Aux premières Assises nationales de la féminisation des métiers et filières du numérique, l'alarme est sonnée sur le manque de diversité de l'industrie technologique. Si l'on se prive de « 50 % des talents », comme le pointe l'association Femmes@Numérique, comment espérer remplir les nombreux postes vacants ?
En Europe, il manque 756 000 professionnels du numérique, selon la Commission européenne. En France, ce sont entre 170 000 et 212 000 postes qui restent à pourvoir dans l’industrie technologique, selon un rapport (.pdf) de France Stratégie et la Dares.
En face, les chiffres de la représentation sont clairs : les femmes ne représentaient que 17 % du secteur en 2022, selon l’étude GenderScan. Si les femmes représentaient 48,5 % des personnes actives en France en 2020, pourquoi le secteur du numérique continue-t-il de se priver des talents de la moitié de la population ? Telle est la question qui a guidé les débats des premières Assises de la féminisation des métiers et filières numériques, organisées le 16 février 2023 au ministère de l’Économie par l’association Femmes@numérique.
Mais au-delà de ces mesures qui concernent le monde économique en général, l’« urgence » a été soulignée à de nombreuses reprises par les intervenantes et intervenants. Pourquoi un terme si fort ? Non seulement parce qu’il faut pourvoir les emplois vacants, mais aussi parce que, pour espérer, voire sortir des écoles d’ingénieurs et d’informatique des contingents d’étudiants paritaires, il faut s’y prendre dès le collège, donc dès aujourd’hui…
La réforme du bac en prend pour son grade
Les chiffres de l’éducation ont beaucoup occupé les premiers échanges, car effectivement, comment faire entrer plus de femmes et de diversité dans l’industrie numérique si rien qu’à la sortie des écoles, elles sont déjà minoritaires ?
Au bac général, la réforme des lycées qui a transformé le choix de filières ES, S et L en choix de spécialités a fait chuter la part de filles suivant des cours de mathématique « au niveau de 1994 », selon un communiqué de neuf associations de mathématiques. Le 16 février, beaucoup d’intervenantes sont revenues sur la question, obligeant la responsable égalité filles-garçons au ministère de l’Éducation nationale, Claude Roiron à revenir à plusieurs reprises sur les autres mesures prises par le ministère pour favoriser l’enseignement des cultures numériques.
Celle-ci a par exemple cité la création de la spécialité Numérique et Sciences Informatiques (NSI), directement dédiée à la tech. La haute fonctionnaire a aussi souligné que « très peu de filles prennent cette option », citant l’exemple d’une école poitevine où les étudiantes ne sont que « trois ou quatre par classe, un nombre qui chute ensuite en terminale ».
Pousser les filles vers les maths dès le plus jeune âge
Les études le prouvent, pour lutter contre les stéréotypes, notamment celui qui voudrait que les filles ne soient pas faites pour les mathématiques ou les sciences et techniques, il faut s’y prendre très tôt, « dès le collège, voire avant ».
Entre autres possibilités évoquées par Claude Roiron, Catherine Ladousse et le Bureau National des Élèves Ingénieurs, les dispositifs de mentorat et de tutorat, assez efficaces en ce qu’ils donnent aux élèves, filles comme garçons, des modèles proches d’eux, dans lesquels ils et elles peuvent réellement se projeter.
« On a beau essayer d’envoyer des femmes dans toutes les associations, envoyer des étudiantes et des professionnelles sensibiliser dans les collèges - c’est du gros travail, on les en félicite -, vient un moment, on ne sait plus quoi faire de plus », a admis le Président de la Conférence des Grandes Écoles Laurent Champaney. « C’est une question de politiques publiques, aussi. Et puis on manque de représentation de femmes ingénieurs dans la culture. »
« La sensibilisation à ces questions est croissante », a tout de même insisté Claude Roiron, estimant qu’il fallait tout de même « continuer d’évoquer ces questions de biais de genre, car nous les véhiculons toutes et tous inconsciemment ». Pour espérer renverser un peu les tendances qui se dessinent dès l’enfance, a-t-elle indiqué avec d’autres, il faudra donc continuer de former les enseignants sur ces questions, « ainsi que les familles, très prescriptrices en matière d’orientation ».
Une problématique culturelle ?
Premier point donc : pour féminiser le numérique, il faut commencer par élargir le vivier, en convainquant plus de jeunes filles de faire des maths et des sciences. Un cran plus loin dans les chemins de vie, à l’étape du recrutement, la directrice générale de France Digitale Maya Noël constate qu’il y a un « manque de désidérabilité » des métiers technologiques.
Le problème est particulièrement prégnant, à l’heure où le gouvernement veut former 400 000 jeunes à des métiers du numérique dans le cadre du plan France 2030 (.pdf). Vu les besoins humains, l’attraction de nouveaux profils, notamment féminins, « est un enjeu de souveraineté », a assené le directeur d’Epita Philippe Dewost.
Or, « j’ai été chasseuse de tête, j’ai moi-même contribué à créer cette image de jeunes types en sweat-shirt qui font du baby-foot » si chère à une certaine culture start-up, a décrit Maya Noël. Pour attirer une plus grande diversité sociale et de genre, la dirigeante appelle à « utiliser les mêmes outils, c’est-à-dire le marketing, pour renverser cette image et bien faire comprendre le numérique est beaucoup plus large que ça. »
Il n’y a pas nécessairement besoin d’être data scientist ou d’avoir fait cinq ans d’études, pointe-t-elle par exemple : la tech a aussi des emplois à pourvoir au niveau bac ou bac+2 et cela se sait trop peu.
La difficile question des quotas
Quid des quotas ? En début d’événement, le ministre du numérique Jean-Noël Barrot a rappelé l’existence de plusieurs outils légaux créés pour assurer la présence de femmes dans les instances dirigeantes des entreprises : la loi Coppé-Zimmerman, qui impose 40 % de femmes dans les conseils d’administration et de surveillance des plus grosses entreprises depuis 2011, l’Index Pénicaud, qui oblige à mesurer les inégalités salariales dans les entreprises de 50 salariés et plus depuis 2019, la loi Rixain, qui oblige les entreprises d’au moins 1 000 salariés à compter au moins 30 % de femmes parmi leurs cadres dirigeants depuis 2021…
Si la solution est « pauvre intellectuellement », a détaillé Isabelle Collet, autrice des Oubliées du numérique, informaticienne et spécialiste des questions d’éducation, les quotas restent tout de même importants. Après tout, a-t-elle démontré dans une pastille pré-enregistrée, il est plus utile d’être « embauchée parce que je suis une femme et pouvoir ainsi faire mes preuves plutôt que de ne pas être embauchée du tout parce que je suis une femme ».
Il a failli être oublié : le #metoo de l’industrie numérique
Coprésidente de la Commission parité du Haut Conseil à l’Égalité (HCE), Catherine Ladousse a évoqué très tôt les résultats de la récente étude du HCE démontrant que les jeunes hommes sont plus sexistes que la population masculine totale (23 % des 25-34 ans déclarent qu’il faut parfois être violent pour se faire respecter, contre 11 % de la population masculine totale) et que la société en général reste, elle aussi, percluse de clichés.
Néanmoins, ce n’est que dans les dix minutes allouées à la fin de la journée aux questions du public que la fondatrice de 50inTech, Caroline Ramade, a mis les pieds dans le plat, évoquant les attaques plus directes qui visent les femmes dans le numérique. Citant l’enquête pour viols et agressions sexuelles ouverte à Polytechnique, l’entrepreneure a souligné que malgré son CV de militante pour l’égalité (elle a aussi fondé Paris Pionnières, incubateur inclusif désormais appelé Willa), « en tant que mère, j’hésite presque à pousser ma fille dans cette voie ».
Dans d’autres écoles comme 42 ou AgroParisTech, dans des start-ups, dans l’industrie du jeu-vidéo… les affaires de violences sexistes ou sexuelles se sont effectivement succédées dans les années récentes. Mises bout à bout, elles dévoilent des dysfonctionnements récurrents dans le milieu numérique.
Caroline Ramade a par ailleurs rappelé qu’ « une fois qu’on a convaincu les femmes de rejoindre l’industrie, il faut encore les garder ». Selon un rapport publié en 2020 par Accenture et Girls Who Code, une femme sur deux quitte le secteur de l’informatique avant 35 ans, contre une sur cinq dans d’autres industries. « C’est peut-être parce qu’elles ont mal été reçues après une grossesse », a supposé au micro la dirigeante.
L’égalité femmes-hommes ne se fera… qu’avec les hommes
Directeur de Red Hat France et administrateur de Numeum, Jean-Christophe Morisseau a justement appelé à offrir aux femmes de vrais parcours de carrière, mais aussi à bien les recevoir, y compris après une grossesse, non seulement parce que c’est légalement obligatoire, mais encore parce que « ça crée les conditions d’une meilleure marque employeur ».
Quel que soit l’angle par lequel on le prend, le problème de disparité de genre dans l’industrie du numérique « est clairement un problème d’hommes », s’est-il aussi exclamé. Et de préciser, en faisant un geste large à l’adresse de l’assemblée du jour, très majoritairement féminine : « On n’a ici que 20 % d’hommes alors que c’est un problème qui en touche 80 % ».