L'agence en charge du contrôle des frontières extérieures de l'UE veut pouvoir surveiller les réseaux sociaux utilisés par les migrants, réfugiés et leurs passeurs, mais également par « la société civile et les communautés de la diaspora » de leurs pays de destination, afin d'anticiper les « migrations irrégulières », qualifiées de « menace potentielle ».
Après Bercy, qui veut pouvoir scruter les réseaux sociaux afin d'y débusquer les fraudeurs, Frontex, l'agence européenne chargée du contrôle et de la gestion des frontières extérieures de l'espace Schengen, veut elle aussi les surveiller afin d'anticiper les tendances et prévisions en matière de « migration irrégulière ».
Faute de pouvoir obtenir de visas humanitaires délivrés dans les ambassades et les consulats des États membres dans les pays tiers, la majeure partie des demandeurs d'asile n'ont en effet d'autre choix que de tenter de franchir illégalement les frontières. « L’Europe organise sa propre crise de l’accueil des exilés », déplorent ainsi les ONG.
« Au moins 30 000 personnes ont perdu la vie en tentant d'atteindre l'Europe depuis 2000 », déplorait le Parlement européen. Il réclamait, en décembre dernier, l'octroi de ces visas, pour « réduire le nombre de morts parmi les réfugiés, lutter contre les passeurs et améliorer l’utilisation des fonds pour la migration ».
Il soulignait, en appui de sa proposition, que « 90% des personnes bénéficiant d’une protection internationale dans l’UE sont arrivées par des moyens irréguliers ». Et donc, in fine, qu'ils auraient dû avoir la possibilité de demander l'asile sans avoir à risquer leur vie pour l'obtenir.
En attendant, Frontex se retrouve à devoir lutter contre ces « migrations irrégulières ». Il vient à ce titre de lancer un appel d'offres pour « saisir les opportunités qui découlent de la croissance rapide des plates-formes de médias sociaux qui permettent à leurs utilisateurs d'interagir les uns avec les autres d'une manière inimaginable auparavant ».
« Cela a de profondes implications pour les mouvements migratoires de personnes, souligne l'agence, car leurs interactions dans les médias sociaux modifient radicalement la manière dont les personnes acquièrent des informations sur l'itinéraire ou tout autre élément important pour leur décision de migrer ».
« Ces interactions sur les réseaux sociaux ont souvent lieu avant le départ ou pendant leur transit et donc bien avant que des personnes n’atteignent les frontières extérieures de l’UE ». Elle cherche donc à mettre en place une forme de police prédictive visant à analyser et surveiller les médias sociaux « aux fins de la planification stratégique et d'une image améliorée du renseignement sur la situation et les informations préalables aux frontières concernant les franchissements illégaux des frontières, le volume des franchissements (ou la planification de la traversée) dans des zones spécifiques, des itinéraires et des activités criminelles axées sur les frontières extérieures de l'Union européenne au-delà de ces frontières ».
L'objectif est double : améliorer l'analyse des risques concernant les futurs mouvements migratoires « irréguliers », et soutenir la « planification, la conduite et l'évaluation des opérations conjointes coordonnées par Frontex (frontières maritimes, terrestres et aériennes et comprenant des opérations de retour) », grâce au recueil et à l'analyse d'« un vaste volume de données et d'informations ».
De plus, et parce que « le paysage des médias sociaux est également très fluide et susceptible de changements rapides », le prestataire devra également faire face à un « défi clé : maintenir les connaissances et l'expertise actuelles au fur et à mesure que la technologie évolue et que les utilisateurs des médias sociaux développent leur utilisation du média », et donc identifier les nouvelles plateformes utilisées par les migrants, réfugiés et leurs passeurs, mais également par « la société civile et les communautés de la diaspora » dans les pays européens de destination.
« Intelligence prédictive » contre « menace potentielle »
Ces informations devraient également « permettre à Frontex de déterminer à un stade relativement précoce de la planification des opérations conjointes dans quelle mesure les médias sociaux contribueront à l’intelligence prédictive afin d’allouer des ressources de manière appropriée ».
À ce titre, le prestataire devra être « prospectif et aller au-delà du processus formel d’exigences axé sur le client afin de fournir non seulement une compréhension du paysage actuel, mais également un avertissement stratégique sur des changements tels que l’environnement sociopolitique, économique ou de sécurité humaine qui pourraient poser des défis aux politiques de Frontex ».
Cette « alerte stratégique » devra être « multidimensionnelle et ciblée principalement sur l’identification d’une menace potentielle en termes d’intention, d’interactions ou de la capacité de plusieurs types d’entités (personnes, lieux et organisations) ».
Les avertissements devraient comporter « une compilation et une analyse plus détaillées et cumulatives des tendances et développement, les sources d’information qui suscitent l’aspiration à la migration et qui façonnent les décisions au départ, sur la route et après avoir atteint l'UE, plutôt que de se concentrer excessivement sur les informations les plus récentes, qui peuvent être trompeuses ».
« Pour que le rapport soit tourné vers l'avenir, précise l'appel d'offres, le rapport devrait développer des mots clés spécifiques (ou combinaisons de mots) sur les plateformes de médias sociaux, notamment Twitter, Telegram, Facebook, Instagram et YouTube », de sorte que leur analyse puisse « permettre de créer des indicateurs et des avertissements de changement qui constitueront la base de la stratégie de surveillance et d'analyse des médias sociaux la mieux adaptée à Frontex ».
L'« analyse des sentiments » des « migrations irrégulières »
Le prestataire, qui disposera de 40 jours ouvrables (deux mois calendaires) pour fournir à Frontex ce rapport initial sur le « paysage des médias sociaux », devra également lui transmettre des rapports mensuels « afin d'alimenter, valider ou réfuter les conclusions des rapports précédents », ainsi que les propres travaux de Frontex.
Ce document mensuel d'« approximativement 4 000 mots » devra également « tirer des conclusions à partir des schémas ou des alertes précoces détectés pour des événements émergents, des sujets généraux ou des actualités qui attirent l'attention du public et contiennent donc des informations prédictives en termes de localisation, de degré d'influence sociale, de taille et de composition des flux irréguliers touchant aux frontières extérieures de l'UE ». Ce, afin de « permettre de prendre des décisions plus éclairées en ce qui concerne l'affectation des ressources » de Frontex.
« Pour une meilleure prévision, précise le cahier des charges, le rapport devrait inclure les événements externes combinés à une mesure du sentiment concernant les rôles sociaux et la popularité des entités concernées ». Il devra en l'espèce « mettre l'accent sur des recherches plus poussées visant à déterminer si un texte écrit exprime des opinions négatives ou positives sur un sujet particulier et devra contenir des visualisations de données » des principaux constats, dans un fichier séparé de sorte à pouvoir être réutilisé dans les rapports de Frontex.
Un glossaire fourni dans le cahier des charges définit l'analyse des sentiments comme « ce que les gens, sur Internet et sur les médias sociaux, disent et ressentent et où ils le disent, en rapport avec la migration irrégulière ».
À la demande de Frontex, le contractant devra encore fournir, sous 10 jours ouvrables après la communication officielle de la demande, des rapports ad hoc « sur des zones géographiques spécifiques ou sur des questions centrales, dans des situations de migration irrégulière sans précédent et inattendue affectant les frontières extérieures de l'UE ».
Le contractant devra fournir tous ses rapports et livrables en anglais, « en utilisant un logiciel compatible avec les produits MS Office Suite (Ms Word, ppt et pdf, 3 copies papier) ou selon les instructions de Frontex et les données fournies dans des fichiers .xls ».
En annexe, Frontex précise que les données personnelles collectées par le contractant ne devront être traitées qu'à l'intérieur du territoire de l'UE, qu'aucun accès ne devra être autorisé à l'extérieur de l'Union, sauf sur demande expresse, sur la base d'un « besoin d'en connaître » délivré à des personnes situées dans des pays disposant d'un niveau adéquat de protection des données personnelles.
Sauver des vies, en renvoyant les migrants en Libye
Les postulants ont jusqu'au 5 novembre pour candidater. Le montant maximum du marché, d'une durée initiale de 16 mois (pouvant être prolongée au maximum deux fois pour des durées de 12 mois), est estimé par Frontex à 400 000 euros (hors TVA). Une paille dans le budget de l'agence.
Ce dernier a en effet augmenté de 5 233 % en une dizaine d’années, passant de 6 millions d’euros en 2005, à sa création, à 320 millions d’euros en 2018. Il devrait par ailleurs exploser dans les prochaines années, au vu des 11,3 milliards d'euros prévus pour la période 2021 à 2027, afin de lui permettre de disposer d'un corps de 10 000 agents (contre 1 500 actuellement).
L'agence a régulièrement été critiquée, depuis des années, pour sa propension à dépenser énormément d'argent afin de lutter contre l'« immigration irrégulière », sans pour autant s'investir pleinement dans les opérations de sauvetage, en mer notamment, des réfugiés et exilés qui tentent de rejoindre l'Europe.

Interrogé, en 2014, sur cette myopie, un membre de l’agence avait reconnu, sous couvert d’anonymat, que « le travail de Frontex, c’est la lutte contre l’immigration illégale, pas le sauvetage en mer, et ces gens-là sont morts, ce ne sont plus des migrants » (sic).
Cette même année, l'Organisation internationale des migrations (OIM) avait repris à son compte les chiffres établis par le consortium de data-journalistes Migrants Files (dont je faisais partie, ndla). Elle avait estimé qu'a minima, plus de 27 000 personnes étaient « mortes aux frontières de l'Europe », ou portées disparues, depuis l'ouverture de l'Espace Schengen en 1995, donc de la fermeture et sécurisation des frontières extérieures de l'UE.
La photo du cadavre d'Alan Kurdi, mort noyé à l'âge de trois ans en tentant de fuir la Syrie, en septembre 2015, puis la médiatisation des ONG venant au secours des réfugiés en Méditerranée, ont depuis contribué à faire évoluer la perception qu'a l'opinion publique de cette hécatombe, et à infléchir la position de Frontex.
En 2018, elle se félicitait ainsi (et pour la première fois, en 13 ans) d'avoir sauvé 37 000 migrants. Depuis 2017 et suite à l'évolution de ses missions, en réponse à la crise migratoire en Europe, elle estime avoir « aidé à sauver plus de 65 000 vies humaines dans la Méditerranée ». Mais sans préciser combien l'ont été en étant rapatriés en Europe ou bien, a contrario, renvoyés en Libye, dont les garde-côtes, bien qu'accusés de nombreuses violations des droits humains, se sont vu confier par les autorités européennes l'externalisation des opérations de sauvetage en mer au large de Tripoli.
Des drones en remplacement des bateaux
L'OIM et les Nations Unies, qui continuent toutes deux le travail entrepris par Migrants Files, estiment que plus de 17 000 autres personnes seraient « mortes aux frontières de l'Europe » depuis 2014, portant la macabre comptabilité à environ 44 000 victimes au moins (ne sont en effet répertoriées que celles qui ont laissé des traces de leurs disparitions). Ce qui n'a pas empêché les autorités européennes d'enrayer les efforts entrepris par les ONG pour tenter d'aller les sauver.
Au printemps dernier, l'UE avait ainsi décidé, faute d'accord « sur la question du débarquement » des migrants, de suspendre le déploiement de navires de sauvetage en Mediterranée. En juillet, l'OIM et le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) réclamaient que tout soit mis en œuvre pour éviter le débarquement de ces personnes secourues en Libye, « un pays qui ne peut être considéré comme un port sûr », au vu des conditions de détentions des réfugiés, et des nombreux témoignages de viols et de tortures.
Début août, le Guardian découvrait que Frontex s'apprêtait à investir 100 millions d'euros en drones, destinés à remplacer les bateaux, et notait qu'ils n'étaient pas soumis à l'obligation de sauvetage maritime, contrairement aux navires de patrouille. Accusée d’aider les garde-côtes libyens à localiser les embarcations de migrants, Frontex a poliment refusé de divulguer au Guardian les instructions données à ses opérateurs de drone.
En septembre, plusieurs ONG se sont plaintes de ne plus recevoir les informations nécessaires au repérage des embarcations en difficulté en Méditerranée, et l'Italie décidait de bloquer deux avions d'ONG repérant les bateaux de migrants.
À aucun moment l'appel d'offres n'évoque le fait de surveiller et d'analyser les réseaux sociaux pour sauver des vies, non plus que pour aider les ONG qui partent repêcher les réfugiés au large de la Libye. Il n'y est question que de lutter contre l'« immigration irrégulière » et d'« intelligence prédictive » ès-« menace potentielle ».