Exposition des enfants aux écrans, majorité numérique, influenceurs, droit à l’image des enfants… Depuis quelques mois, les députés sont pris d’une frénésie de lois sur le numérique. Pourtant, la majorité de ces propositions n’apportent pas grand-chose aux textes existants, ou sont en contradiction avec la réglementation européenne. Plusieurs observateurs pestent contre la faible connaissance du monde numérique des élus.
Ce mois-ci, l’Assemblée a connu une giboulée de textes sur le numérique. Il y a d’abord eu un texte du groupe Renaissance qui vise à prévenir « l'exposition excessive des enfants aux écrans ». Le second du groupe Horizons veut instaurer une majorité numérique à 15 ans pour avoir le droit de s’inscrire sur une plateforme.
L’ancien président de la commission des affaires culturelles a également porté un texte ciblé sur le droit à l’image des enfants (notamment youtubeurs). Et le mois de mars finit par l’étude d’une proposition de loi pour encadrer les influenceurs (dont on vous a déjà parlé).
Problème : la plupart de ces textes semblent en décalage avec le droit existant. Rien dans la loi sur l’exposition des enfants aux écrans n’est de niveau législatif. Par ailleurs, il est douteux qu’écrire sur les boîtes de téléphones des messages génériques de prévention ait une quelconque influence. Le texte propose d'inscrire dans la loi l’existence d’une plateforme qui existe déjà.
Certains députés voulaient même aller plus loin en considérant comme un « acte de maltraitance » le fait d’exposer quotidiennement un enfant de moins de quatre ans à un écran. Comme si le simple fait de mettre son enfant devant Tchoupi était comparable à un acte grave. Cet amendement Modem a finalement été rejeté.
La proposition de loi du groupe Horizons sur la majorité numérique va plus loin : les plateformes devront contrôler l’âge des utilisateurs, pour refuser les moins de quinze ans (sauf s’ils disposent d’une autorisation parentale). Les réseaux sociaux seront même interdits pour les moins de treize ans, « sauf pour les services de réseaux sociaux en ligne dûment labellisés » par l’État. Bon courage à celui qui labellisera les plateformes. Surtout, ces questions relèvent du règlement DSA/DMA qui va s’imposer au droit français.
Le contrôle d’Internet par l’enfance
Pour un lobbyiste, qui préfère rester anonyme, « la plupart de ces textes sont déjà dans le champ couvert par le DSA, qui est déjà adopté et écrasera le droit français. Ces députés ont-ils étudié le droit existant ? Non. Mais le sujet est médiatiquement porteur. Et quand les élus veulent s’emparer d’un problème, ils ne le font qu’avec la loi. Même si c’est pour faire des textes bavards ou qui se feront ensuite déchiqueter par Bruxelles comme pour la loi anti-Amazon sur les frais de port ».
Comme le disait Maslow : « Pour celui qui ne possède qu'un marteau, tout problème ressemble à un clou ». La proposition de loi étant la solution la plus facile pour exister médiatiquement, alors tout doit pouvoir se régler par la loi. Notre bon observateur du milieu poursuit : « Je ne suis pas sûr que les influenceurs aient besoin de plus de lois. Le droit existe déjà pour réprimer les arnaqueurs et la DGCCRF a fait des contrôles ».
Pour le député Modem Philippe Latombe, la question centrale de ces différents textes, c’est l’enfance : « Ce n’est pas le rapport avec le numérique qui est abordé dans la plupart de ces textes. Le numérique n’est qu’un vecteur, à qui on fait porter l’intégralité des problèmes. C’est parce qu’il y a des problèmes avec les enfants, et que le numérique est vu comme la source du problème, qu’on veut le réguler. Un texte sur l’enfance est vite médiatisé. Même si à la fin, la loi n’est pas l’outil le plus efficace. » Comme l’indique le député marcheur Éric Bothorel, « la plupart de ces textes seront inappliqués, car ils ne sont pas applicables ».
L’enfance est effectivement porteuse. Le sujet a d’ailleurs failli se retrouver au cœur du programme présidentiel d’Emmanuel Macron. En février 2022, son équipe de campagne avait sondé les Français sur plusieurs mesures programmatiques. Dans le lot, l’idée d’interdire l’ouverture d’un compte sur les réseaux sociaux avant l’âge de seize ans. La proposition avait un large soutien de la population (76 % d’opinions favorables), mais n’a finalement pas été retenue dans le programme. À la place, le candidat a proposé « un contrôle parental des écrans des enfants systématiquement proposé à l’installation, afin de limiter leur accès aux réseaux sociaux ». Mais l’idée de majorité numérique a été reprise dans le texte de Laurent Marcangeli, président du groupe Horizons à l'Assemblée nationale.

Noémie Levain, de la Quadrature du Net, porte un autre discours sur ce sujet : « Internet est un refuge pour les enfants dans de nombreux milieux minorisés. Et l’anonymat permet l’exercice d’autres libertés fondamentales ». Et le député Modem Philippe Latombe rappelle que « les jeunes femmes peuvent faire une IVG à partir de 15 ans, sans l’avis de leurs parents. Les ados ont un droit à l’intimité ».
Autre tropisme des députés : les plateformes. « Pour mes collègues, le numérique, c’est d’abord les réseaux sociaux », explique Philippe Latombe, et surtout Twitter et Facebook, car ce sont ceux qu’utilisent les parlementaires. « Ils sont clairement à la traîne sur des plateformes pourtant plus populaires comme TikTok, Instagram et Snapchat », confirme une lobbyiste, qui préfère elle aussi rester anonyme. Et derrière la passion pour l’enfance et les réseaux sociaux, d’autres questions sont oubliées. Ainsi, pour Noémie Levain, « des sujets fondamentaux comme l’identité numérique restent peu abordés. »
Interdire d’abord, discuter ensuite
Pour le lobbyiste, « nos parlementaires mettent tous les maux sur le dos des GAFAM, ce qui est facile. Mais ce sont les acteurs français et européens qui sont parfois plus impactés par nos règles ». Pour Éric Bothorel, « le numérique est craint, alors qu’il peut aussi être un relais de croissance. Même les Insoumis ont porté des amendements contre la télémédecine. Si vous voyez tout comme une menace, vous interdisez tout préventivement. Or, les innovations venues de l’étranger seront reprises. Il faut donc plutôt accompagner le mouvement, en instaurant des principes et de la régulation. »
Autre motif de récrimination : la méthode. Pour Philippe Latombe, « le numérique nous demande de réinventer notre manière de rédiger la loi, car il va plus vite que la loi. D’où la nécessité de mettre des règles larges et du droit souple, qui évitent de tout bloquer ou de ne traiter que les cas spécifiques. Le modèle, c'est la loi de 1881 sur la presse, qui est toujours en application, y compris sur les réseaux sociaux. »
Et notre pays se veut être le phare de l’Europe en la matière. « La France veut à chaque fois faire ses règles, puis nous allons voir la Commission européenne en lui disant que nous avons raison », indique Latombe : « à Bruxelles, on en a marre des donneurs de leçons français ». Plusieurs acteurs ont souligné cette déconnexion entre les agendas français et européen. Or, c’est Bruxelles qui a le plus souvent la main sur ces sujets.
Pourquoi si peu d’experts ?
Bien que très contestés par les spécialistes, les textes ont été adoptés par de larges majorités, tous groupes confondus. Pour Noémie Levain, « sur la loi Jeux olympiques et la vidéosurveillance augmentée, la commission des lois n’a rien changé et n’a rien compris ». Dans les faits, peu d’élus se sont emparés de ces sujets. Pour Philippe Latombe, « parler numérique à l’Assemblée, ce n’est pas porteur. Ce n’est pas un sujet pour nos concitoyens. En circonscription, on nous parle d’abord des difficultés d’accès aux services publics à cause de leur numérisation ou des arnaques subies via Internet ».
Pour la lobbyiste, « le changement de mandature a aussi fait partir certains experts ». Ainsi, des députés identifiés sur ces sujets comme Paula Forteza, Mounir Mahjoubi ou Jean-Michel Mis n’ont pas été réélus en juin. Et si des nouveaux députés se sont montrés intéressés par le sujet, ils sont parfois encore en phase d’apprentissage et n’ont pas encore émergé.
C’est ainsi le cas de l’insoumise Elisa Martin, du marcheur Paul Midy ou de la députée Horizons Anne Le Hénanff. Il y a également Aurélien Lopez-Liguori, le président RN du groupe d’étude « économie, sécurité et souveraineté numériques », qui suit les sujets numériques à l’Assemblée. C’est l’ancien collaborateur du député européen Jean-Lin Lacapelle, chef de file des eurodéputés RN sur le DMA/DSA. Élu à l’Assemblée, Aurélien Lopez-Liguori a décidé de s’emparer du sujet, avec un prisme sur la souveraineté numérique.
Pour Lopez-Liguori, « les présidences des groupes d’étude étant réparties à la proportionnelle, le RN avait ce groupe d’étude sur le numérique dans ses priorités ». Charge à ce nouveau président d’en faire une tête de pont, pour muscler la doctrine du RN sur le sujet. Une présidence de groupe d’étude permet en effet d’organiser des auditions, de rencontrer l’ensemble des acteurs d’un secteur et de mettre des sujets à l’agenda.
Le groupe d’étude a d’ailleurs profité du projet de loi Jeux olympiques pour déposer un premier amendement transpartisan RN-Modem-Liot, visant à favoriser les solutions souveraines dans les algorithmes qui seront associés à la vidéosurveillance. L’initiative a été critiquée par d’autres députés, notamment de la NUPES, pour qui une association avec le Rassemblement national n’est pas souhaitable.
Mais Aurélien Lopez-Liguori continue de vouloir avancer sur le sujet : « le groupe d’étude va travailler sur le DMA-DSA qui sera bientôt à l’agenda parlementaire, puis je compte lancer un cycle d’audition à la rentrée sur la cybersécurité. » La nature n’aimant pas le vide, il est toujours risqué de délaisser un sujet.