Le conseil scientifique de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) pose la question de la crédibilité de l'expertise scientifique au sein même de l'agence. Ambiance…
Un rapport du conseil scientifique de l’ANSES, intitulé « La crédibilité de l’expertise scientifique » et daté de novembre 2022, a été rendu public [PDF] sur le site de l'établissement public français chargé d'évaluer les risques sanitaires dans de nombreux domaines comme l'alimentation, l'environnement et le travail, mais aussi celui du numérique. Par contre, il n’a pas été annoncé par un communiqué de presse.
Ce conseil scientifique est indépendant des organes de fonctionnement de l’ANSES et se présente comme le « garant de la qualité de l’expertise scientifique et de l’indépendance de l’ANSES ». Il est composé de 29 membres : 2 de droit (le président du conseil scientifique de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et le président du conseil scientifique de Santé publique France), 24 « personnalités scientifiques compétentes dans le champ des missions de l’Agence, nommés par arrêté ministériel » et 3 membres à voix consultative « élus parmi les personnels scientifiques de l’Agence par leurs pairs pour une durée de trois ans renouvelable ».
Un article du journal Le Monde pointant ce rapport a permis de le mettre en lumière. La direction de l'établissement a de son côté mis en ligne une « Note de positionnement de l’ANSES suite à l’avis de son Conseil scientifique intitulé "Crédibilité de l’expertise scientifique : enjeux et recommandations" » [PDF].
À l'origine, le conseil scientifique part du constat que de nombreux avis rendus par l'ANSES « ont suscité controverses et polémiques » au cours des dernières années. Il a donc mandaté un groupe de travail en son sein pour comprendre la situation, mais aussi formuler des recommandations. Cette réflexion se fait aussi dans un contexte où, dans la société, l'expertise est questionnée et où le grand public se pose des questions sur les conflits d'intérêt que peuvent rencontrer les experts interrogés par les différentes agences, dont l'ANSES.
Des constats basés sur trois études de cas
Le groupe de travail mandaté par le conseil scientifique de l'ANSES a choisi de se baser sur trois cas pour guider sa réflexion sur la crédibilité des expertises produites par l'ANSES : les néonicotinoïdes, le glyphosate et les fongicides dits SDHI (succinate dehydrogenase inhibitor), des cas où les avis rendus par l'autorité ont été remis en question.
De l'étude de ces trois cas, ils constatent l'existence de trois « grandes tensions » touchant l'expertise scientifique « de manière générale ». La première est « la nécessité de prendre en compte les connaissances scientifiques les plus avancées tout en s’appuyant sur des règles claires et partagées par l’ensemble des acteurs concernés, pour la conduite d’une évaluation des risques transparente, robuste et reproductible ».
La deuxième tension mise en avant est celle de l'urgence de rendre certains avis alors qu'il y a un « temps nécessaire pour réaliser une expertise scientifique de qualité ». Et enfin, « la nécessité de séparer l’évaluation et la gestion des risques et, d’autre part, la nécessité de mettre en perspective les résultats de l’évaluation au regard de la faisabilité des mesures de gestion ».
L’agence est soumise à ces tensions. « Notamment, le décalage entre science et expertise constitue l’un des facteurs les plus importants d’érosion de la crédibilité, et l’ANSES ne parvient pas toujours à réduire cette tension », explique le rapport.
Si la deuxième tension n'est pas suffisamment bien gérée, les résultats des expertises « peuvent être fragiles et, de ce fait, faire l’objet de contestations ». Le conseil scientifique pointe cela en soulignant aussi que « le respect d’un cadre réglementaire européen ne permettant pas l’intégration rapide de nouvelles connaissances scientifiques, pourtant pertinentes pour l’évaluation des risques ».
Des recommandations pour recadrer l'expertise à l'ANSES
Constatant que l'établissement n'arrive pas toujours à réduire ces tensions et en s'appuyant sur les auditions d'experts, de chercheurs, d’élus ou d'associations, son conseil scientifique lui donne une longue série de 27 recommandations regroupées en quatre groupes « visant à améliorer les procédures, à mieux éclairer le processus de décision, à intensifier les interactions avec les parties prenantes et à renforcer la séparation de l’évaluation et de la gestion des risques au sein de l’ANSES ».
Pour améliorer les procédures, Le conseil scientifique demande notamment de favoriser la diversité scientifique (en insistant sur la pluridisciplinarité et le recours à des experts en sciences humaines et sociales « quand cela est pertinent ») et la présence à la fois de chercheurs académiques et de chercheurs « familiers de la réglementation », de favoriser le renouvellement des experts, renforcer l'expertise collective et « affiner le traitement des liens d'intérêt, notamment en appliquant les lignes directrices guidant l’analyse des liens intellectuels proposées par l’ANSES ». Concernant les saisines, il demande à l'agence d'avoir moins recours aux expertises d'urgence, de prévoir un suivi au long cours et d'augmenter les auto-saisines.
Pour mieux éclairer la décision, le conseil demande que la littérature prise en considération soit validée « systématiquement avec les collectifs d’experts ». L'accès aux données des dossiers réglementaires devrait être facilité. Il est aussi recommandé à l'ANSES d'indiquer systématiquement le niveau d'incertitude et les controverses scientifiques et « les écarts éventuels entre l’évaluation menée dans le cadre réglementaire et les connaissances
scientifiques produites hors du cadre des lignes directrices en vigueur ».
Le conseil scientifique demande aussi à l'ANSES de renforcer ses liens avec les opérateurs et organismes de recherche.
Enfin, pour renforcer la séparation entre l'évaluation et la gestion des risques, le conseil demande à ce que tous les Comités d'experts spécialisés soient rattachés au pôle « Sciences pour l'expertise » de l'organisme, indiquant en creux que les comités rattachés à d'autres pôles de l'ANSES n'auraient pas l'indépendance adéquate pour se prononcer. Le conseil ajoute d'ailleurs que l'agence devrait « améliorer la lisibilité des missions » de ses différentes entités.
Le conseil scientifique fait remarquer que pour pouvoir suivre correctement ces recommandations, des moyens humains et financiers sont nécessaires.
L'Agence assure les prendre en compte
Dans sa réponse, tout en acceptant qu' « il est d’usage, dans un travail d’amélioration des processus, de se pencher sur des cas singuliers » remarque que « cet examen approfondi » a été « conduit sur un nombre très réduit d’avis au regard des centaines d’avis qu’a pu rendre l’ANSES, dans des domaines et avec contraintes temporelles très variés ».
Mais elle reconnait que « l’avis montre que les procédures et démarches qualité ne suffisent pas à elles seules
à éviter les écueils auxquels toute expertise scientifique peut être confronté ». L'agence s'engage à prendre en compte les recommandations.
Sur les thèmes de l'impartialité, de la compétence et de la transparence, l'ANSES affirme que « les qualités de l’expertise scientifique ne restent pas lettre morte ou ne relèvent pas de slogans a priori » et que l'avis du conseil scientifique « sur la crédibilité de l’expertise scientifique fournit des éléments pour alimenter des chantiers en cours, qui dépassent d’ailleurs les cas particuliers étudiés ».
Exposition aux ondes
Dans le domaine du numérique, les questions liées à l'exposition aux ondes sont particulièrement scrutées par une partie du public et l'ANSES s'est positionnée plusieurs fois sur le sujet.
Récemment, six associations (Alerte Phonegate, CRIIREM, le Collectif Vigilance Franklin, Robin des toits, AZB et SERA) ont suspendu leur participation au comité de dialogue radiofréquences et santé de l'ANSES, considérant qu'une conférence organisée en novembre dernier par l'agence avec l'OMS était « orientée ».
Profitant du rapport du conseil scientifique de l'agence, elles ont signé un communiqué de presse avec huit autres associations.
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L'avis de son conseil scientifique met la pression sur l'ANSES pour qu'elle continue à jouer son rôle d'agence de sécurité sanitaire de façon crédible. Pour cela, ses expertises et prises de positions doivent devenir irréprochables face aux critiques et notamment celles portant sur l'indépendance de ses avis et leur honnêteté d'un point de vue scientifique.
Cela passe aussi par le fait d'exprimer des doutes si les connaissances scientifiques ne permettent pas d'affirmer une position ferme sur un sujet, à condition de continuer à le suivre et faire évoluer ses avis, notamment en s'auto-saisissant.