Dans un livre blanc préliminaire publié sur son site, le Conseil scientifique du CNRS pointe les « entraves administratives » à la recherche. Cette publication n'est pas du goût du PDG du Centre qui se désolidarise « totalement de la tonalité générale de ce livre blanc », dans un email interne qu'a pu se procurer Next INpact.
Le Conseil scientifique, instance qui veille à la cohérence de la politique scientifique du centre, a publié en mai dernier un « Livre blanc préliminaire sur les entraves à la recherche » [PDF] dont le « focus » en sous-titre est « entraves administratives ». Sale temps pour la recherche en France car, il y a peu, c'était le Conseil scientifique de l’ANSES qui montait au créneau.
Le document, très critique sur le cadre administratif dans lequel évoluent les chercheurs et chercheuses du CNRS, parle d'un « alourdissement régulier d'un cadre administratif », d'une « atmosphère de défiance généralisée », de « pratiques d’auto-censure vis à vis des programmes européens » et d'un « décrochage international » qui seraient en partie dus à ces « entraves administratives ».
Une « note liminaire » précise que le rapport est « fondé sur une collection d’« expériences de terrain », qui sont apparues suffisamment fortes et cohérentes pour constituer la base de ce texte » et affirme la nécessité de mettre en place une enquête large ou un audit plus complet. Cette note ajoute que « si les exemples pris relèvent par essence du CNRS, les mêmes travers, mutatis mutandis, se retrouvent de manière identique, voire aggravée, au sein d’Universités ou de Grandes Écoles ».
Ces multiples pincettes n'ont pas évité les grincements de dents du PDG du CNRS, Antoine Petit, qui, dans un email interne adressé aux diverses directions du Centre, se désolidarise totalement de la démarche.
Si le Conseil scientifique du CNRS semble étendre le problème à toute la recherche française, il remarque dans sa conclusion que des institutions de recherche du plus haut niveau mondial, comme les universités de Cambridge ou de Harvard, le MIT, la Max Planck Gesellschaft ou l’Institut Weizmann, « réussissent à trouver des solutions pour accompagner au mieux les scientifiques et faciliter les missions des services à la recherche ».
Constat d'une « exaspération croissante »
Le document déplore un « accroissement continu du niveau de contraintes juridiques et administratives, et un report de tâches administratives vers les personnels de recherche ».
Et si le Conseil scientifique du CNRS concède que la notion de simplification administrative « apparaît en permanence dans les objectifs affichés par l’exécutif », selon lui, « la réalité est à l’inverse, avec l’introduction continuelle de nouvelles règles et procédures ».
Il constate que cette « simplification administrative » utilise souvent des outils informatiques censés faciliter la prise en compte des réglementations, mais que ceux-ci sont parfois contre-productifs. Et une « multiplication exagérée des plateformes d’interfaces » crée des « effets pervers bien connus : incompatibilités entre systèmes d’information, risques informatiques, rigidification, perte de liens socio-professionnels ».
Si le document appuie sur les difficultés des chercheurs, il souligne aussi que les personnels administratifs sont eux-mêmes « généralement en situation de surcharge chronique ». « L’implication hors-normes de certains personnels peut masquer temporairement la surcharge ; le risque est alors que ces cas ne débouchent sur des syndromes d’épuisement professionnel, ou sur des amertumes de non-reconnaissance professionnelle », explique le Conseil.
S'appuyant sur des remontées de terrain, le document explique avoir recensé énormément de « difficultés, retards et dysfonctionnements très variés » dans « tous les aspects de la pratique de la recherche ».
Le document aborde notamment des difficultés dans la contractualisation avec des industriels, même quand ils sont déjà des partenaires très connus par le Centre : « il s’agit d’un véritable parcours du combattant dès que des questions de Propriété Intellectuelle (PI) sont en jeu ». Il évoque aussi les difficultés des chercheurs pour mettre en place des missions de longue durée dans des établissements étrangers, pratique très importante dans le milieu de la recherche au niveau international pour établir des collaborations solides.
Le document affirme que « c’est bien la vie quotidienne du chercheur qui est impactée, le problème ayant une dimension systémique incontestable. »
Défiance des directions pour leur personnel
S'ajoute à ces difficultés administratives une méfiance de certaines directions régionales du CNRS contre leur personnel, selon le Conseil scientifique qui va même jusqu'à évoquer une « défiance a priori instaurée au sein de certaines délégations régionales du CNRS (DR) ou d’administrations universitaires vis-à-vis des acteurs de la recherche » donnant des consignes visant à « considérer a priori les chercheurs comme des "fraudeurs" », selon le document.
Prenant bien soin de citer les personnels d'appui à la recherche du côté des chercheurs, le Conseil scientifique affirme que « cette atmosphère de défiance généralisée produit de grosses difficultés entre les chercheurs, ingénieurs, techniciens et administratifs des laboratoires d’un côté, les DR et le siège du CNRS de l’autre ».
Des difficultés à l'international
Le Conseil scientifique fait aussi part de difficultés pour gérer les projets bénéficiant de fonds européens ainsi que les relations avec les partenaires de recherche à l'international.
Le rapport souligne « La grande qualité de l’accompagnement par les DR CNRS aux dépôts de projets européens [...] généralement très appréciée ». Mais « c’est dans la phase opérationnelle des projets acceptés, puis dans les justifications, que des problèmes adviennent régulièrement ».
Selon le document, les « prises de têtes » pour des justifications et des audits poussent les chercheurs à ne plus déposer de dossiers pour des appels à projets européens. Le conseil scientifique qualifie cette pratique d' « auto-censure ». Celle-ci s'ajoute à une démotivation pour obtenir ce genre de financements dont les chances d'obtention sont faibles
Le Conseil scientifique renvoie aussi une image peu flatteuse à l'international, non pas d'un point de vue scientifique, mais administratif : « Le CNRS passe régulièrement pour un établissement peu sérieux aux yeux des partenaires internationaux », cingle-t-il. Selon le document, « des partenaires européens font officieusement état d’une méfiance croissante vis-à-vis de toute équipe sous tutelle CNRS. Le CNRS s’est taillé la réputation d’un partenaire pouvant répondre tard et mal aux sollicitations administratives – négociation d’accords de consortium, rapports financiers. Il est probable que des équipes CNRS se voient ainsi écartées involontairement, à bas bruit, de la constitution de nouveaux consortia ».
Ces éléments expliqueraient, toujours selon le Conseil scientifique, un « décrochage international de la recherche française ».
Manque de culture des Retours d'expériences « Gestion de la recherche »
Dans ce document, le Conseil scientifique du CNRS regrette aussi un « déni de la part des instances dirigeantes des établissements de recherche français vis-à-vis des difficultés rencontrées par les personnels de la recherche ».
Il explique qu'aucun projet ayant rencontré des problèmes n'a donné lieu à un retour d’expériences « qui ait ensuite été pris en compte dans une démarche d’amélioration ». Le Conseil explique qu'il n'y a, à l'heure actuelle, « aucune politique structurée visant à recueillir, analyser puis tenter de corriger l’ensemble des problèmes vécus » lors de la gestion de ce genre de projets.
Le Conseil scientifique fait aussi dans ce rapport un zoom sur trois « dossiers majeurs » : la gestion des « Zones à Régime Restrictif », le malaise des Délégations Régionales et les « ratés de la valorisation » (la valorisation étant ici le passage des découvertes de la recherche vers la société civile comme le grand public, mais aussi et surtout via des partenariats avec les services R&D d'entreprises).
Dix propositions
Si le Conseil publie ces constats, il envisage aussi des solutions pour avancer. Notamment, il propose que soit mis en œuvre une analyse plus fine de la situation avec la mise en œuvre de ces Retours d’expérience « Gestion de la Recherche » mais aussi, par exemple, d'enquêtes administratives « sur tout cas de projet scientifique ou partenarial avorté ou gravement handicapé à la suite d’une convention non signée à temps, ou de désaccord juridique entre établissements ».
Il recommande aussi de « repenser le rôle des délégations régionales » pour « passer d’une logique de contrôle (refus, réprimandes) à une logique de facilitation ». « De manière générale, la notion d’accompagnement optimal est essentielle », insiste-t-il.
Le Conseil plaide aussi pour aller vers une pratique « la plus souple et la plus efficace » possible pour gérer les financements européens et « non vers la pratique la plus stricte et induisant le moins de risque juridique ou d'audit ».
La direction met en avant une opposition chercheurs / « fonction support »
Le PDG du CNRS a réagi le 6 juin dans un email interne envoyé aux délégations régionales. Antoine Petit y explique qu'il ne voulait pas réagir, « pour ne pas donner à ce pamphlet une publicité qu’il ne mérite pas. ».
Finalement, dans cet email, il affirme que lui et la direction du CNRS tiennent à assurer à ces délégations « que nous nous désolidarisons totalement de la tonalité générale de ce livre blanc ». Antoine Petit ajoute que le Conseil scientifique n'aurait « tenu quasiment aucun compte des éléments, pourtant factuels et précis, que nous avions apporté lors de la séance du Conseil du 26 janvier 2023 ».
Le PDG dit déplorer « que le sujet de la charge administrative pesant sur les équipes de recherche, problème réel que le CNRS signale depuis longtemps, soit abordé dans ce document d’une manière aussi caricaturale, en opposant de fait scientifiques et fonctions support, et en ignorant la distinction cardinale à faire entre ce qui dépend du CNRS et ce qui ne dépend pas de lui ». S'il existe des tensions entre personnel support de la recherche et chercheurs, la tonalité du document pointe plutôt la direction du CNRS que les personnels d'administration.
Dans cet email, Antoine Petit affirme que « personne ne conteste la nécessité de réduire la charge administrative qui affecte les équipes de recherche et, de manière générale, la complexité de la gestion des laboratoires ». Il explique que ceci fait l’objet de la mission confiée par la ministre à Philippe Gillet, géophysicien à l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et directeur de cabinet de Valérie Pécresse lorsqu'elle était ministre de l'enseignement supérieur et la recherche.
Il affirme que « dans un établissement de près de 35 000 personnes, il est inévitable que, localement, des difficultés apparaissent et que des erreurs soient commises », mais il réfute que ces problèmes soient systémiques au sein du CNRS.
Remettant totalement en cause le propos du rapport, faisant fi de la demande du Conseil scientifique d'une analyse plus fine des problèmes, le PDG s'insurge : « Il est cependant indigne, à partir de ressentis, d’anecdotes ou de cas particuliers, de stigmatiser les agents des fonctions support qui, au quotidien, accompagnent du mieux qu’ils le peuvent, avec un investissement constant et un professionnalisme avéré, les équipes de recherche, dans une relation de complémentarité ».