Avec la fermeture des Skyblogs, ce 21 août, c’est une page spécialement française de l’histoire d’internet et de la culture des années 2000 qui se tourne.
« Vous avez contribué à créer un des premiers réseaux sociaux au monde. Vous étiez les pionniers d'un mode de communication et d'échange collectif qui allait changer nos sociétés. Vous avez inventé l'intimité partagée. » Le communiqué, signé Pierre Bellanger, est tombé le 23 juin.
Le fondateur et président de Skyrock s’y adressait à toute une jeunesse devenue adulte autant qu’aux quelques milliers d’utilisateurs encore présents sur son inénarrable plateforme de blogs. Il annonçait la fin d’une ère dans l’internet francophone : à partir d’aujourd’hui, 21 août 2023, les skyblogs ne sont plus accessibles au grand public.
Créée en 2002, la plateforme, gérée par le groupe Skyrock, importe en France le concept des blogs, qui prend déjà bien aux États-Unis. Le succès est si grand, chez les adolescents français, que les équipes sont d’abord dépassées (une étape que Guillaume Blairon, administrateur système sur le projet, raconte dans le podcast « Les Skyblogs, l’adolescence du web »).
Pages personnelles et prémices de réseau social
Les skyblogs, qui visent ouvertement les 13-18 ans, fonctionnent comme des journaux intimes à ciel ouvert. Pas besoin de savoir coder, il est très simple de se créer une page. Sous chaque poste, n’importe qui peut commenter : une révolution, à une époque où aucun des réseaux sociaux actuels n’a encore été lancé.
Des légions de lycéens échangent photos, histoires et déclarations d’amitié au vu et au su de tous ceux qui se donnent la peine d’aller lire les messages publiés. D’autres profitent de cette fenêtre sur un monde bien plus large que leurs premiers cercles de sociabilité pour rencontrer des gens qui leur ressemblent – ainsi de Jean, qui témoigne auprès du Huffington Post s’être servi de la plateforme pour discuter avec des personnes queers ailleurs en France.
Des adresses en « .skyblog.com » fleurissent à propos de toutes les stars et tous les éléments de pop culture du moment (harrypotter567, indochine-forever96, johnnyhallyday115 ou plus-belle-la-vie-62410). C’est aussi via une multitude de skyblogs qu’explose l’éphémère mode de la tecktonik (paix à son âme). Sans parler de la sélection du meilleur blog de la semaine, qui permet de gagner son petit quart d’heure de célébrité numérique.
Transition vers l’ère des réseaux sociaux
En 2006, attaqué en justice par le groupe média britannique BSkyB, la plateforme change de nom et d’adresse, pour passer de skyblog.com à skyrock.com. En fouillant dans les archives de Next INpact, on constate d’ailleurs que BSkyB, propriété de Rupert Murdoch et connue aujourd’hui sous le nom de Sky, a aussi forcé Microsoft à abandonner la marque SkyDrive.
Mais pour les utilisateurs, les blogs de l’adresse skyrock.com/blog restent des skyblog. En 2007, selon l’entreprise, la plateforme engrange suffisamment d’usagers et de visites pour devenir 17e site mondial. L’année suivante, Facebook débarque en France. À ce moment-là, Skyblog compte 15 millions de blogs, 20,7 millions de visiteurs uniques et Yahoo envisage de la racheter.
Mais le projet est abandonné et, en fin d’année, Overblog la dépasse en nombre de visiteurs uniques. L’année suivante, Next INpact relève que la plateforme refuse, un temps, les liens qui menaient vers son concurrent. La logique sera reprise fin décembre 2022 par Twitter (devenu X), avant d’être abandonnée.
Si le nombre de blogs hébergés sur la plateforme atteint son pic, 33,6 millions, en 2011, la décennie qui s’amorce signera le déclin de ce pan d’internet plein de gifs artisanaux et scintillants, de dauphins, de comic sans ms et d’expérimentations orthographiques au goût douteux. Avec l’intense concurrence des Twitter, Instagram puis TikTok, les skyblogs sont bientôt dépassés, au point que les moins de 25 ans d’aujourd’hui n’en aient quasiment pas entendu parler.
En 2017, Skyrock a tout de même lancé Skred, une application de messagerie plus en phase avec l’air du temps. Son fondateur déclarait compter 9 millions d’utilisateurs en 2021.
Sauvegarder un morceau de culture
Ailleurs en ligne, certains, comme Antoinette Love, persistent tout de même à faire vivre l’esthétique des années 2000 à laquelle les skyblogs ont permis de prendre son essor. Sur sa page Instagram, l’artiste qui singe les collages de l’époque compte pas moins de 27 000 abonnés. Skyblog museum, lui, en récolte 49 000.

S’il laisse quelques utilisateurs dans le désarroi, l'abandon de la plateforme est motivé par des questions de respect du Règlement général sur la protection des données et de difficultés à maintenir l’existant. Pour y pallier, la Bibliothèque Nationale de France (BNF) et l’Institut national de l’audiovisuel (INA) se chargent d’archiver une partie de ce morceau d’histoire numérique. Un moyen d’assurer la pérennité de ce « trésor sociologique », comme le qualifie Pierre Bellanger.
Sur les 19 millions de blogs encore en ligne, la BNF compte en enregistrer 12 millions, l’INA 1,6 million. L’institut gardera une sélection de ceux qui ont plus de dix abonnés, dix publications et mille vues. À partir de là, les blogs ne seront plus consultables en ligne, mais sur demande. Pas sûr que ce soit un problème : pour la génération de l’autrice de ces lignes, les skyblogs suscitent autant de mélancolie que de honte à peine dissimulée.
Les pratiques développées sur les skyblogs ressemblent pourtant autant à celles d’aujourd’hui qu’elles n’en sont éloignées. Moins de partage insouciant d’âge, d’adresses, voire de numéros de sécurité sociale que sur les blogs d’autrefois : le grand public a largement pris conscience des problématiques de vie privée que cela pouvait provoquer. Toujours plus de commentaires, en revanche, et des images dont les filtres se sont nettement améliorés.