Après la saisine des sénateurs, l’intervention de TECH IN France, de la Quadrature du Net et Wikimédia France, plusieurs organisations américaines adressent une contribution au Conseil constitutionnel. Elles dénoncent les travers de la loi Avia contre la haine en ligne, texte jugé aussi inconstitutionnel qu’inopportun. Next INpact dévoile le document.
La French American Bar Association (FABA USA), Mme Nadine Strossen (professeur émérite de droit constitutionnel, ancienne présidente de l'American Civil Liberties Union) et l’Electronic Frontier Foundation (EFF) viennent d’envoyer à leur tour une « porte étroite » aux neuf Sages. La procédure permet à des entités, autres que les auteurs de la saisine initiale, de soulever des questions de droit à un texte en phase de contrôle.
Que reprochent-ils à la loi contre la haine en ligne ? Pour mémoire, elle va imposer aux plateformes comme Twitter, YouTube ou Facebook de retirer en 24 heures une série de contenus, pour autant qu’ils soient manifestement rattachés à une série d’infractions dites « haineuses ». Suite à un amendement gouvernemental, ce délai a même été ramené à 1 heure pour les contenus pédopornographiques ou faisant l’apologie ou incitant au terrorisme.
Selon les auteurs de cette contribution venue d’outre-Atlantique, la loi Avia rompt l’équilibre jusqu’alors en vigueur en matière de responsabilité des intermédiaires techniques. Par exemple, alors que la loi sur la confiance dans l’économie numérique prévoit depuis 2004 une obligation de coopération pour lutter contre les contenus odieux à travers un dispositif de signalement, la loi portée par la LREM Laetitia Avia « impose aux plateformes qu’ils soient retirés, rendus inaccessibles ou déréférencés dans un délai de 24h, ou d’une heure, sous peine d’une qualification pénale du non-retrait de ce contenu, assorti d’une amende significative. »
Une atteinte à la liberté d’expression
Comme les précédentes contributions extérieures, en particulier celle de Wikimédia France, l’EFF et ses acolytes considèrent que les obligations de retrait en 24 ou 1 heure vont mécaniquement entraîner une surcensure de contenus « parfaitement licite », « dans la mesure où les délais de retrait sont impraticables pour la plupart des hébergeurs, en particulier ceux pour lesquels les ressources à investir seraient disproportionnées par rapport à la taille de leurs activités ».
Ils s’appuient notamment sur la lettre qu’avait adressée la Commission européenne, révélée par Next INpact, où la Commission constatait « que l’obligation pour les plateformes de supprimer tout contenu illicite notifié dans un délai de 24 heures, combinée à la lourde sanction (…), à la grande variété d’infractions soumises à une telle obligation (pouvant nécessiter une évaluation contextuelle plus ou moins approfondie) et à la réduction des exigences de notification susmentionnée, pourraient avoir des conséquences néfastes ».
Selon l’institution bruxelloise, cette loi « pourrait notamment créer une charge disproportionnée sur les plateformes en ligne et dans certaines circonstances, un risque de suppression excessive de contenus, ce qui porterait ainsi atteinte à la liberté d’expression ».
Pour comprendre pourquoi, il suffit de rappeler que lorsqu’une plateforme ne retirera pas dans les délais impartis un contenu manifestement rattaché à l’une des infractions, elle encourra une amende de 250 000 euros (multipliée par cinq pour les personnes morales, selon la ministre de la Justice). La crainte est que la censure soit étendue aux contenus en dessous de ce seuil d’évidence, tout simplement par sécurité juridique : pour se couvrir du risque de sanction infligée par un tribunal, l’intermédiaire aura toujours intérêt à supprimer plus généreusement que conserver.
Certes la loi Avia prévoit une sanction administrative infligée par le CSA qui pourra prendre en compte les cas de surcensure. Toutefois, elle n’est qu’hypothétique et lointaine : en cas de manquement aux obligations des plateformes, le Conseil aura simplement le loisir de « prendre en compte l’application inadéquate par l’opérateur des procédures et des moyens humains et, le cas échéant, technologiques » destinés à « prévenir les retraits excessifs de contenus ».
D’une obligation de résultat (sanction pour défaut de retrait des contenus manifestement illicites) on glisse donc à une obligation de moyen (possible sanction des retraits trop généreux, livré au bon vouloir de l’autorité administrative).
« L’obligation de retrait de 24h ou d’une heure suivant la notification, ajoutent les signataires, généralisera le recours à des filtres automatisés et algorithmes de détection automatiques aux fins de permettre aux hébergeurs de tenter de satisfaire des délais, non seulement impraticables, mais surtout, déclencheurs d’une infraction pénale dès leur violation ». Un autre « effet pervers » selon eux. Et ceux-ci de signaler les précédents peu glorieux sur Facebook : censure d’œuvres d’art jugées trop dénudées ou de photos d’allaitement, notamment.
Une disposition disproportionnée
La lettre de l’EFF et des autres participants à cette contribution extérieure rappelle un autre point soulevé par la Commission européenne : la proportionnalité de la mesure. L’instance regrettait que les autorités françaises n’aient « pas fourni d'évaluation concernant la proportionnalité des obligations imposées aux plateformes en ligne (en particulier celles établies dans d'autres États membres, y compris les plus petits) et l’existence de mesures potentiellement moins restrictives qui pourraient permettre d’atteindre l'objectif déclaré ».
Si la France n’avait pas accompagné le texte de la moindre étude d’impact, c’est tout simplement parce que le gouvernement avait opté pour une proposition de loi plutôt qu’un projet de loi. Seul ce dernier doit être accompagné d’un tel document. Ce fait, insistent les auteurs de la contribution, « ne retire rien à l’obligation constitutionnelle de satisfaire à la nécessité de choisir la solution la moins restrictive ».
Autre argument issu d’une décision passée du Conseil constitutionnel de 1984 : « les hébergeurs concernés [seront] immédiatement sujets à des dispositions pénales dès qu’ils enfreignent la contrainte de retrait en 24 heures ou en une heure, avant même que le juge judiciaire ait eu la possibilité d’instruire un quelconque aspect du contentieux impliqué ». Selon la lettre, il s’agit d’un régime d’autorisation préalable déguisé : « le fait d’imposer un délai fixe, en lieu et place d’une obligation de prompt retrait dans le cadre d’une procédure judiciaire, force le régime de notification à générer des effets équivalents à un régime d’autorisation préalable, et doit être par conséquent rejeté ».
Comme TECH IN France, ils estiment que le régime mis en place par Laetitia Avia, même si celle-ci s’en défend, vient confier aux intermédiaires comme Twitter ou YouTube « une véritable sous-traitance de missions, soit de police judiciaire, soit de police administrative ». L’article 1 de la loi, « dans la mesure où il force, par une disposition pénale, les hébergeurs à se soumettre à une obligation systématique de retrait ou de référencement de contenus illicites, les transforme donc en agents des forces judiciaires ». Transfert de compétence qui serait peu en phase avec les normes fondamentales.
Incompatibilité avec le droit européen
D’autres points sont épinglés. En particulier, le défaut de compatibilité avec le droit européen, en particulier la directive sur le commerce électronique de 2000. « Les lois nationales qui incorporent la directive sur le commerce électronique doivent respecter les normes définies par l'Union européenne et doivent être interprétées à la lumière des principes définis » par cette directive.
La directive en question pose le principe du pays d’origine. Ainsi, un État membre ne peut restreindre la libre circulation des services en provenance d’un autre État membre, seulement de ceux installés dans son territoire. C’est la clause frontalière. Or, la loi Avia « s'applique aux hébergeurs dont l'activité sur le territoire français dépasse un certain seuil. Non seulement [elle] s'applique aux hébergeurs établis dans d'autres États membres, mais il semble que la majorité des hébergeurs ciblés seront établis hors du territoire français ». Certes, la même directive accepte des dérogations, mais pour autant qu’elles soient ciblées et proportionnées. Deux principes qui manqueraient à l’appel, puisque la loi contre la haine en ligne s’applique à l’ensemble des acteurs dépassant un seuil d’activités fixé par décret.
De même, si le texte de 2000 fixe le régime de responsabilité des hébergeurs, il n’a pas déterminé de délai, contrairement à la loi Avia. Ainsi, « la loi déférée abandonne toute analyse contextuelle d’un contenu potentiellement illicite et ignore également la nécessité d'éviter de faire peser une charge sur les hébergeurs aux fins d’identifier le contenu notifié ».
Pire, en imposant un délai de retrait après réception d’une demande de suppression, les signataires considèrent que « de nombreuses plateformes n'auront d'autre choix que de recourir à une surveillance généralisée des contenus ou d'utiliser des systèmes de filtrage automatisés pour supprimer les contenus potentiellement illicites ». Des procédures de filtrage automatiques « notoirement imprécises et erronées, sujettes à la surcensure de contenus parfaitement légitimes et dépourvues de quelconques contre-pouvoirs ».
Politique publique de censure : quelle efficacité ?
Au-delà des arguments constitutionnels et donc juridiques, l’EFF, la FABA et la Pr Strossen jugent les lois sur les contenus haineux comme les fruits d’une « politique publique inadaptée et inefficace ».
Ils s’appuient sur une épaisse littérature et des arguments historiques : « Durant la montée au pouvoir des nazis en Allemagne, il existait déjà des lois criminalisant les discours haineux et discriminatoires, qui étaient similaires aux lois contemporaines sur les contenus haineux ». Avec le résultat que l’on sait. « Plutôt que de supprimer l’idéologie antisémite des nazis, ces poursuites ont aidé les nazis à attirer l’attention sur eux et à agréger des soutiens en leur faveur ».
Ils citent plusieurs rapports en ce sens, comme cette étude de 2011 préparée pour le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, ou encore celle de 2013 du Parlement européen. En 2016, le professeur de l'Université d'Oxford, Timothy Garton Ash a relevé que la France, « qui a un niveau relativement élevé de poursuites fondées sur les discours haineux », a malgré tout connu « une discrimination endémique sur son marché du travail ». Le même juriste cite aussi le cas des chants racistes « dans ses stades de football. »
« Il n’existe aucune preuve que les pays qui adoptent des lois sur les contenus haineux connaissent une baisse du nombre de discours haineux ou de comportements discriminatoires. Parmi les nombreuses illustrations de cette non-corrélation, les exemples sont légion » poursuit la contribution extérieure.
Autre effet délétère, « la censure génère de la parole discriminatoire clandestine, avec des conséquences négatives importantes ». Impossible par exemple pour le public d’écouter ces idées et d’en combattre les failles, voire d’apporter des contre-réponses. « À long terme, une diffusion ouverte d'idées discriminatoires suivies d’un débat peut être bien plus efficace pour les freiner que ne le serait la censure initiale » pensent les juristes. « La lumière du soleil est le meilleur désinfectant » estiment-ils, depuis le pays du Premier amendement.
Ils évoquent aussi l’inévitable Effet Streisand des lois de censure, où un contenu retiré va également nourrir le désir d’une partie du public d’obtenir l’information supprimée. « De plus, en présentant l’orateur réduit au silence en martyr de la liberté d'expression, la censure empêche également les critiques de donner des leçons de morale sur le contenu interdit ».
Ces législations seraient un terreau pour alimenter les tensions entre les groupes sociaux. « L'expérience enseigne que le moyen le plus efficace de réduire ou de résoudre les conflits entre ces groupes consiste à recourir à des approches coopératives et conciliantes plutôt qu'à une batterie de mesures législatives ».
Plutôt que d'empiler ce genre de textes, ils plaident pour d’autres stratégies comme celles des contrediscours : « Internet permet non seulement de transmettre plus facilement que jamais des messages haineux, mais il rend également la réfutation de ceux-ci plus facile également. De plus, internet permet de mesurer plus facilement l’étendue et l’incidence du contrediscours ».
La loi NetzDG et ses effets
Au passage, ils égratignent la loi NetzDG en œuvre depuis 2018. Les réseaux sociaux comportant plus de deux millions d’utilisateurs allemands ont l’obligation en principe de supprimer en 24 heures les contenus manifestement illégaux, s’ils se raccrochent à l'une des 21 dispositions du Code pénal allemand auxquelles se réfère la loi. Parmi ces dispositions, relevons l’atteinte aux convictions, à l’intimité, à la liberté individuelle, les insultes, la mise en danger de l’État de droit démocratique… En cas de défaut de retrait, la plateforme encourt jusqu’à 50 millions d’euros d’amende.
L’EFF, la FABA et la Pr Strossen relèvent que l’entrée en vigueur de cette loi n’a pas empêché le parti d’extrême droite « Alternative pour l’Allemagne » de percer aux élections. Au contraire, des discours parodiant leur champ lexical ont, eux, été victimes de censure sur Twitter, sur fond de loi NetzDG. « De manière particulièrement ironique, la loi NetzDG a même supprimé un tweet du ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, qui avait été son principal promoteur quand il était ministre de la Justice. Son tweet retiré avait traité d’« idiot » un opposant à l’immigration ».
Malgré la loi NetzDG, les attentats se sont poursuivis outre-Rhin (Hanau, Halle, assassinat du préfet Walter Lübcke, etc.). « Même les partisans de la loi NetzDG sont bien obligés de reconnaître qu’elle n’a manifestement pas bloqué les idées, les contenus ni les actions haineuses. Nombre d’entre eux soutiennent désormais une autre loi, encore plus stricte, qui obligerait les médias sociaux à supprimer encore plus de contenus. Il n’est donc pas étonnant que de nombreux Allemands déplorent cette initiative comme étant la pire des situations : elle bâillonnerait l’expression importante de citoyens respectueux de la loi, sans pour autant supprimer les opinions ni la violence haineuse ».
Saisi le 18 mai, le Conseil constitutionnel rendra sa décision avant le 18 juin prochain.