L'analyse de la propagation de la théorie selon laquelle le coronavirus émanerait d'un laboratoire et non d'une chauve-souris, voire qu'il constituerait une arme biologique créée par des humains, révèle qu'elle a été activement propagée par les autorités chinoises, dans le contexte de leurs rivalités diplomatiques avec l'Amérique de Trump.
« Attention aux Américains ! », écrivait un utilisateur du réseau social chinois Weibo le 31 décembre 2019, laissant entendre que le virus, qui ne s'appelait pas encore SARS-CoV-2, serait une arme biologique. Une enquête de neuf mois de l'agence Associated Press, menée en partenariat avec le laboratoire de recherche médico-légale numérique (DFRLab) du Conseil de l'Atlantique, a examiné comment la rumeur s'est propagée dans quatre pays (Chine, Russie, Iran et États-Unis) dans les six premiers mois de la pandémie, mais également comment les trois premiers s'en sont servis dans leur guerre informationnelle avec l'Amérique de Trump.

De nombreuses rumeurs se sont largement répandues dans le monde au début de 2020, rappelle DFRLab. Reprises en chœur par les anti-vaxx et complotistes du monde entier, certains de ces récits étaient carrément faux, tandis que d'autres constituaient des préoccupations légitimes mais non vérifiées, concernant la possibilité que le virus soit accidentellement libéré d'un laboratoire chinois.
Certaines laissaient ainsi entendre que le virus avait été conçu comme une arme biologique potentielle, voire qu'il aurait été intentionnellement diffusé pour contaminer la population. L'examen de millions de publications et d'articles sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, VK, Weibo, WeChat, YouTube, Telegram et d'autres plateformes) indique que c'est la Chine – et non la Russie – qui a pris les devants dans la diffusion de cette désinformation sur les origines de la Covid-19.
Pourquoi ? Car elle était attaquée pour sa gestion précoce de l'épidémie, au point d'amplifier voire de « militariser » la rumeur et d'enclencher une « course aux armements narratifs », pour reprendre le titre du rapport de DFRLab (« Weaponized : how rumors about Covid-19's origins led to a narrative arms race »).
Les responsables chinois réagissaient en cela à un autre récit puissant, nourri aux États-Unis par les groupes QAnon, Fox News, l'ancien président Donald Trump et les principaux républicains, qui le qualifiaient de « virus chinois ».
Le Pew Research Center a ainsi découvert qu'un Américain sur trois pensait que le nouveau coronavirus avait été créé dans un laboratoire, et qu'un sur quatre pensait qu'il avait été conçu intentionnellement. En Iran, de hauts dirigeants ont cité la conspiration des armes biologiques pour justifier leur refus de l'aide médicale étrangère. Des groupes anti-confinement et anti-masque ont qualifié, dans le monde entier, la Covid-19 de canular et d'arme, compliquant les efforts de santé publique pour ralentir la propagation.
Une double pandémie : le virus et la peur
En janvier, bien avant que la Chine ne commence à propager ouvertement des désinformations, des médias d'État russes s'étaient mobilisés pour légitimer la théorie selon laquelle les États-Unis avaient conçu le virus comme une arme biologique pour saper la Chine, une théorie reprise par la suite par des médias iraniens.

Au cours des deux mois suivants, plus de 70 articles étaient parus dans des médias pro-Kremlin faisant des déclarations similaires en russe, espagnol, arménien, arabe, anglais et allemand, d'après la base de données d'EUvsDisinfo, qui documente la désinformation pour les Européens.
« Nous avons une double pandémie - le vrai virus pathologique et la pandémie de peur. La peur est ce qui est vraiment en jeu », explique Kang Liu, professeur à l'Université Duke qui étudie la politique culturelle et les médias en Chine, comparant la propagation de la désinformation sur le virus à la propagation du virus lui-même.
Le 2 février 2020, rappelle DFRLab, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) publiait un rapport de situation sur la Covid-19 décrivant la pandémie comme présentant une « infodémie » parallèle : « une surabondance d'informations - certaines exactes et d'autres non - qui rend difficile pour les gens de trouver des sources fiables et des conseils fiables quand ils en ont besoin ». L'utilisation du terme était particulièrement appropriée, étant donné la nature virale de l'information elle-même.
Début février, le Quotidien du Peuple, porte-voix du Parti communiste chinois, rapportait qu'un homme ayant diffusé une vidéo affirmant que le nouveau virus serait une arme biologique conçue par les États-Unis avait été arrêté, détenu pendant 10 jours et condamné à une amende pour diffusion de rumeurs.
Mais à peine six semaines plus tard, le même complot était relayé par le Quotidien du Peuple lui-même, ainsi que le ministère chinois des Affaires étrangères, repris par au moins 30 diplomates et missions chinoises, amplifié par le vaste réseau mondial de médias d'État chinois.
Alors que les deux plateformes sont bannies en Chine, le nombre de comptes ouverts par des diplomates chinois a triplé sur Twitter et doublé sur Facebook depuis la mi-2019.

Tout en amplifiant la désinformation, la Chine s'appuyait aussi sur la stratégie et l'infrastructure de désinformation russe, ainsi que les réseaux internationaux qui, eux-mêmes, amplifient leurs mésinformations et théories du complot.
Des infos blanchies
« L'un amplifiait l'autre… À quel point c'était contrôlé par le commandement ou bien opportuniste, c'était difficile à dire », explique Janis Sarts, directeur du Centre d'excellence en communications stratégiques (StratCom) de l'OTAN, basé à Riga, en Lettonie. À long terme, ajoute-t-il, la Chine est « le concurrent et l'adversaire le plus redoutable en raison de ses capacités technologiques ».
« Il y a eu un certain nombre d'histoires dont l'origine se trouve dans un espace contrôlé par la Russie, mais qui est reprise par le site conspirationniste canadien Global Research et ensuite présentée comme sa propre histoire. Ensuite, les médias russes disent que les analystes occidentaux du Canada disent cela. Nous appelons cela du blanchiment d'informations », explique Sarts. « Ils ont été utiles pendant longtemps aux opérations d'information russes et récemment aux Chinois également .»
En mars, Zhao Lijian, un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, partageait ainsi une série de tweets relayant un article de Global Research affirmant que l'armée américaine avait créé le SRAS-CoV-2 dans un laboratoire de Fort Detrick, dans le Maryland, avant de l'importer en Chine pendant les Jeux mondiaux militaires, une compétition internationale qui s'était tenue à Wuhan en octobre 2019.
Rien que sur Twitter, la série de 11 tweets de Zhao a été citée plus de 99 000 fois au cours des six semaines suivantes, dans au moins 54 langues, selon l'analyse du DFRLab. Les comptes qui l'ont relayé comptaient près de 275 millions d'abonnés sur Twitter - un nombre qui inclut presque certainement des abonnés en double et ne distingue pas les faux comptes, précise AP.
Le Global Times chinois et au moins 30 comptes diplomatiques chinois, de la France au Panama, le ministre vénézuélien des Affaires étrangères et le correspondant de RT à Caracas, ainsi que des comptes saoudiens proches de la famille royale ont également considérablement étendu la portée des tweets de Zhao, aidant à relayer ses idées en espagnol, en arabe, et dans le monde entier.
Bien que Twitter y soit interdit, les hashtags au sujet de son tweetstorm ont aussi été visionnés 314 millions de fois sur la plate-forme de médias sociaux chinoise Weibo, et le guide suprême iranien Ali Khamenei a lui aussi annoncé que la Covid-19 pourrait être le résultat d'une attaque biologique.
« Le gouvernement américain a-t-il intentionnellement caché la réalité du COVID-19 avec la grippe ? » interrogeait 10 jours plus tard China Radio International. « Pourquoi l'Institut de recherche médicale de l'armée américaine sur les maladies infectieuses à Ft. Detrick dans le Maryland, la plus grande base de tests biochimiques, a fermé ses portes en juillet 2019 ? »
En quelques jours, la théorie est reprise plus de 350 fois dans les médias chinois, principalement en mandarin, mais aussi dans le monde entier en anglais, français, italien, portugais, espagnol et arabe, a découvert AP.
Un « virus politique »
L'histoire a traversé la Chine, via des comptes de médias sociaux gérés par la police, des procureurs, services de propagande, associations anti-sectes et ligues de la jeunesse communiste. Sept prisons de la province du Sichuan, cinq stations de radio routières provinciales et municipales et une douzaine de comptes gérés par le géant des médias d'État CCTV l'ont également relayée.
AP a constaté que l'histoire avait été vue plus de 7 millions de fois en ligne, avec plus de 1,8 million de commentaires, partages ou réactions. Ces chiffres sont sous-dénombrés car de nombreuses plates-formes n'ont pas publié de mesures et ne tiennent pas compte de l'audience de la télévision ou de la diffusion dans des groupes fermés. Les comptes faisant la promotion du contenu comptaient au total plus de 817 millions d'abonnés, bien que beaucoup soient probablement des doublons ou des contrefaçons.
La désinformation Covid-19 a été bénéfique pour le ministère chinois des Affaires étrangères. Le compte Twitter de Zhao compte désormais plus de 880 000 abonnés.
« Toutes les parties devraient fermement dire "non" à la diffusion de la désinformation », a déclaré le ministère chinois des Affaires étrangères dans un communiqué à l'AP, et d'ajouter : « Face à des accusations forgées de toutes pièces, il est justifié et approprié d'écarter les mensonges et de clarifier les rumeurs en exposant les faits. »
« La diffusion de la désinformation sur l'épidémie est en effet en train de propager un "virus politique" », explique le ministère. « Les fausses informations sont l'ennemi commun de l'humanité, et la Chine s'est toujours opposée à la création et à la diffusion de fausses informations. »
Qu'il s'agisse d'une tentative de renforcer la réputation internationale, de rallier le soutien interne en détournant le blâme, de mettre les adversaires sur la défensive ou simplement de semer le chaos informationnel, les récits alambiqués qui ont émergé sur les origines de la Covid-19 n'ont finalement servi les intérêts de personne lorsqu'il s'agissait de lutter contre la pandémie, conclut DFRLab. Un virus ne respecte ni les intérêts nationaux ni les frontières.
Des certitudes, mais aussi des questions
À défaut d'avoir réussi à identifier l'origine du virus, les responsables de l'OMS ont rappelé lors de la conférence de presse consacrée à leur mission d'enquête en Chine, le 9 février, que l'hypothèse d'un virus conçu par des humains « a déjà été réfutée par toute la communauté scientifique du monde entier ».
De plus, « les résultats suggèrent que l'hypothèse d'un incident de laboratoire est extrêmement peu susceptible d'expliquer l'introduction du virus dans la population humaine ». D'une part parce qu'« il n'existe pas de virus du SRAS-CoV-2 » dans les laboratoires de Wuhan, d'autre part parce qu'« ils ont maintenu un système de gestion très strict et de haute qualité », ce qui rendrait l'hypothèse de fuite émanant d'un laboratoire d'« extrêmement improbable ».
Les responsables de l'OMS n'ont pas, cela dit, mentionné la piste du virus de type SARS qui avait contaminé 6 mineurs en 2012, et tué trois d'entre-eux. Ils l'auraient contracté dans une mine du comté de Mojiang, dans le Yunnan, à plus de 1 000 kilomètres de Wuhan. Émanant de chauves-souris, il ressemblerait au SARS-CoV-2, et aurait été analysé dans plusieurs laboratoires chinois. Mais les journalistes ayant cherché à en savoir plus en ont été empêchés par les autorités.
En attendant une éventuelle future identification de l'origine du coronavirus, on notera que l'OMS propose plusieurs ressources destinées à enrayer l'infodémie. Elle est loin d'être la seule. Citons, notamment, ce rapport de la Fondation pour la recherche stratégique, ce reportage d'Arte, cette enquête co-réalisée par l'AFP, les billets d'EUvsDisinfo ou encore le dossier de DFRLab.
