Début avril, l’Inde a annoncé la création d’une entité de « fact-checking ». Celle-ci pourra ordonner la dépublication de tout contenu relatif au gouvernement qu’elle aura déclaré « faux ou trompeur ». L’évolution fait craindre une menace importante sur les libertés d’expression et d’information dans le pays.
Le gouvernement indien a annoncé le 6 avril la création d’une entité gouvernementale de fact-checking dont le rôle consistera à veiller sur toutes les publications relatives au gouvernement. Le nouvel organe aura le pouvoir de qualifier n’importe lequel de ces contenus de « faux ou trompeurs » et de le faire effacer des réseaux sociaux.
L’amendement des textes indiens relatifs aux technologies de l’information qui crée cette entité oblige les géants numériques comme Facebook ou Twitter à modérer ces éventuelles qualifications de désinformation. Les fournisseurs d’accès à internet sont aussi concernés, puisque le gouvernement leur demande de bloquer les URL qui renvoient vers des contenus jugés « faux ou trompeurs ».
Auprès de Rest of World, opposants politiques, organisations civiles et défenseurs des libertés numériques qualifient ce texte d'outil du gouvernement pour devenir « arbitre de vérité ».
Le parti au pouvoir, initiateur de campagnes de violences et de désinformation
La diffusion de fausses informations est une problématique mondiale. En Inde, cela dit, le pouvoir y joue un rôle documenté, de même qu’il s’attaque toujours plus fréquemment à la presse.
En septembre 2017, par exemple, la journaliste Gauri Lankesh publiait une enquête sur l’usage qu’avait fait le Bharatiya Janata Party (BJP), le parti de droite nationaliste hindoue au pouvoir, d’une fausse information pour véhiculer sa propagande. Le soir même, elle était assassinée. L’association Forbidden Stories a permis que le travail de la journaliste soit repris et finalement publié dans le cadre d’une vaste enquête internationale appelée Story Killers.
Mais l’histoire de Gauri Lankesh permet d’illustrer un point que nous évoquions dans un précédent article : le BJP et les proches du Premier ministre Narendra Modi utilisent activement des techniques de désinformation en Inde. Gauri Lankesh en a elle-même fait les frais, subissant les attaques incessantes, le plus souvent misogynes, des armées de trolls liées au BJP.
En 2020, l’ONG EU Disinfo Lab avait par ailleurs révélé l’existence d’un vaste réseau de faux sites et de faux médias implantés partout dans le monde et utilisés pour servir les intérêts indiens auprès de l’Union Européenne et des Nations Unies.
La désinformation, un problème endémique dans le pays
Sans même évoquer l’intervention de ces acteurs gouvernementaux, la mésinformation est endémique dans le pays : en 2018, l’Inde était le pays où le plus d’incidents de désinformation avaient été enregistrés par le Global Online Safety Survey de Microsoft. Depuis, toutes sortes d’initiatives ont été mises en place pour enrayer le phénomène, et le pays a été dépassé par les Philippines ou la Colombie dans le classement de Microsoft.
Mais selon d’autres travaux, à commencer par ceux réalisés par Google, la problématique demeure brûlante : selon les chiffres du moteur de recherche, l’ampleur de la désinformation a atteint un record absolu début 2023. En début d’année, l’ONG Alt News rapportait que même les médias les plus installés du pays avaient pu tomber dans certains pièges et relayer plusieurs fausses informations courant 2022.
Dans un tel contexte, légiférer pour tenter d’encadrer les manipulations de l’information peut paraître nécessaire. Mais depuis la publication du brouillon d’amendement, en janvier, la méthode est critiquée : le gouvernement indien est en effet connu pour ses attaques récurrentes contre la presse et le contrôle des publications en ligne est perçu comme un instrument de censure.
Les activistes des libertés numériques et d’informer inquiets
Des personnalités comme Rana Ayyub, journaliste d’investigation et collègue de Gauri Lankesh, des entités comme l’Editors Guild of India, un groupe majeur de l’industrie de l’information indienne, selon Reuters, ou Digipub, une association de médias numériques, ont alerté dès ce moment-là sur les dangers que le texte posait pour les droits d’expression et d’information.
« La détermination de ce qui constitue une fausse information ne peut pas reposer dans les seules mains du gouvernement », alertaient les dirigeants de l’Editors Guild of India en janvier. Trois mois plus tard, l’amendement est passé, inchangé sur la question du « fact-checking » gouvernemental.
Pour les grandes entreprises américaines, la nouvelle vient compliquer une situation qui les plongeait déjà dans l'ambivalence. Meta (via WhatsApp, principalement) ou Twitter ont ainsi fourni les outils nécessaires à la propagation de désinformation, mais les deux ont aussi déjà tenu tête au gouvernement indien. WhatsApp est par exemple allé en justice pour éviter d’avoir à fournir le contenu de communications chiffrées au gouvernement, tandis que Twitter s’est opposé à certaines obligations de suppression de contenu, rappelait Bloomberg en juillet 2022.
Cette fois-ci, a prévenu le Ministre des technologies d’information Rajeev Chandrasekhar, si elles ne se plient pas à la nouvelle législation, les entreprises numériques pourraient perdre la protection juridique qui les empêchait jusqu’ici d’être poursuivies par des utilisateurs mécontents. Début avril, avant même le passage de l'amendement, Twitter a été accusé de censure après avoir suivi les requêtes du gouvernement de bloquer les comptes de politiques, d'activistes et de journalistes sur le territoire indien.
Le comédien Kunal Kamra a déposé une plainte auprès de la Haute Cour de Bombay, dans l’espoir que la justice déclare cet amendement inconstitutionnel. En réponse, le tribunal a demandé au gouvernement de clarifier les raisons justifiant le passage d’un tel amendement. Plusieurs partis d’opposition qualifient eux aussi le texte d’inconstitutionnel.