Promis de longue date par le ministère de la Culture, le décret était attendu comme le messie par le monde de la publicité. Avec sa publication au Journal officiel, les chaînes vont pouvoir diffuser des pubs adaptées à chaque foyer. Dans le jargon « adressées » ou « segmentées ». Il lève dans le même temps l'interdiction dont souffrait le cinéma.
Franck Riester, encore ministre de la Culture, l’avait promis. Plusieurs fois. Et c’est Roselyne Bachelot, nouvelle locataire de la Rue de Valois, qui se charge de sa mise en œuvre. La publicité segmentée ? Un coup de canif au régime traditionnel forgé par l’article 13 du décret du 27 mars 1992. Régi par la loi de 1986 sur la liberté de communication, il imposait jusqu’à présent aux chaînes nationales de diffuser leurs spots « simultanément dans l’ensemble de la zone de service ».
Qu’ils soient à Strasbourg, Marseille, Brest ou Toulouse, voilà pourquoi les téléspectateurs voyaient au même moment la même publicité, pour le même produit, à la même minute de diffusion, sauf exceptions liées aux expérimentations et surtout aux décrochages régionaux de France 3.
Fin de l’« iniquité » dénoncée par Franck Riester
Souci, le fromage publicitaire n'étant pas extensible à l’infini, les acteurs du web ont pu proposer aux régies des prestations nettement plus ciblées que ceux de la télévision traditionnelle. « On se retrouvait dans une iniquité de traitement entre les chaînes de télévision et les acteurs de l’Internet au détriment du financement des chaînes de TV qui ont un rôle majeur à jouer dans le paysage audiovisuel » , regrettait Franck Riester.
Désormais, avec ce fameux décret, TF1, M6, France Télévisions et les autres vont désormais disposer des « mêmes outils modernes (...) pour augmenter leur volume de publicité [et] pérenniser leur modèle économique », anticipait-il en février dernier sur l’antenne de France Inter.
Des publicités désormais adressées, sauf exception
Mais que prévoit ce décret ? Il sacralise toujours le principe d’une diffusion simultanée des publicités, mais cette fois dans certains cas précis. Dit autrement, le principe de la publicité simultanée devient l'exception, l'exception de la publicité segmentée, le principe.
Ces derniers îlots de résistance sont d’une part les pubs diffusées pendant ou juste après les émissions pour enfants. Et d’autre part, « les messages publicitaires qui comportent l'indication par l'annonceur d'une adresse ou d'une identification locale explicite ».
Dans l’océan des autres cas, la publicité, le parrainage et le télé-achat adressés sont donc autorisés, sans l’ombre d’un détail, laissant donc une immense marge de manœuvre aux chaînes. Seule obligation, le diffuseur devra identifier « de manière appropriée » ces réclames chirurgicales. Un astérisque en police de taille 4 ? Un code couleur ? Un bandeau défilant ? Aucune précision n’est donnée quant à la forme « appropriée » de cette alerte.
Désormais, les téléspectateurs brestois pourront en tout cas apprécier les messages vantant telle marque de parapluie quand ceux installés à Cassis sauront les biens-faits supposés de cette crème solaire. Et inversement, au gré des conditions climatiques.
Et de son côté, le gouvernement s’engage à publier dans un délai de vingt-quatre mois un rapport « évaluant les impacts de la mise en œuvre des dispositions (…) sur les radios, la presse écrite et les télévisions locales ». Remarquons l’absence d'étude d’impact sur les services en ligne.
Quand la télévision vous regarde
Présenté ainsi, le décret semble relativement anodin. Toutefois, qui dit publicité segmentée, dit possibilité d’analyse très fine des données notamment personnelles de chaque téléspectateur. Pour être plus précis, trois types de publicités ciblées sont sur la scène :
- Une chaîne pourra décider en accord avec TDF de diffuser des annonces en décrochage local, sans traitements de données personnelles. Avec un tel levier, le ministère de la Santé aura par exemple l'opportunité de lancer des messages de prévention là où un cluster Covid-19 aura éclaté.
- Une chaîne pourra ensuite profiter des écrans connectés et de leurs multiples opportunités.
- Enfin et surtout, elle aura la liberté de s’associer avec les FAI pour profiter des données glanées par ces derniers.
Aucun encadrement n'étant prévu spécifiquement, exceptions faites des deux interdictions précitées, les traitements pourront se nourrir d’une liste non exhaustive de paramètres : la localisation du foyer, les conditions météorologiques, mais également les habitudes de consommation (gros ou petit consommateurs de TV ?), le profil, le sexe renseigné ou deviné dans les contrats d’abonnement, les programmes favoris identifiés parmi les chaînes payantes, les heures de consommation télévisuelle, ou encore de la composition du foyer, voire de la présence potentielle d’animaux de compagnie (tel foyer regarde-t-il des émissions sur une chaîne dédiée ?).
Théoriquement, les diffuseurs pourront savoir si tel foyer s’intéresse aux tondeuses ou est en quête d’un voyage en bord de mer pour proposer, ô techno-miracle, des pubs pour les tondeuses ou les séjours dans un paisible endroit. Et pour un peu mieux concrétiser le champ du possible, imaginons des croisements entre données glanées sur le web et publicités diffusées sur les écrans de TV. Avec la publicité segmentée, la télévision n’est plus un diffuseur passif, mais se mue en un aspirateur à données au milieu du salon. Les Google, Facebook et autres services en ligne n’auront peut-être plus à supporter seuls la charge des sermons sur l’autel de la vie privée.
La question de la protection des données personnelles
En 2017, la CNIL avait rappelé dans nos colonnes que « les éditeurs de TV militent depuis de nombreuses années pour une évolution de cette réglementation ». Déjà à l'époque, l’autorité soulignait que « si l’interdiction existante dans le décret de 1992 était levée se poserait la question de la protection des données à caractère personnel des téléspectateurs ».
Trois ans avant la publication du décret, elle relevait que « l’utilisation des données issues des box (composition du foyer, âge, etc.) pour pouvoir cibler les publicités qui leur seront adressées ne pose pas de problème en soi tant qu’elle est envisagée au regard de la loi Informatique et Libertés et de ses principes ». Quels principes ? « L’information, le consentement, la durée de conservation des données ou la sécurité, etc. ».
Contactée, la CNIL affine son analyse et ses recommandations, texte final entre les mains. « Les traitements de données à caractère personnel qui seront mis en œuvre dans ce cadre seront encadrés à la fois par le RGPD, mais également par les dispositions nationales transposant la directive ePrivacy ».
« S’agissant du traitement de données à caractère personnel relatif à la consommation audiovisuelle, ajoute l'autorité, plusieurs textes spécifiques sont susceptibles de s’appliquer en fonction de la nature de l’activité exercée et des modalités de collecte des données à caractère personnel ».
Il y a d’un, « les dispositions de l’article 34-1 du CPCE s’agissant des données de contenus traités par les opérateurs de télécommunications via les box dans le cadre de leur activité d’opérateurs télécoms ».
Ensuite, « les dispositions de l’article 82 de la loi « Informatique et Libertés » [sur lesquelles la CNIL travaille actuellement] lorsque les données sont collectées via des opérations de lecture ou écriture sur l’équipement terminal de l’utilisateur, par exemple dans le cadre d’une activité de distributeur de services audiovisuels ». Elles prévoient spécifiquement que « le consentement des personnes doit être collecté préalablement au dépôt de traceurs. Ce consentement doit être libre, spécifique, éclairé et univoque ».
Enfin, « les dispositions de l’article 3 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication qui prévoient une garantie supplémentaire via la nécessité de collecter l’accord des personnes pour lever le secret des choix des programmes consultés ».
Licéité, transparence et respect effectif des droits des personnes
Vigilant, le gendarme des données considère qu’« en tout état de cause, dans la mesure où les données traitées sont des données à caractère personnel, les traitements mis en œuvre par les acteurs devront respecter les dispositions du RGPD et notamment les obligations de licéité, de transparence et le respect effectif des droits des personnes ».
Sous le règne du règlement européen, en application depuis le 25 mai 2018, le régime ne repose plus sur un système de déclaration ou d’autorisation préalable. Il revient dès lors au responsable de traitement de glaner le consentement du téléspectateur, après informations sur les traitements, la durée de conservation, et autres les droits.
Autant d’opérations qui ne seront pas forcément simples à assurer depuis une télécommande. D'ailleurs, comment l'abonné consentira-t-il depuis ce petit boitier ? Devra-t-il s'exprimer sur chacune des dizaines de chaînes concernées ?
Fait notable, seul le CSA a été saisi par le gouvernement pour rendre un avis sur ce décret, non la CNIL. Contrariété ? « La loi Informatique et Libertés n’imposait pas au gouvernement de saisir la Commission » se console l’autorité, qui veut rassurer sur son utilité. « La CNIL a eu l’occasion d’échanger, dans le cadre de l’interrégulation, avec le CSA et la direction générale des médias et des industries culturelles sur le projet de décret qui avait été publié, pour consultation, en décembre dernier. À cette occasion, elle a attiré l’attention de ces derniers sur les enjeux de la publicité adressée à la TV sur la protection des données à caractère personnel et le respect de la vie privée et échanger sur les dispositions applicables ».
Même si elle n’a pas été saisie, elle compte maintenir son attention. Elle prévient qu’elle « continuera d’échanger, d’une part, dans le cadre de l’interrégulation avec les institutions compétentes (CSA, DGMIC, etc.) et, d’autre part, avec les diverses parties prenantes (opérateurs télécoms, éditeurs de chaînes, etc.) dans la mesure où le ciblage publicitaire est une des priorités de l’institution ».
Quand le CSA appelle à une clarification des traitements de données personnelles
Si le CSA avait, lui, été saisi sur le projet de décret, son avis n’a toujours pas été diffusé. Next INpact a pu se procurer ce document, diffusé ci-dessous et daté du 13 mai.
Le conseil « approuve l’orientation générale du projet de décret », mais il n’a pu s’empêcher d’émettre plusieurs « propositions ». Derrière l'expression bienséante, il a surtout recommandé une « clarification du cadre juridique applicable au traitement de données à caractère personnel ».
Que l’autorité en charge de l’audiovisuel déborde sur les platebandes de la CNIL est assez révélateur de la sensibilité du sujet. Elle juge d'ailleurs cette clarification « indispensable afin de sécuriser les conditions de mise en œuvre de la publicité segmentée et d’en tirer le parti attendu, dans le respect des droits des personnes ».
Dans le même temps, on découvre que le projet prévoyait de limiter les temps maximaux consacrés à la diffusion des messages par le jeu d'un système de volumes horaires. Le CSA avait cette fois suggéré au gouvernement de laisser « plus de latitude aux éditeurs ». Message entendu : ce plafonnement a disparu du texte, publié après consultation du Conseil d’État.
Orange et Bouygues dans la course avec FranceTV Publicité
Du côté des principaux concernés, les troupes sont en place. Sur le front, Orange et France TV Publicité ont annoncé pas plus tard que le 22 juillet dernier un partenariat où le FAI s'engage à apporter à la régie « son savoir-faire technologique via ses 7 millions de décodeurs TV ». En somme, la box d’Orange va lui fournir le pétrole qui permettra à son moteur de fonctionner à meilleur régime.
Juridiquement, le traitement s’appuiera justement sur le consentement des abonnés. Ceci fait, « des annonceurs pourront ainsi [leur] proposer (…) des annonces pertinentes et personnalisées sur ses chaînes distribuées par Orange ». L’opérateur y voit une « évolution majeure dans la manière de pratiquer la publicité, l’enjeu étant de proposer aux abonnés des publicités plus pertinentes et riches en services, en phase avec leurs attentes, sans augmenter la pression publicitaire pour les téléspectateurs ».
Orange n’est pas seule en lice. Bouygues Télécom s’est également lancée dans l’aventure, toujours avec FranceTV Publicité, deux petits jours plus tard. « Par cet accord, Bouygues Telecom, qui s’appuie sur un parc de 4 millions de Box, va proposer sa solution « fullstack » intégrée à l’environnement publicitaire des chaînes de France TV ». Selon les deux signataires, « ce nouveau marché permettra de répondre, grâce à un ciblage TV amélioré, aux besoins d’efficacité dans la communication pour les annonceurs et à l’exigence d’une publicité plus pertinente pour les téléspectateurs ».
Rien qu’avec ces deux opérateurs, ce sont donc jusqu’à 11 millions d’appareils qui vont alimenter la régie en données personnelles et autres informations taillées pour aiguiser les messages commerciaux.
Sur FTV Publicité, géolocalisation et ciblage sociodémographique
« Techniquement, nous sommes prêts et nous avons déjà réalisé des tests avec les opérateurs » nous révèle Marianne Siproudhis, directrice générale de FranceTV Publicité. « Nous espérons commencer à diffuser des publicités segmentées à la rentrée ».
La régie s'appuiera sur « la géolocalisation et le ciblage sociodémographique ». Avec ces deux variables dans l'algorithme, « la TV segmentée nous permettra de cibler un foyer, un profil de téléspectateurs ». Conclusion : « deux personnes habitantes un même quartier ne verront pas la même publicité s’ils n’ont pas le même profil de consommateur ».
La directrice de FTV Publicités assure que ces opérations se feront « dans le plus strict respect de la réglementation sur les données personnelles ». Et d’insister : « chaque téléspectateur devra obligatoirement donner son consentement ». Ainsi, « en associant la puissance de la télévision et le ciblage du digital, la publicité segmentée propose le meilleur des deux mondes ».
Ce mouvement ne devrait pas s’arrêter, même si du côté de TF1 et M6, c’est encore le blocage. Selon Les Échos, « les deux grands acteurs de la télévision gratuite française, estiment que le partage de la valeur proposé par les opérateurs Télécoms n’est pas acceptable pour eux ».
Qui dit accord, dit en effet contreparties sonnantes et trébuchantes. Et jamais les FAI ne rempliront gratuitement ces pipelines au seul bénéfice des régies. Évidemment, plus la finesse de ces informations sera importante, plus grande sera la suite de zéro sur le chèque. Business as usual.
Un décret tardif, pas à la hauteur des espérances du secteur
« Après la crise du Covid-19 où les chaînes vont perdre 20 % de leur chiffre d’affaires, le décret ne permettra de compenser ces pertes qu’à la marge, à hauteur de 3 ou 4 % ». Pour Antoine Ganne, du Syndicat national de la publicité télévisée, c’est donc un peu la grise mine. « À trois ou cinq ans, la publicité segmentée représente néanmoins un potentiel de développement pour les chaînes » table le délégué général en charge des relations publiques du SNPTV.
Pourquoi cet avis en demi-teinte ? Celui-ci aurait préféré un calendrier beaucoup plus réduit. C’est en effet en août 2017 que le ministère avait ouvert le chantier, par la voie d’une consultation. Il aura donc fallu attendre trois ans pour passer du schéma au réalisé, alors que les acteurs doivent maintenant s’accorder et les marques être séduites par ces opportunités.
« Nous restons toutefois dans une asymétrie extrêmement importante entre les chaînes de télévision et les grandes plateformes du numérique », tempère-t-il encore dans nos colonnes. Une analyse partagée par le CSA dans son avis. Antoine Ganne espère aussi une évolution de la réglementation. « C’est très contrôlé sur la télévision, pas du tout pour les médias digitaux », estime le représentant du syndicat, le doigt pointé sur la protection des mineurs ou l’univers des vins et alcools.
Levée d'interdiction pour le cinéma, la grande distribution toujours exclue
Autre déception du SNPTV : la grande distribution reste dans le secteur interdit de pub TV, alors que les attentes étaient à la hauteur des espoirs financiers.
Le décret du jour ne lève cette prohibition que pour le cinéma, et encore, seulement dans le cadre d’une expérimentation de 18 mois. Selon le CSA, voilà qui « contribuera à raviver l'envie des spectateurs de reprendre le chemin des salles de cinéma ». Dans le même sens, Franck Riester estimait en mai 2020 que cette ouverture permettra « de réinjecter de l’argent dans les chaînes qui, ensuite, abonderont le compte de soutien du CNC ». Un véritable « cercle vertueux », applaudissait-il, non sans souligner avoir demandé « des garanties et des dispositifs spécifiques afin de faciliter la publicité pour les productions et les distributeurs dont les moyens sont limités ».
Des garanties ? Dans l'avis du CSA, on découvre que le gouvernement entendait instaurer un système de quotas où au moins une publicité sur deux devait concerner le cinéma et les films européens « dont le devis de production est inférieur à 5 millions d’euros ».
Aux yeux du conseil, voilà qui est toutefois bien trop difficile à mettre en œuvre, peu attractif pour les chaînes et surtout pas du tout à l’avantage des films dits « du milieu », ceux entre 5 et 7 millions d’euros de budget. Plutôt qu’un quota, le Conseil a recommandé de déporter ces menues questions à une charte interprofessionnelle. Ce système de plafonnement ayant disparu du texte publié, les inquiétudes exprimées en avril 2020 par des organisations du cinéma devraient donc être ravivées.
Le Blic, le Bloc et l’Arp avaient en effet plaidé pour le report pur et simple de l’ouverture de la publicité pour le cinéma à la télévision, de peur d'une cannibalisation des fenêtres par les majors hollywoodiennes, « au vu de leurs moyens financiers ». Ces organisations craignent en particulier que ces géants « truste[nt] les écrans publicitaires à forte audience pour soutenir leurs sorties au détriment des films de la diversité et des acteurs nationaux indépendants ».
Pour savoir si ces inquiétudes étaient justifiées, dans un délai de quinze mois, le gouvernement publiera un autre rapport évaluant cette fois les effets sur le secteur de l'industrie cinématographique. Il précisera « les impacts sur la distribution cinématographique et la fréquentation des salles de cinéma », sur « la diversité des œuvres cinématographiques ayant bénéficié de messages publicitaires, en particulier aux heures de grande écoute, au regard notamment du budget de production, de la langue d'expression et, pour les films français, de la part de films préfinancés ».
Il devra enfin comporter « un bilan des pratiques promotionnelles mises en œuvre par les éditeurs de services et leurs régies publicitaires » et rendre compte des conséquences notamment sur les radios et la presse écrite.