Une proposition transpartisane pour réagir à « l’influence croissante des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques ». Voilà l’enjeu du texte tout juste enregistré au Sénat par Éliane Assassi et Arnaud Bazin, dans le sillage du rapport de la commission d’enquête de mars 2022.
« Le Gouvernement a réagi avec une grande fébrilité face à nos révélations : il a multiplié les opérations de déminage médiatique, mais également les contradictions. Surtout, il s’est contenté d’annonces. Beaucoup d’annonces, mais peu d’actions : sa circulaire du 19 janvier 2022 ne constitue qu’un mur de papier face à la multiplication des prestations de conseil. Fidèle au rapport de la commission d’enquête, notre PPL va bien plus loin que les annonces du Gouvernement ». Les propos sont signés Eliane Assassi, la sénatrice auteure du rapport sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques.
La proposition de loi « encadrant l'intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques », cosignée par 16 sénateurs de tous bords politiques, dresse une photographie accablante des problèmes soulevés par ces prestations privées.
De l'« opacité » avec un État sans « vision globale de ses prestations de conseil, qui restent le plus souvent inconnues des citoyens, mais également des fonctionnaires ». Un foisonnement « incontrôlé » de prestations, avec plus d'un milliard d'euros dépensés en 2021, ou encore la pratique des accords-cadres. De vraies « boîtes noires » où « les bons de commande ne sont pas publiés et restent "sous les radars", ce qui renforce le climat d'opacité ».
S’y ajoute une dépossession de l’État avec ces « missions stratégiques sont "déléguées" à des prestataires privés, pourtant dépourvus de légitimité démocratique ». Les consultants chargés de transformer l'administration sont aussi épinglés pour leurs méthodes dites « disruptives », à coup de « post-it, gommettes, serious games, etc. ». Des pratiques « souvent mal vécues par les fonctionnaires ».
Enfin, s’ajoutent des risques déontologiques que ces sénateurs estiment non maîtrisés : « les consultants conseillent simultanément plusieurs clients, dont les intérêts peuvent être divergents », et « en l'absence de déclaration d'intérêts, l'État ne connaît pas la liste de leurs clients ».
De même, « les cabinets recrutent d'anciens responsables publics ("pantouflage") pour renforcer leur légitimité auprès de leurs clients et s'implanter plus facilement dans le secteur public. Le recrutement d'anciens fonctionnaires peut même devenir un argument de vente, comme l'a constaté la commission d'enquête ».
La proposition de loi ne remet pas en cause l’appel à des consultants extérieurs, mais veut répondre à ces enjeux avec une série de dispositions réparties en 13 articles.
Un périmètre d'application très large
Les premières lignes définissent le périmètre de la loi, à savoir les prestations de conseil réalisées par l’État et ses opérateurs, les autorités indépendantes et les établissements publics de santé. Tomberaient dans le giron : le conseil en stratégie, en organisation des services et en gestion des ressources humaines ou encore le conseil juridique, en communication ou en informatique.
Un vaste champ d'application permettant d'encadrer ces prestations dans de multiples scénarios. Pour « en finir avec l’opacité des prestations de conseil », la PPL veut obliger les consultants à « indiquer leur identité et le prestataire de conseil qui les emploie dans leurs contacts avec l’administration bénéficiaire et les tiers avec qui ils échangent pour les besoins de leurs prestations ».
De même, quand un document a été rédigé avec leur participation, « directe ou indirecte », il devrait mentionner cette information, outre « la prestation de conseil réalisée et le cadre contractuel ».
Une liste des prestations de conseil serait dressée chaque année dans le cadre de la loi de finances. Sous réserve des secrets habituels (défense nationale, sécurité des systèmes d’information, etc.), il préciserait le ministère ou l’organisme bénéficiaire, l’intitulé de l’accord-cadre, son objet ou encore le montant de la prestation.
Ces données seraient publiées « sous forme électronique, dans un standard ouvert, aisément réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé ». Une manière de faciliter l’analyse de ces informations pour dresser par exemple un historique de ces pratiques, et les sujets considérés comme d’intérêts par le gouvernement. Et « pour rendre les accords-cadres plus transparents, l'article 4 dispose que les bons de commande des prestations ou l'acte d'engagement des marchés subséquents sont publiés en données ouvertes ».
- La proposition de loi
- L’exposé des motifs
- Le communiqué de presse
- Le rapport de la commission d’enquête
Fin des prestations de conseil à titre gracieux
Dans la lignée du rapport de la commission d’enquête, la proposition de loi « interdit de proposer, de réaliser ou d’accepter une prestation de conseil à titre gracieux ». Seules les actions de mécénat seraient acceptées.
Pourquoi ? Le rapport sur les cabinets de Conseil a identifié plusieurs difficultés issues de ces pratiques : « le pro bono n’est encadré par aucun régime juridique, à l’inverse du mécénat. Le périmètre et le contenu de la prestation, l’organisation du travail, les principes déontologiques… dépendent du bon vouloir de l’administration et des cabinets de conseil ».
De même, « la signature d’une convention n’est d’ailleurs pas systématique, comme l’atteste l’exemple du sommet Tech for Good organisé par l’Élysée : aucun contrat n’a été signé pour cadrer l’intervention de McKinsey lors de l’édition 2018 ».
« Le pro bono peut s’accompagner d’un risque de contrepartie onéreuse », ajoutait le même rapport. Auditionné, Cédric O, Secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, avait lui-même relevé que cette générosité ne devait pas constituer « en quelque sorte, une première dose d’héroïne », créant le cas échéant une situation de dépendance de l’État ou ses opérateurs.
Une évaluation de toute prestation
Pour mieux enfoncer le clou de la transparence, la proposition de loi exige une évaluation de toute prestation de conseil, y compris ses conséquences sur les politiques publiques, et un « bilan de la prestation, l’apport des consultants et les éventuelles pénalités infligées au prestataire ».
Cette évaluation serait cadrée sur un modèle déterminé par décret en Conseil d’État, pris après avis du Conseil supérieur de la fonction publique de l’État. Et évidemment, serait publiée, toujours « dans un standard ouvert, aisément réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé ».
Notons que pour la CADA, ces rapports peuvent être visés par une demande de communication auprès de l'administration, ainsi que nous l'avons expérimenté avec le rapport McKinsey. Rapport que le ministère de l'Éducation ne nous a toujours pas transmis.
Fin du brainstorming behind the scene à fin de feedbacks
Coup de froid dans la « startup nation » : les différents échanges des cabinets de conseil devraient être rédigés en français, afin de limiter l’emploi de termes incompréhensibles pour les concitoyens. Adieu « benchmarking », « power-point », « BtoB », « brainstorming », le « behind the scene » ou le « feed back », et toutes ces expressions qui fleurissent au grand dam de la loi Toubon de 1994.
Afin de mieux valoriser les compétences internes « et moins recourir aux cabinets de conseil », chaque ministère devrait, dans les 6 mois puis tous les cinq ans, remettre au Parlement et au Conseil supérieur de la fonction publique de l’État un rapport présentant « la cartographie des ressources humaines dont il dispose, en interne et dans le cadre interministériel », « les mesures mises en œuvre pour valoriser ces ressources humaines et développer des compétences de conseil en interne » et « les conséquences de ces mesures sur le recours par le ministère aux prestations de conseil ».
Cette photographie des forces en présence permettrait de réinternaliser les compétences plutôt que de faire appel à des prestataires extérieurs.
Lutte contre les conflits d'intérêts
Sur le terrain déontologique, dernier chapitre de la proposition de loi, l’accent est porté sur la lutte contre les conflits d’intérêts. Par exemple, « avant chaque prestation de conseil, l’administration bénéficiaire, le prestataire et les consultants s’engagent sur un code de conduite, qui précise les règles déontologiques applicables et les procédures mises en œuvre pour les respecter ».
La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pourrait être saisie pour avis de toutes questions portant sur ce sujet. Une déclaration d’intérêts serait remise par chaque prestataire et consultant décrivant notamment les missions réalisées dans le même secteur dans les cinq dernières années.
Les prestataires de conseil devraient également lui communiquer l’ensemble des « actions de démarchage ou de prospection réalisées auprès des administrations », mais aussi les éventuelles actions de mécénat.
Toutes ces opérations seraient contrôlées par la HATVP, qui pourrait être saisie par l’administration concernée, une organisation syndicale de fonctionnaires, le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale ou le Président du Sénat, ainsi que par des associations agréées.
Le dernier article prévoit une série de sanctions pour les irrégularités constatées pouvant atteindre 15 000 € par manquement. Les indélicats pourraient être exclus des procédures de passation des contrats de la commande publique « pour une durée maximale de trois ans ».
Une disposition a été spécialement introduite pour prévoir « un contrôle systématique de la HATVP lorsqu'un responsable public part exercer une activité de consultant dans le secteur privé ("pantouflage") ou lorsqu'un consultant rejoint l'administration ("retropantouflage") ».
Dans un tel cas, « la HATVP pourrait rendre un avis de compatibilité, d'incompatibilité ou, cas qui resterait sans doute le plus fréquent en pratique, de compatibilité avec réserves. Cet avis lierait l'administration et l'agent intéressé, qui auraient l'obligation de le respecter ».
En outre, « lorsqu'un responsable public devient consultant, il devrait désormais rendre compte de son activité à la HATVP à intervalles réguliers (au moins tous les 6 mois) et sur une période de 3 ans ».
Protéger les données des administrations
Le chapitre V de la proposition de loi entend « assurer une meilleure protection des données de l’administration ».
Elle met en place un mécanisme de finalités dans la mesure où « les données que le prestataire et les consultants collectent auprès de l’administration bénéficiaire ou des tiers avec qui ils échangent pour les besoins de leur prestation » ne pourront être utilisées que « dans le seul objectif d’exécuter cette même prestation ». Pour bien insister, la PPL prévient que « toute utilisation pour une autre finalité est interdite ». Les données collectées pour la mission devront être supprimées dans le mois suivant la fin de la prestation.
Même si des données à caractère non personnel sont collectées, les sénateurs veulent faire intervenir la CNIL pour s’assurer du respect de ces principes. Elle pourra ainsi être saisie à cette fin par l’administration concernée.
La proposition de loi en appelle aussi à l’ANSSI, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information pour établir « un référentiel d’audit de la sécurité des systèmes d’information attendu d’un prestataire de conseil ». Si la proposition devient loi, elle aura à certifier les prestataires indépendants pouvant conduire cet audit. Le prestataire de conseil devra fournir une attestation pour démontrer que cet audit a bien été réalisé.
Pourquoi cette intervention de l’ANSSI ? La commission d’enquête avait relevé que « la manipulation par les cabinets de conseil de données potentiellement sensibles reste une source de vulnérabilité pour l’État ». Auditionné en janvier 2022, Guillaume Poupard, directeur de l’Agence, avait lui-même souligné que ces cabinets « peuvent eux-mêmes être des cibles de cyberattaques ».
Le scénario imaginé par la commission ? Celui d’un cabinet qui ferait appel à un prestataire d’hébergement soumis à la compétence extraterritoriale du Cloud Act « et, en conséquence, être amené à devoir communiquer aux autorités américaines des données détenues par des cabinets de conseil ».
Dans un communiqué, les auteurs de la proposition de loi indiquent avoir écrit à la Première ministre « pour lui demander d’engager la procédure accélérée, seul moyen pour que la proposition de loi puisse être débattue par le Parlement dès l’été prochain. Dans l’hypothèse où le Gouvernement refuserait cette demande, le texte pourrait être examiné au Sénat à l’automne ».
Par ailleurs, un documentaire sur le rapport de la commission d’enquête sera diffusé sur Public Sénat le samedi 25 juin 2022 à 17 h 30. Il « sera également disponible sur le site Internet de la chaîne ».