Des associations luttant contre la haine en ligne ont décidé d’attaquer en référé Twitter France et Twitter inc. Elles souhaitent que la justice mette en place une expertise, aux frais du service en ligne, afin de révéler l’ensemble des moyens mis en œuvre contre les contenus illicites. Explications détaillées.
L’Union des Etudiants Juifs de France (UEJF), J’accuse !... - Action internationale pour la justice (AIPJ), SOS HOMOPHOBIE et SOS Racisme ont assigné Twitter le 12 mai dernier, juste avant le vote de la proposition de loi contre la Haine en ligne de Laetitia Avia. Texte aujourd'hui en état de mort cérébral.
Selon Libération, une audience s'est tenue hier au tribunal judiciaire de Paris. Nous avons pu nous procurer une version de l’assignation pour en connaître les fondements exacts. L’action en référé vise aussi bien Twitter France que Twitter inc. en pointant la loi sur la Confiance dans l’économie numérique de 2004.
Son article 6-I.7 oblige les hébergeurs, sous peine d'un an d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende, à « concourir à la lutte la répression de l'apologie des crimes contre l'humanité, de la provocation à la commission d'actes de terrorisme et de leur apologie, de l'incitation à la haine raciale, à la haine à l'égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ainsi que de la pornographie enfantine, de l'incitation à la violence, notamment l'incitation aux violences sexuelles et sexistes »
À ce titre, les hébergeurs doivent « mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données », mais aussi « informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites mentionnées à l'alinéa précédent qui leur seraient signalées et qu'exerceraient les destinataires de leurs services » et «rendre publics les moyens qu'elles consacrent à la lutte contre ces activités illicites ».
C’est ce dernier point qui concentre toutes les attentions, sachant que ce n’est pas une première pour Twitter.
Le précédent de mai 2016
Le 27 mai 2016 déjà, les mêmes associations avaient fait citer Twitter, Google, YouTube et Facebook devant le tribunal de grande instance de Paris aux fins de se voir communiquer :
- Le nombre, la localisation, la nationalité, la langue et le profil des personnes affectées au traitement des signalements provenant des utilisateurs de la plateforme française de leurs services de communication au public en ligne,
- Le nombre de signalements provenant des utilisateurs de la plateforme française de leurs services, en matière d'apologie des crimes contre l'humanité et d'incitation à la haine raciale,
- Le nombre d’informations transmises aux autorités publiques compétentes, en particulier au Parquet, en application de l’article 6-I.7 de la LCEN au cours des trois dernières années au titre de l'apologie des crimes contre l'humanité et de l'incitation à la haine raciale.
À l’époque, une mesure de médiation avait toutefois été mise en place où étaient affirmés plusieurs engagements, comme l’amélioration de la procédure et du traitement des signalements « en provenance des utilisateurs français du service Twitter, portant sur des contenus racistes, antisémites ou homophobes ».
De même, le réseau social allait « lutter ainsi de manière plus efficace et notamment par une meilleure collaboration entre Twitter et les associations, contre la diffusion et la propagation des discours de haine réprimés par la loi française ». Il promettait enfin « d'assurer une meilleure et plus prompte identification des auteurs des contenus susvisés à la demande des autorités judiciaires françaises ».
Un test qui aurait été effectué à partir de 1 100 tweets
Las, les associations estiment aujourd’hui que Twitter ne respecte pas ces engagements, « ce que tout internaute a eu l’occasion de vérifier ». Et celles-ci de s’armer d’une étude UEJF et SOS Racisme réalisée du 17 mars au 5 mai 2020 où elles soutiennent que « sur plus de 1 100 tweets haineux signalés, Twitter n’a supprimé promptement que 12 % de ces tweets tandis que les signalements adressés à la plateforme Facebook dans les mêmes conditions se soldaient par un taux de retrait de 67,9 % ».
« Étant supposé que les sociétés défenderesses et leurs dirigeants partagent les valeurs communément admises dans les pays démocratiques, un tel constat ne peut résulter que d’un grave dysfonctionnement dont les associations requérantes sont légitimement fondées à voir identifier l’origine, l’ampleur et les causes » embrayent-elles.
Dissiper « l'épais mystère »
C’est dans ce contexte qu’elles réclament, sur la base de l’article 145 du Code de procédure civile, une expertise destinée à « dissiper l'épais mystère entourant la composition et la gestion des "services de régulation" de Twitter dont le dysfonctionnement est connu et reconnu de tous ».
Elles veulent ainsi connaître les moyens consacrés pour lutter contre les contenus haineux, « les causes, l’étendue des dysfonctionnements constatés en matière de traitement des signalements » et « les moyens d’y remédier ».
Une expertise dans les tréfonds de Twitter
L’expertise, prise en charge par Twitter France et Twitter inc., serait fléchée très précisément. L’expert devra ainsi « se faire remettre tout document administratif, contractuel, technique, ou commercial relatif aux moyens matériels et humains mis en œuvre dans le cadre du service Twitter pour lutter contre la diffusion des infractions d’apologie de crimes contre l'humanité, l'incitation à la haine raciale, à la haine à l'égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle, l'incitation à la violence, notamment l'incitation aux violences sexuelles et sexistes, ainsi que des atteintes à la dignité humaine »
Il pourra aussi se faire communiquer toute une série d’informations, « assorties des justificatifs », comme :
- « le nombre, la localisation, la nationalité, la langue et le profil des personnes affectées au traitement des signalements provenant des utilisateurs de la plateforme française de ses services de communication au public en ligne »
- « le nombre de signalements provenant des utilisateurs de la plateforme française de ses services, en matière d'apologie des crimes contre l'humanité et d'incitation à la haine raciale »
- « le nombre d’informations transmises aux autorités publiques compétentes (…) au cours des trois dernières années au titre de l'apologie des crimes contre l'humanité et de l'incitation à la haine raciale »
Dans leurs vœux, l’expert devra pouvoir « entendre tout technicien ou sachant par tout moyen de communication » et « fournir au tribunal toute indication de fait ou circonstance de nature à établir la nature et l’étendue des responsabilités encourues dans le cadre de l’action en responsabilité civile que les requérantes entendent engager contre les sociétés défenderesses ».
Pour cette mission, enfin, elles veulent que ce même expert puisse se rendre directement au siège de Twitter, « accompagné de tout technicien ou sachant », où il aura « accès à toute information, tout fichier, répertoire ou système qu’il estimera utile ou nécessaire à l’accomplissement de sa mission ».
Un test lancé au plus fort de la crise Covid-19
En somme, les associations ne se satisfont pas des divers rapports de transparence publiés par Twitter, mais tentent de faire préciser par le juge ce qu’il faut entendre lorsque la loi de 2004 demande aux hébergeurs de «rendre publics » les moyens consacrés à la lutte contre certaines activités illicites.
On relèvera que le test à la base de cette action a été lancé le lendemain de la publication d’un billet de blog où Twitter, en raison de la crise du Covid-19, indiquait qu’il lui faudrait désormais « plus de temps que d'habitude » pour répondre aux signalements.