Blade vient d'annoncer la nomination d'un nouveau duo pour relancer l'entreprise après une année compliquée. Nous avons eu l'occasion d'échanger avec Jean-Baptiste Kempf, connu pour sa participation au projet VLC, et qui va désormais intervenir sur une grande partie des sujets techniques.
Qui ne connaît pas VLC, le célèbre lecteur multimédia et son cône de chantier ? Cumulant 3,5 milliards de téléchargements, il est un des projets open source les plus populaires et les plus utilisés au monde. Cerise sur le gâteau : son lead developer est français, chevalier de l'ordre du mérite depuis 2018.
Car après des années passées dans l'ombre et les tréfonds des conférences du monde du libre, Jean-Baptiste Kempf s'est fait remarquer. La France en mal de reconnaissance de ses succès « French Tech » a ces dernières années vanté le travail de celui qui rappelle toujours que VLC est avant tout le succès d'une communauté.
Il est aussi connu pour son exigence et son franc parler. Que ce soit dans ses interventions publiques ou même parfois dans nos commentaires. Lorsque nous avons appris cet été qu'il devenait CTO de Blade, nous nous sommes d'abord inquiétés : l'entreprise étant connue pour avoir une communication parfois un peu trop lissée face à la réalité, avec un historique assez lourd, allait-il pouvoir se fondre dans de moule ? Et qu'allait devenir VLC ?
Mais nous avons rapidement été rassurés sur un point : il a accepté de répondre à (presque) toutes nos questions avec sa franchise habituelle, même aux plus « piquantes », Blade lui ayant laissé carte blanche.
« En ce moment, j'ai de longues journées »
L'histoire entre Kempf et Blade n'est pas nouvelle. Il avait en effet déjà été approché par Emmanuel Freund et son équipe en 2018 mais « ça ne s'est pas fait ». À l'époque Arnaud Lamy, qu'il remplace aujourd'hui, est embauché.
Il avait également été mandaté par un des investisseurs potentiels pour une procédure de due diligence technique, qui consistait à vérifier les déclarations de Blade et la fiabilité de sa solution. Nous l'avions d'ailleurs rencontré dans les bureaux de l'entreprise, parmi les invités à l'annonce des nouvelles offres en octobre 2019.
Il continuait ainsi à suivre la société qui l'a approché ces derniers mois pour lui proposer le poste de CTO. Son profil avait été chaudement recommandé par Freund et Lamy. Le courant est bien passé avec Mike Fisher, le nouveau PDG à qui il doit désormais répondre en direct. Tout s'est donc fait rapidement.
Il est ainsi en poste depuis le 1er septembre. Que les adeptes de VLC se rassurent, il n'est en poste qu'à temps partiel, voulant continuer à se consacrer au projet dont il reste lead developer et président de l'association VideoLAN. C'est aussi ce que vient chercher Blade avec un tel profil d'expert de la diffusion vidéo et du streaming. D'autant qu'il peut y avoir certaines synergies entre les deux projets (nous y reviendrons).
Il prend actuellement ses fonctions, et confesse s'investir dans Shadow comme il le fait pour ses autres projets. « Je suis plutôt du genre à y aller à fond, parfois un peu trop. Du coup mes journées sont longues en ce moment », nous confie celui qui est aussi jeune papa. Il devra apprendre à trouver son rythme de croisière dans les mois à venir.
C'est finalement son investissement dans la société VideoLabs qui est mis en retrait. C'est déjà le cas depuis un an et demi, où il a amorcé la transition avec ses partenaires : « Je ne suis pas fait pour gérer des clients, certains font ça bien mieux que moi et je leur fais confiance pour cela ».
Commencer par faire le point, préparer un plan
Pour le moment, il rencontre les équipes de Blade et doit comprendre ce qui marche, ce qui pose le problème, les doléances de chacun. Shadow s'est construit pendant quatre ans par strates techniques qui se sont succédées, parfois empilées. Le gros travail d'améliorations des derniers mois a été efficace, mais doit continuer.
Kempf doit prendre ses marques. S'il a déjà participé à un AMA interne (Ask Me Anything), il privilégie pour le moment le face à face, ce qui peut prendre du temps. Il n'est surtout pas seul puisqu'il continue d'être accompagné de David Chanial, en charge de tout ce qui touche aux infrastructures et au déploiement. L'échéance des nouvelles offres et la relance des précommandes restent pour le moment braquées sur début 2021.
Sur le sujet, nous n'en saurons pas plus, l'heure étant plus au constat qu'aux solutions. Mais Kempf nous promet de revenir sur le sujet dès qu'il le pourra et de faire un point sur les avancées en la matière. Pour le moment, il se concentre sur l'établissement de priorités, la définition d'une stratégie et la révision de certaines procédures.
Il en profite pour vanter le travail « invisible mais nécessaire » sous la direction de Jérôme Arnaud. De nombreux outils de remontées d'indicateurs ont été mis en place, tant en interne que dans la relation avec les utilisateurs, pour mieux détecter les opportunités d'améliorations et éviter les décisions au doigt mouillé.
De grandes cohortes de données existent donc déjà, traitées par des équipes dédiées et prêtes à l'emploi. « J'arrive avec une part du travail qui est déjà fait, le produit est bon et doit surtout être amélioré, on sait déjà en grande partie comment. Reste à s'organiser ». Ce qui permettra au nouveau duo d'avancer plus vite.
Doit-on s'attendre à ce que le client soit plus fonctionnel, mais avec un look à la VLC ? Pas de crainte à avoir sur le sujet : contrairement à de nombreux projets open source, Blade dispose de graphistes et artistes qui se chargent de toutes les questions relatives à l'interface et à l'expérience utilisateur.
Améliorer et alléger d'ici la fin de l'année, quid d'une version web ?
Pour le moment, le nouveau CTO a identifié trois points qui lui semblent essentiels, notamment apprendre à tenir les annonces d'évolutions faites et ne pas partir dans tous les sens. « Il faut faire des choix, on ne peut pas tout réaliser, il y a des priorités à définir mais il faut surtout finaliser un projet lorsqu'il est annoncé ».
La base technique, le « cœur » de Shadow en charge de la virtualisation et du streaming, est jugée de bon niveau. « Blade a la chance d'avoir de très bonnes équipes au développement », juge celui qui aura désormais à les diriger. Certes il y a des optimisations à réaliser et du ménage à faire dans les différentes strates empilées. « S'il y a possibilité de récupérer 2 millisecondes de latence ici ou là, on va aller les gratter ».
Mais le gros du travail est ailleurs. Notamment dans le client, jugé trop lourd. Il se repose actuellement sur Electron pour faciliter son aspect multiplateforme, il doit être allégé. Un travail qui doit bénéficier au client pour Linux (essentiellement Ubuntu pour le moment). D'ailleurs, ne serait-ce pas l'occasion d'avoir un client web ?
On pense notamment à ce que proposent Google Stadia ou GeForce Now de NVIDIA, désormais disponible sur Chromebook. Mais pour Kempf, les technologies actuelles ne permettent pas encore de profiter d'une expérience client au niveau de ce que veut atteindre Shadow. Plusieurs briques sont néanmoins prometteuses comme Web-codecs. Il s'est aussi investi dans VLC.js, qui exploite WebAssembly et pourrait en partie être utilisé.
Repenser l'expérience client et la communication technique
Outre les bugs à corriger et les fonctionnalités à finaliser, Kempf veut aussi revoir les cycles de mises à jour. Lorsque nous évoquons avec lui les demandes régulières de téléchargement d'une nouvelle version, il confirme le problème. Mais ce n'est pas le seul.
Pour lui, certains composants sont mis à jour trop souvent, d'autres pas assez. Il veut donc modulariser et multiplier les micro-services, facilitant au passage le travail des développeurs. Et surtout, que chacun ait un cycle de mise à jour régulier. « C'est un travail ingrat mais important, notamment pour la sécurité ».
Le tout doit être accompagné d'une meilleure communication sur ce qui est en cours, ce qui arrive. Lorsque l'on lui rappelle qu'à une époque Shadow disposait d'une roadmap publique (désormais sous Trello), mais qu'elle est peu visible/lisible, il nous indique que c'est une forme de communication qu'il aimerait pousser. « Il faut surtout que l'on soit plus sérieux dans la façon de réaliser ce que l'on a promis et annoncé » insiste-t-il.
Le début d'un long travail
On comprend en creux de ses réponses qu'il est bien conscient de l'ampleur de la tâche. Shadow a déçu, tant sa communauté que ses clients et en interne. Il faut donc « réenchanter ».
Mais cela ne passera pas que par de la communication et de belles promesses. Les équipes vont passer des mois à tout retravailler après une année compliquée, repenser une partie du projet, changer de méthode. Tant de choses invisibles de l'extérieur, jusqu'à ce que tout soit prêt et sous réserve que tout se soit bien passé.
Il faudra d'ici là répondre à des questions plus stratégiques : Shadow doit-il continuer de ne miser que sur les joueurs ou également se lancer dans une offre pour entreprise ? Est-ce crédible de lancer une offre à base de GPU Turing en 2021 alors qu'Ampere (RTX 30) sera sur le marché depuis plusieurs mois déjà ? Quels sont les bons tarifs ?
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Tout semble destiné à être remis sur la table dans les mois qui viennent. Même l'éventualité d'un partenariat avec OVHcloud ? « Pourquoi pas ? », nous répond Kempf. Mais il faudra aller vite et surtout rassurer rapidement les clients sur ce qui les attend. On imaginait que le nouveau CTO interviendrait sous peu dans un Shadow News, il nous confirme ce matin que ce sera le cas demain. Un AMA reddit est prévu pour le 25 septembre.
Des interventions intéressantes à analyser, car il a l'un des avantages d'Emmanuel Freund : il porte un discours qui se veut honnête. Pour qui a vécu les dernières annonces de Blade, ce sera une manière de trancher avec les erreurs récentes. Dans cette aventure, son premier « rôle exécutif dans une entreprise qu’il n’a pas fondé lui-même », c'est d'ailleurs sa crédibilité qu'il met en jeu. En cas d'erreur, il faudra bien plus qu'un cône de chantier pour le protéger.