Le remplacement des travailleurs par l'IA, un récit peu nuancé

Travail déplacé
Economie 8 min
Le remplacement des travailleurs par l'IA, un récit peu nuancé
Crédits : Nacho Kamenov & Humans in the Loop/Better Images of AI

Bill Gates promet d’intenses gains de productivité, les chiffres disponibles ont de quoi inquiéter sur le nombre de métiers susceptibles d’être remplacés… Quand on se penche sur la relation de l’intelligence artificielle au travail, pourtant, le tableau mériterait d’être nuancé.

« L’intelligence artificielle (IA) pourrait remplacer 80 % des métiers humains » a déclaré début mai le CEO de l’entreprise SingularitytNET Ben Goertzel, que l’AFP décrit comme un « gourou de l’IA ». Un emploi sur quatre sera touché par l’IA, selon une étude légèrement moins alarmiste de l’OCDE, dont 9 % pourraient être purement remplacés. En volume, Goldman Sachs estime de son côté que 300 millions d’emplois pourraient être remplacés dans le monde.

Les chiffres font peur : fin 2022, 42 % des gens interrogés à travers 17 pays pour une étude atlas VPN pensaient probable que leur emploi soit remplacé par des IA (selon une autre étude du cabinet PwC, les Français feraient néanmoins partie des plus sereins). En avril, la BBC signait même un article sur l' « AI anxiety », l’anxiété des travailleurs à se voir, bientôt, remplacés par des machines. Lorsque l’on se pose la question de la manière qu’aurait l’IA de remplacer toutes ces activités hypothétiques, pourtant, le remplacement des humains n’a rien d’évident. 

Des évolutions de productivité…

Quand ce n’est pas le remplacement pur et simple de l’humanité qui est annoncé, c’est l’augmentation de la productivité qui est vantée. Ainsi de l’article de blog « les risques de l’IA sont réels, mais maitrisables » qu’a posté Bill Gates la semaine dernière, et dans lequel le fondateur de Microsoft s’est voulu rassurant. « Au cours des prochaines années, le principal impact de l'IA sur le travail sera d'aider les gens à faire leur travail plus efficacement », écrit le milliardaire. Et plus loin : « L'augmentation de la productivité est bénéfique pour la société. Cela donne aux gens plus de temps pour faire d'autres choses, au travail comme à la maison. »

Publié dans la revue Science, un récent travail scientifique démontre effectivement un gain de productivité sur des tâches de rédactions d’e-mails, de courts rapports, d’analyses diverses chez des travailleurs en col blanc (professionnels du marketing et des ressources humaines, consultants, analystes, etc). Outre avoir fait baisser le temps de production et augmenter la qualité du total des travaux reçus, l’usage du modèle a participé à réduire les inégalités de résultat dans les productions des 453 personnes ayant participé à l’expérimentation. 

… sujettes à débat

Mais tels ne sont pas les seuls effets des modèles algorithmiques. Trois mois seulement après le lancement de ChatGPT, le rédacteur en chef de la revue de science-fiction Clarkesworld Neil Clarke signalait par exemple un bond dans les soumissions de textes générés par IA qu’il recevait. Jusqu’ici, l’éditeur devait toujours trier entre les propositions de textes valides et les rares textes problématiques : la plupart consistaient en des plagiats de textes existants. Pendant la pandémie, son équipe a commencé à voir arriver des plagiats légèrement réarrangés à l’aide de logiciels spécialisés.

Dans les mois qui suivent la plublication de ChatGPT, bon dans les soumissions de textes invalides
Dans les mois qui suivent la publication de ChatGPT, brusque hausse dans les soumissions de textes invalides - Crédits : Neil Clarke

Avec les modèles génératifs, en revanche, Neil Clarke s’est retrouvé à voir un afflux inédit de textes relevant du spam, généré grâce à de l’IA (38 % de la fournée reçue en février 2023). Devant l'ampleur du mouvement, il a même dû stopper la réception d’articles le temps de trouver une manière de trier le bon grain de l’ivraie. En pratique, l’IA avait compliqué son travail plutôt qu’elle ne l’avait facilité.

L’étude de l’OCDE sur les effets de l’IA sur l’emploi va dans le même sens, lorsqu’elle met en évidence des « préoccupations concrètes », notamment « liées à l’intensification du travail », parmi les réponses de 2 000 employeurs et 5 300 salariés qu’elle a interrogés.

L’analyse des pratiques chez Shopify dessine un autre type de baisse de productivité. Sur Twitter (X), un ancien employé raconte comment l’entreprise a décidé de licencier des employés (trois mois après avoir dit qu’elle cesserait de réduire ses effectifs) pour se tourner vers des contrats moins chers et beaucoup de technologies d’IA. Certains des effets de cette évolution se retrouvent dans la baisse de la satisfaction client et dans celle de l’efficacité de la lutte contre la fraude. 

De même, le cyber a compté parmi les premiers risques identifiés à la sortie des récents modèles génératifs : une plus grande « efficacité » des attaquants (ainsi de « WormGPT », un outil de génération de masse de campagnes de phishing créé a partir du modèle open source GPT-J), c’est aussi de plus grosses charges de travail sur un secteur déjà en manque de bras (15 000 postes sont vacants en France, plus de 3 millions à l’échelle du globe). 

Remplacement des cadres de travail ? 

Outre le recul que demandent les discussions sur les gains de productivité réellement apportés par les IA, un autre grand axe de réflexion concerne la manière dont ces outils fonctionnent, les risques qu’ils posent… mais aussi les compétences humaines qu’ils demandent. Exemple récent avec la société DeepScribe, qui vend aux médecins américains un logiciel censé prendre note de leurs discussions avec leurs patients pour faciliter leurs tâches administratives (dont une partie consiste, précisément, à consigner ces échanges pour assurer un bon suivi) grâce à un modèle algorithmique. 

Selon une enquête du Wall Street Journal, DeepScribe recourt en réalité à pas moins de 200 contractuels pour relire et corriger les productions du modèle. En effet, celui-ci commet de nombreuses erreurs, notamment sur le nom des médicaments. Il a par ailleurs tendance à ajouter des médicaments que les patients ne déclarent pas prendre, dysfonctionnement classique des modèles génératifs que les spécialistes qualifient parfois d’ « hallucinations ». Pas étonnant, donc, que des bras soient nécessaires pour améliorer le « produit fini » que sont les retranscriptions d’entretien. Sauf que les implications pour la vie privée sont légion…

Sans parler de la mystification qui consiste, pour une telle start-up, de vendre un produit comme totalement automatisé alors qu’il est en réalité amendé par des humains (les fondateurs expliquent au Wall Street Journal que les révisions humaines sont mentionnées dans les contrats de vente). Mystification relativement courante : dans un entretien accordé au média Le Grand Continent, le sociologue Antonio Casilli décrit trois grands types d’activité en l’absence desquelles l’infrastructure de l’IA ne saurait fonctionner : les tâches d’entraînement, celles de vérification et celles d’imitation. 

L’auteur d’En attendant les robots insiste, d’ailleurs, sur le fait que ces tâches sont proposées aux travailleurs dans des modalités de « freelancing extrême », « parce qu’on vous recrute pendant une minute pour regarder 15 photos ou pour laisser un commentaire sur un moteur de recherche ». Chez DeepScribe, on demande notamment à des travailleurs peu entraînés de réaliser des tâches habituellement attendues de personnes qui ont une formation médicale spécifique, notamment lorsqu’il s’agit de renseigner ou corriger les codes de facturation relatifs aux différentes pathologies. 

Surtout, les tâches d’entraînement, de vérification et d’imitation de l’industrie de l’IA sont facilement délocalisées par les entreprises occidentales vers des pays où le droit du travail est peu contraignant. Le travail, fourni par l’intermédiaire de plateformes comme Amazon Mechanical Turk, Scale AI ou Appen est souvent rémunéré une poignée de centimes, à l’acte. 

Et, selon un récent rapport de l’Oxford Internet Institute, aucune de ces sociétés n’est proche de respecter les éléments les plus basiques du droit du travail dans les pays occidentaux : alors qu’il a étudié quinze plateformes de travail du clic pour les noter sur douze points sur des éléments comme l’équité salariale, le management, les conditions de travail ou encore les contrats fournis, l’institut constate que trois entreprises seulement ont atteint 5/10, et qu’aucune des autres ne dépasse 3/10.

Pour Antonio Casilli, « nous sommes dans un processus de précarisation et de remplacement de personnes par d’autres moins bien protégées ». Dans une logique moins artificielle, mais toute aussi liée à l’économie des plateformes, le phénomène ressemble à l’approche adoptée par Uber lors de son arrivée dans de nouveaux pays et notamment en France.

D'un point de vue macro, le problème est donc moins de voir un emploi qui disparaît être remplacé par une IA, que de le voir divisé en milliers de micro-tâches destinées à faire tourner la machine censées produire le résultat final.

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