne change pas
- l’interprétation d’une figure ou d’une phrase de texte »
- niveau IV : la falsification, lorsqu’elle « modifie l’interprétation de la figure ou du texte, indépendamment du message scientifique global »
- niveau V : la fabrication, consistant à « créer de novo des résultats qui n’ont pas été obtenus en laboratoire ». C’est « le stade ultime » pour le rapport
Les rapporteurs ne sont par contre pas en mesure du dire si « cette nomenclature était répandue ou en usage au sein des référents intégrité scientifique ». Rémy Mosseri, référent intégrité scientifique du CNRS, est le seul à indiquer l’avoir utilisée dans un cas particulier.
Présomption d’innocence et réhabilitation
Lors de son audition, Ghislaine Filliatreau (déléguée à l’intégrité scientifique de l’Inserm) soulevait que cette échelle à cinq niveaux n’est pas sans poser quelques problèmes :
« elle ne comporte aucun niveau zéro, alors même que toute personne soupçonnée d’un manquement à l’intégrité scientifique doit disposer de la présomption d’innocence. De même, elle n’intègre pas le critère d’intentionnalité, alors même que l’erreur peut être à l’origine d’une de ces méconduites. »
Le député et le sénateur détaillent ensuite les signalements et procédures des cas de méconduites, en terminant par un point important : la réhabilitation du chercheur, qu’il soit reconnu coupable ou non d’ailleurs. Si l’Inserm propose une solution via des mentorats, « tous les établissements ne sont pas armés pour réintégrer les chercheurs ayant commis un ou des manquements et certains tardent à entamer une réflexion sur le sujet ».
Même situation pour la réhabilitation d’un chercheur accusé à tort. Actuellement, cela « passe principalement par une lettre de réhabilitation, adressée par le PDG ».
Les pistes pour améliorer l’intégrité scientifique : la formation…
Concernant le troisième axe – développer une « culture de l’intégrité scientifique » –, le rapport affirme que cela passera d’abord par la « formation des futurs et jeunes chercheurs que se diffusent les valeurs de l’intégrité scientifique ». Sur ce point, les efforts semblent globalement insuffisants au regard des auditions menées.
Le rapport cite une enquête menée en 2018 par Meriem Koual, qui dresse un triste bilan de 153 écoles doctorales ayant répondu à son enquête :
« 93 % proposent une formation à l’intégrité scientifique dans le cadre du doctorat, 75 % rendent cette formation obligatoire, mais elle fait rarement l’objet d’un examen de validation […] Le volume horaire est relativement faible : moins de 2 heures pour 13 %, entre 2 et 10 heures dans 62 % des cas, entre 10 et 20 heures dans 21 % des cas, plus de 20 heures dans 4 % des cas ».
…et l’open peer review ?
Pour essayer de limiter les méconduites et autres validations de « complaisances » par des chercheurs, l’idée d’un « open peer review » arrive sur la table. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une version « open » – dans le sens transparent – de la procédure de relecture et de validation par les pairs (peer review).
C’est une étape importante, comme nous l’avons déjà expliqué, et qui peut parfois prendre des années. Elle est critiquée sur certains points : une activité chronophage qui n’est pas valorisée dans l’évaluation des chercheurs, possible subjectivité de certains relecteurs anonymes qui peuvent demander à citer des références, etc.
Parfois, le temps nécessaire n’est pas pris et, en cette période de pandémie, il n’est pas rare de voir des publications mises en ligne à la va-vite puis modifées/retirées.
Avec l’open peer review, les revues « mettent en ligne les noms des relecteurs et/ou les commentaires du ou des relecteurs, et rendent donc transparent le processus de peer review ». Certaines ont déjà sauté le pas (F1000Research, Royal Society Open Science, Annals of Anatomy, PeerJ, EMBO Press).
De son côté, Marin Dacos, conseiller pour la science ouverte au MESRI, souligne lui aussi les avantages de l’open peer review, mais invite également à la prudence et surtout à l’expérimentation. Il ne faudrait en effet pas tomber « dans une forme de dictature de la transparence ».
Il soulève par exemple la question de la publication ou non des lettres de refus, et du droit de réponse.
Des référents « intégrité scientifique »… et des polémiques
Dans la quatrième partie du rapport, consacré aux avancées en matière d’intégrité scientifique. Les rapporteurs affirment avoir constaté que la perception des instituts évoluait rapidement : désormais, « la majorité des établissements est désormais dotée d’un référent intégrité scientifique ».
Cela ne règle pour autant pas tous les problèmes d’un coup de baguette magique. Les acteurs de la recherche demandent que « cette autorégulation soit accompagnée et soutenue par la législation ». Là encore, le cas Anne Peyroche est symptomatique, comme l’expliquait l’Express en février dernier.
Alors que la chercheuse était condamnée, le CEA annonçait le départ à la retraite de Marc Léger, son référent à l'intégrité scientifique, et son remplacement par Jean-Marc Grognet. « Or ce chercheur est un ami très proche de Peyroche (toujours en arrêt maladie). De 2011 à 2014, il a été directeur de l'Institut de Biologie et technologie de Saclay (iBiTec-S) du CEA, une structure où officiait justement... Anne Peyroche. Ainsi donc, l'une des publications incriminées date de 2012, lorsqu'il était son supérieur hiérarchique », expliquent nos confrères.
Cette nomination est mal passée auprès de certains : « Quand la nomination de Grognet a été connue au CEA, personne n'y a cru. Le dispositif de protection des tricheurs est en place ! », lâchait sous le coup de la colère un fonctionnaire à nos confrères.
Rapport et LPR : un « heureux hasard du calendrier »
Enfin, le timing ne pouvait pas être meilleur pour les rapporteurs : « Heureux hasard du calendrier, le travail de la mission a coïncidé avec la discussion parlementaire sur la loi de programmation pour la recherche (LPR) ».
Ils ont ainsi pu proposer sans attendre de « transcrire dans la loi un certain nombre des recommandations émanant de leurs travaux », ce qui a été fait. Certains points n’ont par contre pas pu faire l’objet d’un consensus avec la LPR. C’est notamment le cas de l’indépendance de l’Office Français de l'Intégrité Scientifique (OFIS) : « Certains acteurs pensent qu’il serait utile de donner une personnalité morale à l’OFIS, afin qu’il puisse instruire les cas ».
Dix recommandations pour améliorer les choses
Enfin, le rapport se termine par dix recommandations, dont l’objectif de « participer au rétablissement de la confiance à l’égard du monde scientifique et de renforcer la légitimité de la recherche française sur la scène internationale ». En voici le détail :
- « Introduire, par la loi, dans le code de la recherche une définition de l’intégrité scientifique et proposer des règles générales pour engager les institutions et les chercheurs à la respecter. Cet objectif a été en grande partie atteint par la loi de programmation de la recherche.
- Réévaluer les conditions d’exercice des missions de l’OFIS et du CoFIS, ainsi que leurs rôles institutionnels [cette recommandation comprend pas moins de 18 actions, ndlr].
- Encourager la nomination de RIS [référents intégrité scientifique, ndlr] dans l’ensemble des établissements de recherche ; préciser leur statut et les conditions d’exercice de leurs missions ; formaliser le suivi de leur travail, par exemple via la remise de bilans annuels ou pluriannuels de leur activité.
- Veiller à la bonne articulation des travaux et réflexions menés dans le cadre de l’OFIS, du CoFIS, du ResInt et de la conférence des signataires.
- Reconnaître l’intérêt des actions menées par les acteurs, promoteurs et garants de l’intégrité scientifique et soutenir leurs actions dans le respect de leur indépendance.
- Normaliser davantage les règles d’instruction des méconduites scientifiques ; assurer que les règles démocratiques du débat contradictoire soient respectées lors des procédures d’instruction ; encourager les interactions transversales entre RIS et services juridiques des établissements ; inciter à une prise de décision finale collégiale et ne reposant pas exclusivement sur celle du chef d’établissement ; finaliser la base de données des cas d’instruction de méconduites afin de disposer d’un référentiel.
- Rendre obligatoire la formation en intégrité scientifique tout au long de la carrière dans la recherche, en particulier pour les encadrants et autres positions de mentorat (HDR, post-doc), comme le font déjà, de manière informelle, certains établissements.
- S’assurer que les signataires de la déclaration de San Francisco (DORA) et du manifeste de Leiden appliquent bien les principes préconisés par ces textes ; à la suite de la déclaration de Bonn, promouvoir au sein de l’Union européenne une réflexion juridique et législative afin de doter l’Union d’une réglementation en faveur de l’intégrité scientifique et des libertés académiques.
- Intégrer la promotion et la garantie de l’intégrité scientifique au nombre de missions de l’Hcéres [Le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, ndlr].
- Mieux identifier les processus par lesquels les objectifs poursuivis par la politique de la science ouverte peuvent aider au respect et à la promotion de l’intégrité scientifique ; définir des normes d’archivage et de mise à disposition des données de la recherche afin de garantir le contrôle par les pairs des productions scientifiques. Les rapporteurs jugent souhaitable et nécessaire qu’un rapport sur la science ouverte soit initié, dans la suite du présent rapport ».