Une station d'écoute dans une pagode chinoise au-dessus du Congrès US (2/4)

Le FUD qui valait 3 milliards
Droit 9 min
Une station d'écoute dans une pagode chinoise au-dessus du Congrès US (2/4)
Crédits : ·˙·ChinaUli2010·.·, CC BY 3.0, via Wikimedia Commons

S'il y a lieu de douter que des antennes relais Huawei déployées dans des zones rurales américaines « pourraient perturber les communications de l'arsenal nucléaire américain » (voir la première partie de cette série), la liste des griefs américains envers l'équipementier chinois n'a eu de cesse de grossir depuis 2017.

Dans une dataviz' publiée en marge de son enquête sur les antennes relais Huawei installées aux abords de silos nucléaires militaires américains, Reuters dénombre huit restrictions commerciales imposées par les États-Unis à Huawei « pour des raisons de sécurité nationale » depuis décembre 2017.

Elles ont successivement interdit au ministère de la Défense, puis « à toutes les agences de l'exécutif », de se procurer des équipements ou services de télécommunications auprès de Huawei.

En mai 2019, le département du Commerce plaçait Huawei sur sa liste noire, obligeant « l'entreprise à obtenir l'autorisation du gouvernement américain pour acheter des technologies américaines » : « Le même jour, l'administration Trump donnait aux agences gouvernementales de nouveaux pouvoirs étendus pour interdire aux entreprises américaines d'utiliser des équipements de télécommunications fabriqués par des entreprises, dont Huawei, qui posent un risque pour la sécurité nationale. »

En mai 2020, le département du commerce élargissait « considérablement » l'inscription sur sa liste noire « dans le but de restreindre les ventes étrangères de puces à semi-conducteurs à l'entreprise ».

En juin, l'autorité américaine de régulation des télécommunications (FCC) désignait Huawei comme « une menace pour la sécurité nationale », interdisant aux entreprises américaines d'utiliser des fonds publics pour acheter ses équipements.

En juillet 2021, la FCC mettait au point un « plan de remboursement » à destination des opérateurs américains afin d'obtenir le retrait des équipements Huawei de leurs réseaux de télécommunications.

En novembre, le président Joe Biden signait un « Secure Equipment Act » destiné à empêcher les entreprises comme Huawei d'obtenir de nouvelles licences d'équipement auprès des régulateurs américains.

Il manque 3 milliards de dollars pour remplacer les équipements Huawei 

Si le département du Commerce détermine lui aussi que Huawei constitue une menace pour la sécurité nationale, « il pourrait aller au-delà des restrictions existantes » imposées par la FCC, précise Reuters : 

« En utilisant les nouveaux pouvoirs étendus créés par l'administration Trump, l'agence pourrait interdire toutes les transactions américaines avec Huawei, en exigeant que les opérateurs télécoms américains qui s'appuient encore sur son matériel le retirent rapidement, sous peine d'amendes ou d'autres sanctions, ont déclaré un certain nombre d'avocats, d'universitaires et d'anciens fonctionnaires interrogés par Reuters. »

Dans un article publié le même jour que l'enquête de Reuters, Politico soulignait de son côté que « les États-Unis peinent toujours à achever la rupture avec les entreprises de télécommunications chinoises entamée par Donald Trump il y a quatre ans ». 

Il rappelait, tout comme Reuters et CNN, que les responsables américains de la sécurité avaient alerté les administrations Trump puis Biden que Huawei et ZTE représentaient « un risque majeur pour la sécurité nationale », soulignant « un potentiel d'espionnage et d'ingérence étrangère si leurs routeurs, antennes et radios ne sont pas retirés des réseaux de téléphonie mobile et Internet américains ».

Or, la FCC venait de révéler, la semaine d'avant, qu'il en coûterait « 3,08 milliards de dollars de plus que les 1,9 milliard de dollars initialement alloués aux entreprises américaines pour abandonner Huawei et ZTE ». 

Le programme de subvention, connu sous le nom de « rip-and-replace », avait en effet vu affluer les demandes de 181 entités, « soit bien plus que prévu » :

« Près de 200 opérateurs américains, qui ont intégré des éléments de ces géants chinois des télécommunications dans leurs activités, sont pris au piège de cette querelle entre les États-Unis et la Chine. Il s'agit notamment de réseaux sans fil ruraux et de fournisseurs d'Internet et de télévision à large bande, d'une poignée d'universités et de districts scolaires et même de municipalités. »  

FCC Politico

Insuffisances de financement de la FCC par rapport aux demandes des entreprises, en millions de dollars. Source: FCC / POLITICO

Une double urgence pour motiver le Congrès à débloquer les fonds

Politico précisait en outre que le manque de financement « alimente les craintes que cette tâche tant attendue de démantèlement de l'équipement ne soit retardée jusqu'en 2023 ou au-delà, ce qui réduit l'urgence liée à une crainte de longue date en matière de sécurité nationale, à savoir que le gouvernement chinois puisse accéder à l'équipement pour écouter les appels ou même interférer avec les infrastructures critiques ou les opérations militaires ».

Politico ne précisait pas, lui non plus, pourquoi Huawei et ZTE pourraient « interférer avec les infrastructures critiques ou les opérations militaires », mais insistait sur le fait que le problème se posait surtout en zone rurale (le terme revient 10 fois), et que « le Congrès est maintenant chargé de trouver les fonds supplémentaires nécessaires pour extraire et remplacer ces pièces ».

Politico mentionnait également un communiqué de la Rural Wireless Association – qui fédère les petits opérateurs de téléphonie mobile ruraux – appelant le Congrès à « agir immédiatement pour combler ce déficit de financement » et « affecter rapidement des fonds vitaux au programme de remboursement de la loi sur les réseaux sécurisés » :

« Le Congrès devrait soit agir rapidement et promulguer la loi sur l'innovation du spectre, HR 7624, qui propose de financer entièrement le programme de remboursement avec le produit des enchères sur le spectre, soit promulguer un crédit d'urgence compte tenu des risques pour la sécurité nationale en jeu. »

Or, le temps presse « et les lobbyistes des entreprises de télécommunications rurales veulent en faire une priorité dans le peu de temps qui reste avant les élections de mi-mandat », qui auront lieu le 8 novembre prochain.

Une urgence accentuée par les impératifs climatiques : Triangle Communications, un opérateur télécom du Montana, là où se situent les silos de missiles mentionnés par Reuters et CNN, « ne peut pas planifier la construction pendant le rude hiver qui peut commencer dès octobre ».

Craig Gates, son CEO, remettait cela dit en question les craintes quant au risque d'interférence militaire : 

« S'il ne conteste pas les inquiétudes générales suscitées par Huawei, il a contesté les affirmations des commissaires de la FCC selon lesquelles la proximité de son réseau avec des silos abritant des dizaines de missiles balistiques intercontinentaux pose un quelconque risque pour la sécurité. »

Pour autant, et comme le relevait le spécialiste du nucléaire qui doute lui aussi des risques d'interférences avec les installations militaires (voir la première partie de cette série), l'enquête de CNN recèle « de nombreux exemples et preuves beaucoup plus riches » de l'histoire de l'espionnage chinois aux États-Unis  : « Je trouve ces aspects de l'histoire beaucoup plus crédibles que la possibilité que la Chine perturbe le commandement et le contrôle nucléaires des États-Unis. »

Des matériaux expédiés aux États-Unis dans des valises diplomatiques

Si elle ne rentre pas dans les détails, l'enquête souligne que le FBI avait découvert plusieurs cas suffisamment douteux pour motiver sa suspicion : 

« Depuis au moins 2017, les fonctionnaires fédéraux ont enquêté sur des achats de terrains chinois à proximité d'infrastructures critiques, ont fermé un consulat régional très en vue que le gouvernement américain considérait comme un foyer d'espions chinois, et ont fait obstacle à ce qu'ils considéraient comme des efforts évidents pour installer des dispositifs d'écoute près d'installations militaires et gouvernementales sensibles. »

L'article commence d'ailleurs par un « scoop » au sujet duquel, étrangement, il ne s'appesantit guère : le FBI aurait découvert un potentiel projet chinois d'installation d'une station d'écoutes à quelques encâblures de la Maison Blanche et du Capitole, où siègent le Sénat et la Chambre des représentants, les deux organes du pouvoir législatif américain.

« Sur le papier, cela semblait être une affaire fantastique », écrit CNN. En 2017, le gouvernement chinois avait en effet « accepté de payer la totalité de la facture, qui approche les 100 millions de dollars », écrivait le Washington Post, pour « transformer un champ de 12 acres [environ 48 500 m², ndlr] à l'US National Arboretum en l'un des jardins chinois les plus ambitieux jamais construits en Occident ».

Le Congrès avait bien approuvé la construction du National China Garden, mais « offert peu de perspectives de financement fédéral ». Ce qui avait « conduit la Chine à réaliser que si elle voulait ce joyau culturel (et un coup diplomatique) à seulement deux miles [trois kilomètres, ndlr] du Capitole américain, elle devrait le payer ». 

Et ce, alors que le budget de l'arboretum n'était que de 12 millions de dollars par an, que l'administration Trump proposait de le diminuer de plus de 20 %, alors qu'il espérait que ce projet augmente de 40 % sa fréquentation.

Or, explique CNN, la pagode qui aurait dû y être construite « aurait été stratégiquement placée sur l'un des points les plus élevés de Washington DC, à seulement deux miles du Capitole américain, un endroit parfait pour la collecte de renseignements électromagnétiques », ce qui avait alerté les responsables du contre-espionnage américain. 

Sur le site web du projet de jardin, cette pagode est présentée comme « une élégante structure associée au bouddhisme traditionnel » inspirée d'une pagode blanche similaire qui surplombe le lac mince de l'ouest à Yangzhou.

White PagodaCrédits : Nikolaj Potanin from Russia, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

Le Wall Street Journal avait déjà raconté que le contre-espionnage avait alors alerté Jared Kushner, beau-fils de Donald Trump. Lui et sa femme, Ivanka Trump, étaient en effet amis avec une femme d'affaires sino-américaine, ex-épouse de Ruper Murdoch militant activement pour lever des fonds pour ce projet voulu par le gouvernement chinois depuis 2003 : 

« Le projet de jardin chinois de l'Arboretum national, d'une valeur de 100 millions de dollars, a été considéré comme un risque pour la sécurité nationale, car il comprenait une tour blanche de 70 pieds [21 mètres, ndlr] de haut qui pourrait être utilisée pour la surveillance, selon des personnes connaissant les délibérations de la communauté du renseignement sur le jardin. »

Or, révèlent plusieurs sources à CNN, « les responsables chinois voulaient construire la pagode avec des matériaux expédiés aux États-Unis dans des valises diplomatiques, que les douaniers américains ne peuvent pas examiner ». 

Le projet de jardin fut « discrètement » tué dans l'œuf avant le début des travaux. CNN ne précise pas quand, mais le site de la fondation en charge du projet, dont l'historique indique qu'il remontait bien à 2003, n'a pas été mis à jour depuis janvier 2021. Le site web du projet, lui, ne répond plus, et sa dernière sauvegarde par la « machine à remonter le temps » d'archive.org remonte elle aussi à janvier 2021.

L'affaire n'avait jamais à ce jour été explicitée aussi précisément. Mais, à l'instar de ce qu'expliquait le chercheur en nucléaire dans la première partie de cette série, on ne comprend pas bien pourquoi CNN a préféré creuser l'improbable risque d'interférences de Huawei dans les télécommunications militaires nucléaires américaines plutôt que cette rocambolesque histoire de pagode espion.

Nous y reviendrons dans la troisième partie de cette série.

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