Résoudre des énigmes scientifiques vieilles de plusieurs dizaines d’années est rare. Mais cela arrive parfois « simplement » en utilisant une nouvelle approche. C’est le cas de Lisa Piccirillo pour le problème du « nœud 11n34 », dont la démonstration a été validée par des pairs. Une longue étape à ne pas négliger, surtout en cette période de crise.
Depuis plusieurs semaines, Lisa Piccirillo fait parler d’elle pour avoir résolu un problème mathématique vieux de 50 ans... en l’espace d’une semaine seulement. Replacer dans son contexte la « rapidité » de la démonstration est d'ailleurs aussi intéressante que l’énigme elle-même, ainsi qu'une étape trop souvent mise de côté : la validation par les pairs.
Car une démonstration du genre nécessite une relecture par des experts du domaine pour s’assurer qu’aucune erreur ne vienne fausser les résultats. Dans le cas de « The Conway knot is not slice » de Lisa Piccirillo cela aura demandé plus d'un an, puisque si la publication date de l’été 2018, elle a seulement été validée fin 2019.
Mais ce temps manque parfois, comme on le voit en cette période où les sciences doivent aller vite – surtout en biologique/médecine pour répondre aux dangers du virus SARS-CoV-2 – menant à de nombreux ratés.
Lisa Piccirillo démêle un sac de nœuds (en 4D) vieux d'un demi-siècle
Contrairement à ce que certains pourraient croire, les mathématiques ne sont pas toujours la science exacte que l’on imagine. Il y a évidemment les théorèmes que tout le monde connaît (au moins de nom) comme ceux de Pythagore, de Thales ou de Fermat… même si ce dernier n'était qu'une conjecture jusqu’en 1994.
Pour rappel, ce terme désigne une « hypothèse formulée sur l'exactitude ou l'inexactitude d'un énoncé dont on ne connaît pas encore de démonstration ». Il en existe des centaines sur l’ensemble des mathématiques.
De manière générale, on suppose que les conjectures sont « des propositions qui ont de fortes probabilités d’être justes, mais que l’on n’arrive pas encore à démontrer ou réfuter ». Il existe bien d’autres problèmes pour lesquels on n’a pas d’idée du résultat, des questions ouvertes en quelque sorte.
Régulièrement, des mathématiciens de tous horizons et formations s’attaquent à des propositions du genre (conjecture ou non) pour tenter de les résoudre. C’est le cas de Lisa Piccirillo, jeune mathématicienne qui s’intéresse à la « topologie et la géométrie des espaces à quatre dimensions ». Sur sa page de l’université d’Austin au Texas, elle explique que sa « thèse étudie les nœuds et les espaces à quatre dimensions et résout deux problèmes mathématiques bien connus ».
En mathématique, on parle des mêmes nœuds que ceux d’une corde, sauf qu’il n’y a pas d’extrémité : la corde est « fermée ». Son travail « donne un argument surprenant et élégant répondant à une emblématique question vieille de 50 ans », explique le professeur John Luecke, qui était aussi son directeur de thèse.
Sans trop entrer dans les détails, le passage de trois à quatre dimensions ouvre de nouvelles manières de penser (ce qui demande une certaine gymnastique d’esprit), bien utiles dans le cas présent :
« Si une fourmi vivant sur la terre souhaite quitter une île sans toucher l'eau, elle va avoir du mal. En 2D sur la surface de la Terre, l'eau entoure complètement l'île. Mais si la fourmi construit un pont – qui monte, dans une troisième dimension, au-dessus de l'eau – alors elle peut quitter l'île. On raisonne naturellement en 3D.
Étudier un espace en 4D est amusant parce que, tout comme la fourmi peut quitter l'île une fois qu'elle peut monter, beaucoup plus de choses sont possibles en quatre dimensions ».
« Conway était un heureux hasard », résolu très rapidement
Durant sa thèse, Piccirillo s’est attelée à deux sujets : « un de la liste des problèmes de Kirby et un autre posé pour la première fois par John Conway ». Pour Kirby, elle a trouvé ce problème intéressant, mais « probablement difficile ». Quelques mois plus tard, un autre mathématicien découvrait une solution, mais pour un cas particulier uniquement. C’était suffisant pour qu’elle se lance, estimant qu’avec des « outils modernes » il serait peut-être plus accessible.
« Le cas du problème de Conway était un heureux hasard : quelqu'un l'a mentionné dans un discours [en juillet 2018, ndlr] et j'ai réalisé immédiatement qu'il devrait être accessible en utilisant les outils que j'étudiais ». Là encore, on vous épargne les détails, mais sachez qu’il s’agit de savoir si le nœud 11n34 est ou non une « tranche » (spoiler alert, la réponse est non).
Elle n’avait donc jamais entendu parler du problème de Conway auparavant, mais elle n’est pas partie de zéro pour le résoudre. Comme elle l’explique elle-même, elle a utilisé ses travaux sur le problème de Kirby. Ce qui permet de reconsidérer la « facilité » avec laquelle elle est arrivée à la solution, souvent mise en avant.
Reste que la démonstration est relativement courte : six pages. Des travaux qui lui ont permis d’obtenir un poste de professeur assistant au MIT de Cambridge. Cette histoire est néanmoins l’occasion de rappeler que, parfois, il suffit de prendre une approche différente – avec un « argument surprenant et élégant » selon le professeur John Luecke – pour trouver une solution à un problème, même s’il a déjà plusieurs dizaines d’années… et ce n’est pas un cas isolé.
On peut par exemple citer cet étudiant tunisien qui a résolu « l’énigme » vieille d’une centaine d’années d’une bulle de gaz coincée dans un tube... qui ne sont pas coincées mais « se déplacent simplement très, très lentement ». D’autres démonstrations ou résolutions de problèmes arriveront certainement au cours des prochaines années, avec des incidences plus ou moins importantes sur notre vie de tous les jours. Si quelqu‘un trouvait par exemple un moyen simple et rapide de factoriser un grand nombre, il pourrait alors casser le chiffrement RSA sans faire appel à une machine « quantique ».
La question des préprint et de la relecture par les pairs
La démonstration de Lisa Piccirillo était publiée sur arXiv le 8 août 2018 et soumise pour relecture par ses pairs à Annals of Mathematics le 15 août, soit à peine une semaine plus tard. Pour rappel, publier un article sur arXiv ne signifie pas qu’il a été relu et validé : il s’agit d’une plateforme d’archives ouverte de prépublications (préprint) électroniques où les chercheurs peuvent diffuser leurs travaux, les mettant à la disposition de la communauté.
Aucune relecture n’est faite en amont par des pairs, qui ne peuvent donc attester du travail et des conclusions. Une étape pourtant indispensable pour ce genre de recherches, que le commun des mortels ne peut généralement pas comprendre ou juger en connaissance de cause. Ce qui n'exclut pas que les conclusions de certaines études soient régulièrement citées à la va-vite, présentées comme des certitudes, puis déformées au fil des reprises dans la presse.
Ce travail de vérification peut prendre du temps, beaucoup de temps. Dans le cas de la démonstration de Lisa Piccirillo, la soumission est arrivée le 23 septembre 2018 et la publication sur Annals of Mathematics le 13 février 2020, soit presque 18 mois plus tard. Un délai courant. Il y a même parfois bien plus long.
Avec la conjecture de Poincaré par exemple, résolue en bout de course par le Russe Grigori Perelman en 2003 : « Il met sept ans pour rédiger une démonstration pleine d’ellipses et particulièrement difficile à appréhender pour ses relecteurs. Au moins quatre groupes s’attellent à la vérification, qui dure également sept ans », explique le CNRS.
Mais cette étape est cruciale car elle confirme le travail des chercheurs. Le but n’est évidemment pas de remettre en cause leur intégrité ou leurs compétences, mais une erreur ou approximation peut arriver à tout le monde, et il n’est pas toujours facile de la déceler. Après tout, même Sheldon Cooper a fait une « faute arithmétique » sur la deuxième page de travaux présentés à Stephen Hawking dans la saison 5 de The Big Bang Theory (épisode 21, La Vengeance D’ Howard).
À un tout autre niveau (des plus basiques), vous pouvez regarder la vidéo du professeur de mathématiques Yvan Monka (auteur de la chaîne Maths et Tiques) qui « prouve » que 1 = 2. La démonstration est simple, rapide (3 minutes chrono) et accessible à tout le mode même sans connaissance particulière… à un détail près : elle est évidemment fausse (un indice si besoin pour comprendre l’erreur : on ne peut pas diviser par zéro).
Garder un esprit critique face aux prépublications
Bref, les travaux en préprint doivent être pris avec précaution, et par tout le monde : journalistes, scientifiques, personnalités politiques, chercheurs, grand public…
Columbia Journalism Review, une revue américaine destinée aux journalistes et éditée par la Columbia University Graduate School of Journalism, revient sur ce sujet et dresse des pistes de réflexion face aux « études ». Elles concernent les publications préprint sur le virus SARS-CoV-2 et la maladie Covid-19, mais les conseils sont finalement valables pour toutes les prépublications scientifiques (donc non validées par des pairs).
Plusieurs éléments sont mis en avant, le plus basique étant de lire intégralement l’étude et de ne pas se limiter au résumé, ou pire au communiqué l’accompagnant. Un sujet déjà évoqué dans un édito début 2018, qui reste toujours d’actualité :
Il ne faut pas hésiter à poser des questions qui pourraient paraître stupides (ce n’est jamais le cas, il est important de tout comprendre), quantifier les données et les résultats, vérifier les effets secondaires (qu’il faut souvent aller chercher au fin fond de l’étude), regarder qui a abandonné les tests en cours de route, lire les commentaires, demander l’avis d’experts du domaine externes à l’étude, etc. Bref, un peu de bon sens et d’esprit critique face à ce genre de publications.
C’est d’autant plus important que leur nombre a explosé depuis le début de la pandémie – pour aller « plus vite » en cette période crise sanitaire – avec du bon et du moins bon. Le CNRS était récemment revenu sur un exemple avec une étude de 12 universitaires italiens sur la propagation du virus SARS-CoV-2, reprise par « de grands journaux nationaux et internationaux […] et présentés comme acquise », alors qu’elle n’avait pas été validée par des pairs.
Ce sujet soulève aussi la question de l’accès aux publications et des sommes demandés par les éditeurs de revues spécialisées comme Elsevier, Spinger, Nature, Wiley Blackwell's et Taylor & Francis. Bonne nouvelle tout de même : la France et le CNRS veulent arriver rapidement à 100 % de publications en accès ouvert.