Les rumeurs et « infox » complotistes au sujet du coronavirus n'émanent pas que des seuls conspirationnistes. Elles ont aussi été activement propagées et relayées par les médias et réseaux sociaux affiliés au Kremlin, relève l'agence européenne en charge de la lutte contre la désinformation russe.
Groupe de travail de la « task force East Stratcom », la cellule de communication stratégique à destination de l’Europe orientale du service européen pour l’action extérieure, EUvsDisinfo, a été mis en place en 2015 afin de « mieux prévoir, aborder et répondre aux campagnes de désinformation continues de la Fédération de Russie », et « promouvoir la sensibilisation et la compréhension du public en ce qui concerne les opérations de désinformation du Kremlin ».
Dans les médias de désinformation pro-Kremlin, relève EUvsDisinfo, l'épidémie de COVID-19 a été décrite comme la fin de Schengen, la chute imminente, en cours ou terminée de l'Union européenne, le krach de l'idéologie libérale, l'effondrement de la mondialisation et du système capitaliste, ou encore la preuve de la non-viabilité des sociétés démocratiques et ouvertes.
Le premier cas de désinformation sur le coronavirus identifié par EUvsDisinfo, le 22 janvier 2020, avançait en l'espèce que le virus avait été fabriqué dans des laboratoires de l'OTAN. Ciblée dans plus de 10 % des infox compilées dans sa base de données, l'OTAN aurait notamment payé l'opposition biélorusse pour propager le virus, à raison de 1$ par personne infectée. Un « signe avant-coureur de ce qui allait arriver: les médias pro-Kremlin ont suivi une stratégie bien établie consistant à utiliser la désinformation pour amplifier les divisions et exacerber la crise sanitaire », estime EUvsDisinfo.
Depuis, EUvsDisinfo a en effet détecté 743 autres cas de désinformation sur la pandémie, dont 26 ciblant ou mentionnant la France, qui n'aurait pas de système de santé (RT arabe), mais n'en aurait pas moins intensifié la légalisation de l'euthanasie sous prétexte de crise sanitaire (observateurcontinental.fr), tout en ayant conçu le coronavirus dans un laboratoire en Chine (Sputnik France) par l'Institut Pasteur qui l'aurait breveté en 2004 (RT arabe) pour créer un vaccin contre le SIDA (Sputnik Azerbaïdjan).
EUvsDisinfo a par ailleurs identifié 16 désinformations publiées en français. On y apprend notamment qu'il n'y a pas un seul exemple de désinformation provenant des médias russes (RT et Sputnik France), et que le président français est le symbole de la décadence morale occidentale, qui a provoqué la coronavirus (News Front).
D'autres infox avancent que le virus aurait été envoyé par Dieu pour punir les homosexuels et les écologistes (Sputnik France et News Front), et que les vaccins occidentaux sont développés pour la spéculation financière alors que les vaccins russes doivent sauver des vies (RT France).
Les vaccins occidentaux vont vous transformer en singe
Aux premiers stades de la pandémie, les médias pro-Kremlin s'adressaient aux anti-vaccins et aux conspirationnistes, relève EUvsDisinfo. Ces derniers temps, ils se moquaient des vaccins occidentaux, suggérant que le vaccin d'Oxford, rebaptisé « vaccin du singe » parce qu'il utilise un virus du chimpanzé, transformera les gens en singes.
À l'automne, les médias pro-Kremlin avaient un nouvel objectif, constate EUvsDisinfo : promouvoir les succès du vaccin russe Spoutnik V, face aux échecs allégués des autres producteurs de vaccins occidentaux. Les questions sur la sécurité du vaccin russe auraient ainsi été rejetées comme relevant d'un parti pris anti-russe, alors que l'Occident était dans le même temps accusé d'avoir tenté de saboter le vaccin russe, de sorte de garantir des bénéfices pour ses sociétés pharmaceutiques.
Sputnik Espagne a ainsi expliqué que « toute la machinerie propagandiste du Royaume-Uni et de ses alliés aux États-Unis tente de diluer l'échec du vaccin AstraZeneca », et que « la croisade des vaccins anglo-saxons a produit des bénéfices sur les marchés boursiers de Wall Street d'au moins 100 milliards de dollars », tout en faisant a contrario la promotion de Spoutnik V, le vaccin russe.
Et ça fonctionne : entre août et novembre, les articles de RT et Sputnik Espagne mentionnant Spoutnik V ont recueilli plus de 3,4 millions d'engagements sur les réseaux sociaux, dont environ 60 % de « j'aime », contre environ 20 % pour leurs autres articles.
Un article de Sputnik Mundo alléguant que l'Organisation mondiale de la santé et Microsoft sabotaient le vaccin russe a recueilli plus de 45 000 réactions sur Facebook. Un autre affirmait que le vaccin russe avait ruiné les affaires de « Big Pharma », présentant ainsi Spoutnik V comme un vaccin humanitaire qui redonne espoir à l'humanité, contrairement aux produits développés par les sociétés pharmaceutiques occidentales, qui auraient été créés uniquement dans un but lucratif. L'article a obtenu plus de 160 000 engagements, avec près de 80 % de « j'aime ».
L'autoritarisme rampant des États-Unis, du Royaume-Uni et de l'UE
En juin, l'Oxford Internet Institute avait de son côté constaté que sur les médias sociaux, les contenus liés aux coronavirus publiés par RT et Sputnik avaient un engagement moyen par article plus élevé que les médias réputés : jusqu'à 16 fois pour les contenus en espagnol par rapport à ceux publiés par El Pais et El Mundo, 5 fois en français comparés à ceux du Monde et du Figaro, et près de 2 fois plus, en allemand, que ceux de Tagesschau et Der Spiegel.
Une autre étude de l'Observatoire Internet de Stanford a analysé 1900 publications liées au coronavirus sur la page Facebook de RT en anglais du 1er janvier au 1er juin 2020. Le contenu a ensuite été codé pour établir une orientation éditoriale, le pays mentionné, les thèmes abordés et le genre.
Plus de la moitié étaient consacrées à quatre thèmes : la propagation du virus, les confinements, les réponses politiques à la pandémie et des histoires d'êtres humains, mettant en évidence dysfonctionnements politiques, conflits diplomatiques et théories du complot aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France et dans l'UE.
« Alors qu'environ 68 % de ce contenu était neutre sur le plan rédactionnel – c'est-à-dire qu'il ne montrait pas une position éditoriale claire dénigrant ou louant le sujet du contenu, près de 80% des articles d'opinion publiés sur RT en anglais étaient manifestement de ton négatif, et seulement 3 % étaient positifs », indique le rapport.
« Si nous filtrons le contenu en fonction des thèmes "négatifs" les plus répandus – politique, troubles, médias, panique, réaction excessive et diplomatie – il est clair qu'ils ne sont corrélés qu'avec quelques pays et un bloc : les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l'UE », précise le rapport, dont la principale conclusion était que le contenu de RT montrait un dysfonctionnement politique, des troubles croissants et un autoritarisme rampant aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans les pays de l'UE.
Quant à la principale cible de contenu à sentiment négatif, les États-Unis étaient en tête avec 50 % de « contenu clairement négatif », suivis du Royaume-Uni (10 %), de la France (6 %), de l'Italie (2 %) et de l'Allemagne (2 %).
Bien que la majorité du contenu soit neutre, le contenu négatif l'emporte clairement sur le positif, comme le montre le visuel ci-dessous. Il convient en outre de noter que dans de nombreux cas, le sentiment négatif visait le bloc occidental en général, pas à un pays en particulier, note EUvsDisinfo. Les chercheurs ont également remarqué que RT félicitait, a contrario, la Russie et la Chine pour leurs réactions à la pandémie.

Le COVID-19 « très probablement » produit dans un laboratoire ?
En mars, souligne EUvsDisinfo, la désinformation liée au coronavirus était devenue si répandue qu'une enquête du Pew Research Center avait révélé que près d'un tiers des Américains (29 %) croyaient que le COVID-19 était « très probablement » produit dans un laboratoire. Parmi ceux-ci, 23 % pensaient que le virus avait été développé intentionnellement, tandis que 6 % pensaient que cela s'était produit accidentellement.
Au cours de la même période, près d'un quart des 3 000 Russes (23,2 %) interrogés considéraient la pandémie COVID-19 comme une fiction, concoctée par des « parties intéressées ». L'effet des récits pro-Kremlin continue d'être particulièrement visible en Europe de l'Est et dans les Balkans : en Serbie et au Montenegro, 38 % des personnes interrogées pensent que le virus a été « délibérément créé » par les États-Unis, ainsi que 37 % en Macédoine du Nord, 33 % en Bulgarie, 27 % en Slovaquie, 19 % en Hongrie, 18 % en Tchéquie et en Roumanie.
Valuable lessons by @GLOBSEC. Research shows how pro-Kremlin narratives manage to go viral. Surveys carried out in Central and Eastern Europe and the Balkans. #Covid-19 #Vaccines #Russia #China #NATO #Democracy pic.twitter.com/pZ663kpbxS
— EUvsDisinfo (@EUvsDisinfo) December 20, 2020
3 273 désinformations pour la seule année 2020
Lancée en 2015, la base de donnés d'EUvsDisinfo dénombre aujourd'hui plus de 10 500 désinformations émanant de médias proches du (ou financés par le) Kremlin, dont 3 273 rajoutés pour la seule année 2020 (soit près d'un tiers du total), 314 ciblant ou mentionnant la France et 215 en français.
En avril 2020, alors qu'elle venait de franchir le cap de 8 000 infox, plus de 20 % des 1 000 enregistrées depuis le début de l'année concernaient le coronavirus. Les personnes accusées d'avoir créé ou militarisé le virus comprenaient alors l'USAID (qualifié de groupe terroriste affilié à la CIA), les laboratoires biologiques financés par le Pentagone, des soldats américains, Bill Gates, le Royaume-Uni et bien sûr les « élites dirigeantes mondiales ».
Plus de 2 000 autres exemples de désinformation pro-Kremlin ont depuis été rajoutés à sa base de données, EUvsDisinfo estimant que « les médias pro-Kremlin ont activement contribué à alimenter l'infodémie en plus de trouver de nombreuses autres opportunités pour répandre la désinformation, amplifier les théories du complot et semer la confusion, la peur et la méfiance », ce que l'Organisation mondiale de la santé a qualifié de véritable infodémie.
En l'espace de quelques mois, déplore EUvsDisinfo, « les médias pro-Kremlin ont inondé l'espace d'information d'allégations non fondées selon lesquelles le coronavirus était une arme américaine de destruction massive visant la Chine voire conçu sur mesure pour cibler les Asiatiques, au profit de Big Pharma et des sociétés américaines ».
En mars 2020, EUvsDisinfo avait rappelé que « la désinformation peut tuer ». Il déplorait alors la multiplication des articles contradictoires par les organes de désinformation pro-Kremlin, avançant que l'épidémie était un canular, avant de se livrer à des scénarios apocalyptiques suggérant qu'en raison de la pandémie, le système Schengen se serait effondré, que l'OTAN allait se dissoudre, l'UE était paralysée, les États baltes condamnés, le projet de « mondialisation » terminé, que le coronavirus est le Tchernobyl de l'UE, que le virus n'était pas du tout dangereux, qu'il pouvait être guéri avec une solution saline en quatre jours... et que la « machine de désinformation du Kremlin cherche à saper cette solidarité essentielle à un moment où la désinformation peut bel et bien tuer ».

Au-delà du coronavirus, EUvsDisinfo a également documenté le fait qu'avant les élections américaines, les médias pro-Kremlin et leurs affiliés faisaient aussi preuve d'un parti pris clair contre Joe Biden. Et qu'une fois les résultats électoraux annoncés, de nombreux organes de désinformation pro-Kremlin avaient amplifié diverses théories du complot, visant à jeter le doute sur cette victoire, diffusant des messages sur une possible guerre civile, de sorte de convaincre le public russe que la démocratie conduit au chaos.