Le CERN produit depuis longtemps des antiprotons de basse énergie, mais il faut pour le moment les étudier sur place. À l’heure de la démocratisation des « drives », l’Organisation étudie deux pistes pour transporter l’antimatière dans d’autres laboratoires de recherche.
L’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) rappelle que son usine d’antimatière « est le seul endroit au monde où l’on produit des antiprotons de basse énergie ». Ce sont pour rappel des « équivalents » aux protons dans l’antimatière.
Cette usine « pourrait également, dans un avenir pas si lointain, être le premier site où l’on assure l’expédition d’antiprotons piégés vers d’autres installations ». Le défi est important car l’antimatière est extrêmement fragile et elle « s'annihile instantanément au contact de la matière » avec la fameuse équation E = mc² (E pour énergie, m pour masse et c pour la vitesse de la lumière).
Deux nouvelles expériences – baptisées BASE-STEP et PUMA – ont récemment été approuvées par la Commission de recherche du CERN. Les dispositifs devraient peser aux alentours d’une tonne, mais ils seront « suffisamment compacts pour être transportés dans une simple camionnette ».
La première permet d’apporter des antiprotons dans d’autres laboratoires de recherche « plus calmes », la seconde de rapprocher les particules de noyaux atomiques radioactifs avec une durée de vie trop courte pour être déplacés, en vue de réaliser des collisions.
BASE-STEP : transporter les antiprotons au CERN… ou ailleurs
Comme son nom le laisse supposer, « BASE-STEP est une déclinaison du dispositif de l’expérience BASE [Baryon Antibaryon Symmetry Experiment, ndlr], constitué d’un système de pièges permettant de stocker et d’étudier dans le détail les antiprotons produits par l’usine d’antimatière ». BASE a déjà conservé quelques antiprotons pendant plus d'une année, mais sans les déplacer.
Les scientifiques de BASE peuvent ainsi mesurer les propriétés des antiprotons et les comparer à celles des protons à la recherche d’une éventuelle différence, aussi infime soit-elle. Dans ce cas, cela pourrait permettre de mieux comprendre le déséquilibre actuel entre matière et antimatière.
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En juin 2014, les mesures atteignaient une précision de 3,3 milliardièmes, mais les scientifiques veulent descendre encore plus bas. Problème, ils se heurtent aux « perturbations du champ magnétique du dispositif, causées par l’environnement magnétique de l’usine d’antimatière ».
« Le hall AD [Décélérateur d'antiprotons, là où sont produit les antiprotons, ndlr] n'est pas un environnement magnétique très silencieux », expliquait en 2018 Stefan Ulmer, porte-parole de l’expérience BASE. « Pour vous donner une idée, mon bureau au CERN est cent fois plus calme que le hall AD », ajoute-il.
Le but de BASE-STEP est donc de déplacer les antiprotons pour effectuer des mesures en étant débarrassé de ces perturbations, que ce soit au CERN ou ailleurs. « Le système sera composé d’un premier piège qui recevra et relâchera les antiprotons produits par l’usine d’antimatière et d’un second piège qui conservera les antiprotons ».
Ce dispositif « sera équipé d'un système de refroidissement à l'hélium liquide et pourra ainsi être transporté pendant plusieurs heures sans qu'une alimentation en énergie électrique soit nécessaire pour le refroidir ». Il mesurera 1,9 mètre de longueur, 0,8 mètre de largeur et 1,6 mètre de hauteur, pour un poids de 1 000 kg environ.

Si les noyaux atomiques radioactifs ne vont pas aux antiprotons…
La seconde expérience est baptisée PUMA (antiProton Unstable Matter Annihilation). Elle « s’appuie sur un autre système transportable de pièges à antiprotons ». Le but est de piéger rien de moins qu’un milliard d’antiprotons et de les conserver pendant plusieurs semaines.
L’objectif scientifique n’est pas le même qu’avec BASE-STEP : « Il s’agit d’acheminer des antiprotons vers ISOLDE [Isotope mass Separator On-Line, ndlr], l’installation de physique nucléaire du CERN, en vue d’étudier des phénomènes exotiques de physique nucléaire ». S’il s’agit toujours de transport, PUMA est donc dédié à une expérience spécifique, se trouvant à quelques centaines de mètres au CERN.
Comme avec BASE-STEP, PUMA comprend deux zones : « une première pour arrêter les antiprotons et une seconde pour accueillir les collisions entre les antiprotons et des noyaux atomiques radioactifs produit à ISOLDE, qui se désintègrent trop rapidement pour pouvoir être transportés ».
Le double piège de PUMA mesure environ 70 cm de long et sera installé à l'intérieur d'un aimant solénoïde supraconducteur pesant environ une tonne. Il sera maintenu à très basse température (4 K seulement, soit -269,15 °C) et sous un vide extrême de 10⁻¹⁷ mbar, « c'est-à-dire 100 000 fois plus poussé que le vide du LHC) ».

Étudier des caractéristiques « exotiques » des neutrons
Ce qui intéresse les scientifiques, ce sont les résultats de ces collisions, qui seront enregistrés par un détecteur de particules. L’analyse des données « aidera les scientifiques à déterminer les densités respectives des protons et des neutrons à la surface des noyaux ».
Ils pourront ainsi en déduire des « caractéristiques exotiques, telles que d’épaisses "peaux" de neutrons, ou des halos étendus de protons ou de neutrons ». Le but est ensuite de « mieux comprendre l’intérieur des étoiles à neutrons », des objets célestes extrêmement denses.
Une étoile à neutrons est pour rappel les restes d'une ancienne étoile massive ayant explosé en émettant un intense rayonnement lumineux avant de devenir un noyau composé presque uniquement de neutrons (d'où son nom). Une étoile à neutron « a la taille d’une ville comme Londres, mais une petite cuillère de sa matière pèse environ un milliard de tonnes » expliquait le Centre national de la recherche scientifique.
Rendez-vous en 2023
Il faudra encore patienter un peu avant de voir la concrétisation des expériences PUMA et BASE-STEP, car elles « devraient être opérationnelles dès 2023 », affirme le CERN en guise de conclusion.
En 2018 (ici et là), les responsables des expériences étaient plus optimistes. « L'équipe BASE a commencé à développer les premiers composants du dispositif et prévoit de le terminer en 2022 ». Du côté de PUMA, les chercheurs prévoyaient de « développer le solénoïde, le piège et le processus de détection au cours des deux prochaines années, les premières collisions étant prévues au CERN en 2022 ».