L'Allemagne enquête sur les possibles effets délétères de l'App Tracking Transparency d'Apple sur la concurrence

L’Allemagne enquête sur les possibles effets délétères de l’App Tracking Transparency d’Apple sur la concurrence

Les vases ont-ils communiqué ?

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Vincent Hermann

Publié dans

Société numérique

17/06/2022 8 minutes
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L'Allemagne enquête sur les possibles effets délétères de l'App Tracking Transparency d'Apple sur la concurrence

L’Allemagne a ouvert une enquête sur Apple. Objectif : déterminer si les règles de pistage et la technologie anti-pistage de l’entreprise américaine respectent les lois en vigueur sur la concurrence dans le pays. Et la question mérite effectivement d’être posée.

L’annonce a été faite le 14 juin par le Bundeskartellamt, l’Office fédéral de lutte contre les cartels. L’autorité se penche en particulier sur le framework ATT, pour App Tracking Transparency. Cette technologie a fait beaucoup parler d’elle lors de son activation dans iOS 15.5, notamment parce qu’elle a fait hurler Facebook, qui dénonçait alors l’injustice du procédé.

Avant de plonger dans ce que l’Allemagne reproche à Apple, il faut d’abord rappeler le fonctionnement d’ATT.

ATT, le pistage et les conséquences pour la publicité

L’App Tracking Transparency est entrée en service il y a quelques mois. Elle s’attaque à un vieux mécanisme que l’on trouve dans pratiquement tous les appareils permettant de surfer sur le web : l’identifiant unique. Dans le cas des smartphones, il sert à la fois pour la navigation et pour les applications. Il est possible pour celles qui intègrent ce type de fonction de suivre les actions des utilisateurs dans d’autres applications, du moins dans une certaine mesure.

Une personne utilisant iOS aura ainsi une chaine hexadécimale aléatoire du type : 30255BCE-4CDA-4F62-91DC-4758FDFF8512. Elle est unique et sert de point de référence pour les sites et services qui voudraient s’en servir. Depuis cette chaine, une application peut par exemple savoir que l’identifiant est attaché à diverses actions, par exemple qu’il est lié à une recherche de climatiseurs. Auquel cas les systèmes publicitaires qui y font appel afficheront des publicités ciblées.

Il faut préciser que par définition, cet identifiant unique n’est pas une donnée identifiante. Elle n’est pas rattachée à un nom, un numéro de téléphone ou une adresse quelconque.

L’arrivée de l’ATT a changé une partie de la donne. L’accès à cet identifiant était jusqu’à récemment silencieux. Les sites et applications faisaient ce qu’ils avaient à faire sans que l’utilisateur en soit informé. Depuis l’ATT, ce n’est plus le cas : en cas d’accès, une demande est envoyée à l’utilisateur via une notification système. Puiser dans ces informations est donc soumis à l’autorisation de la personne, au même titre que l’accès à la géolocalisation, à la caméra ou aux contacts. L’identifiant est devenu une donnée personnelle sensible.

Pour Apple, ce fut un coup triple. Renforcer d’abord son image de chevalier blanc de la vie privée en capitalisant sur ce type de fonction. Contenter ensuite le grand public, peu à peu sensibilisé à ces questions depuis quelques années. Et mettre enfin un grand coup de pied dans la fourmilière. Une manière de faire tomber des missiles sur les concurrents s’appuyant allègrement sur les données personnelles pour alimenter leur machinerie, Facebook en tête.

Le réseau social était vent debout contre cette mesure, qui a provoqué un effondrement des accès à l’identifiant unique. Ce dernier n’est bien sûr pas la seule méthode pour pister l’utilisateur, mais c’était de loin la plus simple. Facebook affirmait notamment que la publicité était au cœur du financement de nombreuses petites structures et qu’Apple allait entrainer la destruction de tout un écosystème de jeunes pousses. Une communication proche des chatons sacrifiés.

Il a bien fallu s’adapter, car même après un report de six mois environ, l’ATT est entré en vigueur iOS 15.5 et les applications avaient obligation de s’y adapter sous peine d’être chassées du Store, en tout cas celles qui accédaient à l’identifiant.

Cette mesure, largement applaudie à son annonce puis à son activation, fait pourtant l’objet d’un examen minutieux en Allemagne.

Des règles à géométrie variable ?

« Nous accueillons favorablement les modèles commerciaux qui utilisent soigneusement les données et donnent aux utilisateurs le choix dans la façon dont leurs données sont utilisées. Une société comme Apple qui est en mesure de fixer unilatéralement des règles pour son écosystème, en particulier pour son magasin d’applications, devrait établir des règles pro-concurrentielles. Nous avons des raisons de douter que ce soit le cas lorsque nous voyons que les règles d’Apple s’appliquent aux tiers, mais pas à Apple elle-même », a indiqué le Bundeskartellamt :

« Cela permettrait à Apple de privilégier ses propres offres ou d’entraver d’autres entreprises. Notre procédure est largement basée sur les nouvelles compétences que nous avons reçues dans le cadre des règles plus strictes de contrôle des abus concernant les grandes entreprises numériques qui ont été introduites l’année dernière (Section 19a de la Loi allemande sur la concurrence - GWB). Sur cette base, nous menons ou avons déjà conclu des procédures contre Google/Alphabet, Meta/Facebook et Amazon. »

C’est, en substance, le message de l’Allemagne adressé à Apple : les règles ne s’appliqueraient qu’aux autres. On serait alors loin du postulat de départ à la firme de Cupertino, qui affirmait que la fonction avait été conçue pour protéger la vie des utilisateurs et non pour avantager ses propres produits. Il y aurait ainsi une différence de traitement entre les applications maison, préinstallées de surcroît, et les applications tierces, soumises à des règles plus strictes.

Plusieurs plaintes déposées pour pratiques anticoncurrentielles

Selon l’Office allemand, le déclenchement de cette enquête est la conséquence directe de « plaintes variées liées à de potentielles pratiques anticoncurrentielles ». En avril 2021, dans le sillage de l’activation d’ATT, neuf associations représentant des entreprises comme Facebook ou l’éditeur Axel Springer, ont déposé plainte contre la technologie et son framework. Apple tirerait un avantage indu de ce blocage.

La quasi-totalité des applications d’Apple n’affichent pas de publicité. On en trouve cependant dans l’App Store sous forme d’applications mises en avant, à la manière de ce que l’on peut voir dans les autres boutiques : les éditeurs payent pour apparaître en tête de liste – une seule application à chaque fois –, que ce soit en ouvrant une catégorie, une sélection ou les résultats d’une recherche.

Sur la base de ces plaintes et à la suite d’observations préliminaires, le Bundeskartellamt estime cependant qu’Apple pourrait effectivement tirer un avantage de la situation. L’entreprise s’épargnerait ainsi la peine de s’imposer les mêmes règles sur certaines données périphériques, lui apportant parfois de précieuses statistiques.

« Ces règles n’affectent apparemment pas Apple quand [l’entreprise] utilise et combine les données des utilisateurs pour son propre écosystème. Bien que les utilisateurs puissent empêcher Apple d’utiliser leurs données pour des publicités personnalisées, les premières découvertes du Bundeskartellamt indiquent qu’Apple n’est pas sujette aux règles nouvelles et additionnelles du framework App Tracking Transparency », pointe l’Office allemand.

Le point sera important à éclaircir et pourrait répondre à certaines interrogations sur l’activité Search Ads de la société. En octobre dernier, le Financial Times avait publié un article suggérant que l’activité publicitaire d’Apple avait triplé depuis l’introduction d’ATT.

Apple s’était donc payé les services de la division Marketing de la Columbia Business School. L’étude qui en avait résulté concluait que les « accusations » étaient « spéculatives » et « manquaient de preuves ». Trois points étaient notamment soulignés : l’activité Search Ads d’Apple ne représente qu’une petite partie du marché mobile, sa croissance avait commencé avant l’introduction d’ATT et la configuration initiale d’iOS demande à l’utilisateur s’il souhaite activer ou non les publicités personnalisées.

Rappelons que l’activité du Bundeskartellamt a littéralement explosé depuis l’année dernière, à la suite d’une hausse significative de ses prérogatives et pouvoirs.

Et en France ?

La question a pour l’instant été tranchée. En mars 2021, l’Autorité de la concurrence avait annoncé que rien ne serait fait pour empêcher l’activation d’ATT sur le territoire. La branche française de l’IAB (Interactive Advertising Bureau) avait pourtant déposé une plainte en ce sens.

Selon l’association, Apple « mettrait en œuvre des pratiques abusives sur le marché de la distribution d’applications sur iOS, en imposant aux développeurs d’applications l’utilisation d’une fenêtre non personnalisable destinée à recueillir le consentement des internautes, dans l’unique but de dissuader les utilisateurs de leur donner accès à leur IDFA, ce qui constituerait des conditions de transaction non équitables ».

Cette fameuse notification serait même redondante, dans le sens où « le RGPD et la directive e-Privacy garantissent déjà par ailleurs la protection de la vie privée des utilisateurs, en mettant à la charge des développeurs d’application le recueil du consentement de leurs utilisateurs ».

L’Autorité avait cependant indiqué qu’elle resterait attentive aux évolutions du marché.

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Écrit par Vincent Hermann

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Sommaire de l'article

Introduction

ATT, le pistage et les conséquences pour la publicité

Des règles à géométrie variable ?

Plusieurs plaintes déposées pour pratiques anticoncurrentielles

Et en France ?

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