Les dirigeants d'Amesys et Nexa sont poursuivis pour « complicité de tortures », ceux de Nexa l'étant également pour « disparitions forcées ». Ces mises en examen font suite à deux plaintes distinctes déposées en 2011 et 2017 par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et de la Ligue des droits de l’Homme (LDH).
« Coup sur coup, et alors que les enquêtes semblaient en sommeil », des juges d’instruction du pôle chargé des crimes contre l’humanité du tribunal judiciaire de Paris ont mis en examen, mercredi et jeudi, Philippe Vannier, président d’Amesys jusqu’en 2010, pour « complicité d’actes de tortures », et Olivier Bohbot, président de Nexa, Renaud Roques, son directeur général, et Stéphane Salies, ancien président, pour « complicité d’actes de torture et de disparitions forcées », s'étonne l'AFP.
Leurs entreprises avaient en effet vendu des systèmes de surveillance de masse aux services de renseignement militaires libyens de Mouammar Kadhafi, et égyptiens d’Abdel Fattah Al-Sissi. Une « surprenante accélération » du volet judiciaire de ces enquêtes, estime l'agence de presse, à mesure que la plus vieille d'entre elle avait été ouverte il y a près de 10 ans.
Lundi, le site d'information spécialisé Intelligence Online avait révélé que les trois dirigeants du spécialiste français des interceptions Nexa Technologies avaient été perquisitionnés, placés en garde à vue et mis en examen la semaine passée. Ce mardi, la FIDH précisait de son côté que l'ex-PDG d'Amesys avait lui aussi été mis en examen.
L'implication de ces marchands d'armes de surveillance numérique avait été rendue publique, dans le contexte du printemps arabe par, respectivement, Reflets, OWNI, le Wall Street Journal pour le volet libyen, et Télérama pour le contrat égyptien, WikiLeaks ayant par ailleurs rendu publiques plusieurs plaquettes de présentation commerciales d'Amesys.

Les trois premiers avaient ainsi révélé qu'Amesys, une PME française, avait conçu un système « Eagle » d'inspection en profondeur des paquets (DPI) et de surveillance de masse « à l'échelle d'une nation » à la demande d'Abdallah Senoussi, alors chef des services de renseignement militaire (et beau-frère) de Kadhafi.
Un contrat d'autant plus problématique que Senoussi avait été condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité par la justice française en 1999 pour son rôle dans l'attentat du DC-10 d'UTA, qui avait coûté la vie à 170 passagers, dont 54 Français.
Face au scandale, Amesys, qui avait entre-temps racheté le mastodonte Bull (lui-même racheté depuis par Atos), avait tenté, de façon tout autant discrète que maladroite, de se débarrasser du problème en permettant à plusieurs de ses salariés de racheter Eagle en créant une nouvelle société, Nexa.
Le PDG de Nexa, Stéphane Saliès, était auparavant directeur commercial d’Amesys, Renaud Roques le responsable technique d'Eagle (son n° de téléphone et son adresse e-mail figuraient sur un mémo accolé à l'affiche photographiée par le WSJ dans le centre d'interception libyen, et Olivier Bohbot avait quant à lui permis à Amesys de financer le rachat d'Eagle par ses anciens salariés.

Nexa avait par ailleurs créé une filiale à Dubai, Advanced Middle East SYStem (Amesys, donc), pour pouvoir continuer à commercialiser son système Eagle de surveillance de masse, renommé Cerebro mais qui reprenait en tout point les fonctionnalités et les visuels d'Eagle, auprès de ses clients, égyptiens notamment, comme Télérama l'avait révélé en 2017.
Une saga judiciaire entamée il y a près de 10 ans
Ces mises en examen interviennent aux termes d'une très longue saga judiciaire, parsemée d'embûches. Malgré l'« opposition farouche du Parquet de Paris » qui, déplore la FIDH, s'était opposé à l'ouverture d'une information judiciaire, celle-ci avait finalement été confirmée par une décision de la Cour d'appel de Paris en 2013.
En janvier 2013, cinq victimes libyennes, dont les témoignages avaient été recueillis par la FIDH au cours d’une mission réalisée en Libye en décembre 2012 la FIDH, s'étaient constituées parties civiles.
Toutes avaient été « arrêtées et torturées lors du soulèvement de la population libyenne contre le régime de Mouammar Kadhafi après avoir été identifiées via des communications électroniques », et donc possiblement grâce au logiciel Eagle d'Amesys.
En juin et juillet 2013, ces cinq victimes étaient venues en France pour témoigner devant le juge d’instruction en charge de l’information judiciaire ouverte en janvier 2014 au nouveau pôle spécialisé dans les crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre au sein du tribunal de grande instance de Paris.
En février 2015, le juge d’instruction avait en outre versé au dossier des archives libyennes émanant des services de sécurité intérieurs à Tripoli, « faisant état de la surveillance exercée par les services de sécurité sur des activistes, opposants, etc., à partir notamment de leurs adresses mail et autres identifiants », mais également du fait qu'ils avaient été torturés « pratiquement tous les jours, surtout la nuit ».
Alsanosi Fonaas, lointain descendant du roi Idris que le colonel Kadhafi avait déposé, avait été sommé de s’expliquer devant les forces de l’ordre : « pourquoi a-t-il ouvert cette page Facebook où fleurissent les commentaires hostiles au régime ? », avait alors raconté Libé :
« Ses bourreaux disposaient d'un dossier "d'environ 5 centimètres d'épaisseur", se souvient aujourd'hui Fonaas. A l'intérieur, outre "plusieurs pages Facebook avec des informations", il aperçoit un logo, un "aigle", qu'il reconnaîtra quelques années plus tard. Il s'agit du symbole d'Eagle, affirme-t-il, un système de surveillance massive des communications, conçu et vendu en 2007 à la Libye de Kadhafi par l'entreprise française Amesys. »
Les juges avaient également constaté une inscription en entête de ces comptes rendus : « https://eagle/interception ». « Eagle », le nom du programme d'Amesys…

Alsanosi Fonaas avait quitté son pays après avoir été relâché, fuyant les sévices à l'électricité, les coups de gourdin sur la plante des pieds, les privations de sommeil et aussi « la torture morale », comme il l'avait expliqué au juge : « Ils me disaient qu'ils allaient violer ma femme, qui était enceinte de trois mois lors de notre incarcération. C'était le plus dur pour moi. »
Neuf salariés d’Amesys avaient été entendus en garde à vue en 2016, et la société placée en mai 2017 sous le statut de témoin assisté, en raison d'« indices rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer à la commission des infractions ».
Depuis, l'enquête patinait. Jusqu'à ce que « deux changements notables » ne la relancent en ce début d'année, explique Libération : « au printemps, le juge Michel Raffray, chargé du dossier libyen, a cédé la place à Ariane Amson ». L’affaire égyptienne est quant à elle restée entre les mains de Stéphanie Tacheau :
« Les deux magistrates ont surtout bénéficié de renfort. Selon nos informations, une cellule de douze gendarmes est arrivée en avril pour travailler spécifiquement sur les affaires Amesys en Libye et Nexa en Egypte pendant six mois. Ils s’ajoutent à la quarantaine d’enquêteurs de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre, qui compteront sept agents de plus en septembre. »
« L’impunité des entreprises doit cesser »
« La mise en examen de quatre dirigeants de ces deux entreprises constitue une avancée considérable dans cette affaire, attendue depuis de nombreuses années par les organisations plaignantes et par les parties civiles qui participent à cette procédure », se félicite la FIDH :
« Cette décision constitue la reconnaissance par des juges d’instruction français, de la possibilité d’appréhender le rôle des entreprises de surveillance dans la violation de droits humains, sous l’angle de la complicité. »
« C’est une formidable avancée, marquant ainsi un recul de l’impunité », précisent Patrick Baudouin et Clémence Bectarte, avocats de l'ONG. Sur Twitter, celle-ci espère qu'« après 10 ans de lutte, le message est fort : réaliser du profit au détriment des droits humains est intolérable. L’impunité des entreprises doit cesser ».
« Nous espérons que cette accélération tant attendue de la procédure judiciaire se poursuivra, et que les autorités françaises s’engageront résolument à prendre toutes les mesures pour empêcher l’exportation de technologies de surveillance "à double usage" vers des pays qui violent gravement les droits humains. Cette affaire démontre que tel n’a pas été le cas jusqu’à présent », a pour sa part déclaré Michel Tubiana, avocat et Président d’honneur de la LDH.
« Il est clair pour nous que l’étape suivante est la mise en examen des personnes morales, explique à Libé Emmanuel Daoud, également avocat de la FIDH. Il faut dire aux salariés de ces entreprises qu’ils travaillent à la mise en œuvre d’outils qui peuvent être utilisés pour des actes potentiellement aussi graves que la torture. Ce type de dossier est aussi de nature à inciter les collaborateurs et collaboratrices qui ont la nausée à bénéficier du statut de lanceur et lanceuses d’alerte. »
Quid de la responsabilité des autorités ?
Lors de la vente d'Eagle à la Libye, les armes de surveillance numérique ne faisaient pas partie des « biens à double usage », qualifiés de la sorte parce qu'ils peuvent servir à des fins tant civiles que militaires, et dont la vente à l'export est conditionnée à l'obtention d'une autorisation de la part des autorités.
Suite au scandale, la France avait alors poussé, en plein printemps arabe, à un changement dans la règlementation, tant nationale qu'internationale, afin d'encadrer ce type d'exportation.
Intelligence Online relève ainsi que Nexa avait bel et bien effectué une demande à la Commission interministérielle des biens à double usage (CIBDU), qui régule en France les matériels d'interception, avant de vendre son système Cerebro au renseignement égyptien.
Mais celle-ci lui était revenue avec la mention « non soumise », manière de botter en touche et d'éviter à la CIBDU d'avoir à se prononcer. Mais sans que l'on comprenne les tenants et aboutissants de cette absence de décision.
Intelligence Online précise cela dit que le contrat avait été « financé par Abou Dabi », le plus grand émirat des Émirats arabes unis et l'un des principaux soutiens politiques, économiques et financiers de l'Égypte. Mais également que Cerebro lui avait été vendu via la filiale émiratie de Nexa, Advanced Middle East Systems.
Reste donc à savoir ce pourquoi la CIBDU avait botté en touche de la sorte, mais également à clarifier le statut des contrats passés par des filiales étrangères des sociétés françaises.
La FIDH salue également la décision prise d’étendre l’information judiciaire à la vente de matériel de surveillance à l’Arabie saoudite, révélée au cours de l’enquête.
... et de la DGSE ?
L'ONG note enfin que les mises en examen des quatre dirigeants « pourraient précéder celle des deux entreprises en tant que personnes morales », et que « ce sera aux juges d’instruction de décider quand clôturer l’instruction, et de prendre ensuite la décision de renvoyer les mis en examen en procès devant une Cour d’assises, ou de prononcer un non-lieu ».
Reste aussi à clarifier la responsabilité des autorités, ces contrats ne pouvant a priori avoir échappé à la sagacité des services de renseignement, nonobstant le fait que celui d'Amesys avec Senoussi avait été conclu, via Ziad Takieddine, Claude Guéant et Brice Hortefeux, dans le cadre du rapprochement de la France de Nicolas Sarkozy avec la Libye de Kadhafi.
À la fin de décembre 2020, une autre société française, Qosmos, elle aussi accusée de « complicité de crimes contre l’humanité et d’actes de tortures » pour avoir vendu du matériel de cybersurveillance au régime syrien de Bachar Al-Assad, avait quant à elle bénéficié d’un non-lieu, au terme de plus de huit ans d’enquête. Et ce, alors même que l'enquête judiciaire avait révélé que c'était la DGSE qui lui avait proposé de se lancer dans ce marché de l'« interception légale ».
PS : l'auteur de ces lignes avait par ailleurs consacré à l'affaire Eagle un ebook (désormais consultable en ligne et gratuitement), « Au pays de Candy » (Amesys ayant – étrangement – donné à ses clients des noms de code de bonbons), de nombreux billets, ainsi qu'une BD, « Grandes oreilles et bras cassés », narrant les dessous, parfois cocasses, souvent sordides, de l'enquête journalistique afférente. Les bonnes feuilles :
NB : le titre de la BD avait été acté parce que les nombreuses traces laissées, sur le web, par certains des concepteurs d'Eagle avaient fait « rire jaune » ceux qui m'avaient proposé de la scénariser, lorsque je leur avais expliqué comment je les avais retrouvées.
Il est à ce titre révélateur, en tout cas étonnant, de découvrir que Cerebro, le nom de code redonné par Nexa à son système Eagle de surveillance de masse, fait quant à lui référence à un « dispositif technologique de fiction apparaissant dans la série de comic books sur les X-Men de la maison d'édition Marvel Comics [dont] la capacité majeure est de décupler la puissance des pouvoirs des télépathes, permettant entre autres d'améliorer la détection des mutants à travers le monde », signe que ses concepteurs étaient, soit décomplexés, soit adeptes de l'humour noir.
De façon somme toute ironique, Wikipédia précise par ailleurs qu'« utiliser Cerebro peut être extrêmement dangereux, et les télépathes n'ayant pas un esprit bien entraîné et discipliné s'exposent à de grands risques s'ils tentent de l'utiliser ».