Interdit de vente et faisant l'objet d'un retrait depuis deux mois, le Leagoo S8 est toujours disponible en France. Gilles Brégant, directeur de l'ANFR, nous explique pourquoi cette procédure prend plus de temps que prévu, affirme que ses jours « sont comptés » et annonce qu'une interdiction au niveau de l'Union européenne arrive.
L'ANFR a demandé et obtenu du ministre chargé des communications électroniques l'interdiction de « mise sur le marché et [de] mise en service » (article 1) des téléphones Leagoo S8 et Allview X4 Soul Mini S, mais aussi « le retrait du marché et du service en tous lieux où ils se trouvent » (article 2). Une première pour l'ANFR qui « est en train de régler » son dispositif, avec quelques retards au démarrage.
Un des deux smartphones interdits en France fait de la résistance
En cause, un dépassement de la limite réglementaire du DAS (débit d’absorption spécifique) tronc. Elle est de 2 W/kg maximum, alors que les smartphones ont respectivement été flashés à 2,49 et 4,6 W/kg. Ce ne sont pas les premiers à être épinglés de la sorte, d'autres sont déjà passés par là auparavant, et malheureusement certainement pas les derniers.
Comme le veut la procédure, les deux fabricants ont d'abord été mis en demeure par l'Agence nationale des fréquences. Ils avaient alors une alternative : cesser la production, rappeler les stocks et demander aux clients de retourner leur smartphone, ou déployer une mise à jour afin de limiter la puissance du téléphone et donc diminuer le DAS. Dans le second cas, l'ANFR procède à de nouvelles analyses avant de donner son feu vert.
Les fabricants des Leagoo S8 et Allview ont tous les deux décidé de prendre une « troisième option » : jouer les autruches et ne pas répondre aux sollicitations de l'Agence. La suite, on la connaît : « En l’absence de réponse [...] l’ANFR a décidé de procéder aux retrait et rappel provisoire du marché des deux téléphones concernés ». C'est l'objet de l'arrêté publié au Journal officiel le 20 juillet.
L'histoire aurait pu en rester là, mais non : plusieurs revendeurs ont joué les prolongations en continuant de proposer à la vente les smartphones malgré l'interdiction. C'était notamment le cas d'Amazon et de Cdiscount dans les semaines suivant la décision et encore aujourd'hui lors de la publication de cette actualité pour le géant américain. D'autres marketplaces, comme celle de Fnac Darty, avaient par contre fait le ménage.
Après de multiples demandes (la première date de fin juillet), l'Agence nationale des fréquences a fini par répondre à nos questions mi-septembre, par le biais de son directeur Gilles Brégant. Entre temps, la DGCCRF nous avait indiqué que « l’interdiction de la vente de ce produit est suivie par l’ANFR ».
L'ANFR contacte les revendeurs pour leur rappeler la loi
Pour commencer, le directeur nous rappelle que, comme l'affirme l'adage, « nul n'est censé ignorer la loi ». Ainsi, l'ANFR « pouvait considérer qu'à partir du moment où l'arrêté d'interdiction du ministre avait été publié au journal officiel il y aurait des réactions assez rapides des personnes concernées ». Une réaction sûrement un peu trop naïve vu la suite des événements. Certaines boutiques ont effectivement arrêté de vendre les smartphones, mais pas toutes.
Notez que le portail Vie-publique.fr (édité par la Direction de l'information légale et administrative) rappelle que « cet adage représente en fait une fiction juridique, c’est-à-dire un principe dont on sait la réalisation impossible, mais qui est nécessaire au fonctionnement de l’ordre juridique ».
Mais revenons à notre sujet de base : mi-août, l'ANFR se rend compte que l'arrêté n'est pas respecté par certains acteurs. Elle nous explique alors avoir envoyé des courriers aux boutiques pour les notifier de l'interdiction : « J'ai écrit à Amazon, Cdiscount et toutes les places principales. C'est possible qu'il y ait un problème/délai de mise en œuvre de l'interdiction », reconnaît Gilles Brégant.
L'ANFR leur demande de se mettre en conformité « très rapidement, en leur laissant un délai très réduit d'une semaine ».
« Les jours de ces deux téléphones sont comptés »
Problème, toujours selon nos constations, le Leagoo S8 était encore présent dans plusieurs marketplaces fin août. Depuis, Cdiscount a fait un ménage dans les fiches produits, mais pas Amazon qui continue de proposer le Leagoo S8 à la vente depuis ses propres entrepôts... et qui le recommande même parfois à ses clients.
La joie des algorithmes (email du matin d'Amazon)...
— Sébastien Gavois (@Seb_NXi) August 5, 2019
Pour rappel, le Leagoo S8 est interdit à la vente suite en France suite à une demande @anfr pour dépassement de limite réglementaire du DAS.
Un arrêté a été publié au JO en juillet -> https://t.co/qqEJAYDSPH
sur @nextinpact pic.twitter.com/NYYHOyJVwo
Pour autant, l'ANFR ne veut pas tirer la sonnette d'alarme : « globalement [les revendeurs] sont plutôt attentifs. Il semble que ça prenne un tout petit peu plus de temps que ce qu'on imaginait ». L'ANFR surveille évidemment de près ces deux téléphones, qui devraient disparaître pour de bon très prochainement... « peut-être dans une semaine » lâche Gilles Brégant. Dans tous les cas, « les jours de ces deux téléphones sont comptés » nous affirme-t-il.
Le directeur nous rappelle que quatre enseiges (Alibaba/AliExpress, eBay et Rakuten France en plus du géant américain) ont signé « la charte sur la sécurité des produits », alias Product Safety Pledge, en juin 2018. Selon un rapport de la Commission européenne, les quatre boutiques « ont retiré 87 % des produits signalés par les autorités sous deux jours ouvrables », durant la première année du dispositif.
Fin juillet 2019, Cdiscount se joignait à la liste des signataires. Vĕra Jourová, commissaire chargée de la justice et des consommateurs expliquait alors que « les participants à la charte ont déjà pris un ensemble de mesures qui améliorent la protection des consommateurs ». « Mais je leur demande d'en faire davantage, ajoute-t-elle, notamment en utilisant l'intelligence artificielle pour détecter les produits dangereux plus rapidement et en améliorant l'évaluation de leurs engagements. J'appelle d'autres acteurs du marché à rejoindre la charte », a priori sans succès jusqu'à présent.
On trouve encore des Leagoo S8 sur plusieurs marketplaces
« Quand bien même il y aurait des distributeurs qui ne seraient pas signataires de l'accord européen, on a une capacité d'intervention directe auprès d'eux », ajoute l'ANFR. Pourtant, malgré de belles promesses, la question des marketplaces, des vendeurs tiers et des produits d'occasions n'est pas encore réglée deux mois après l'arrêté.
De rapides recherches nous montrent que le Leagoo S8 était disponible sur Amazon, AliExpress, eBay et Rakuten France le jeudi 19 juillet midi ; soit quatre des cinq signataires de la charte Product Safety Pledge. Nous avons contacté les revendeurs pour leur demander s'ils comptaient mettre un terme aux ventes (que les produits soient neufs ou d'occasion) et, le cas échéant, pourquoi ne pas l'avoir fait avant.
Rakuten France fait le ménage 30 minutes après notre appel
Pour le moment, seul Rakuten France a répondu à nos questions. Benjamin Moutte-Caruel, directeur des affaires juridiques et réglementaires, nous explique que, à sa connaissance, Rakuten France n'a pas reçu de courrier de la part de l'ANFR, mais qu'il allait se pencher immédiatement sur ce sujet.
Alors que nous l'avons contacté à 15h30, les fiches produits avaient disparus du site à 16h00. Que le produit soit vendu par un professionel ou un particulier ne change rien, nous précise Benjamin Moutte-Caruel. Amazon devrait nous répondre demain.
Le cas de Cdiscount est plus compliqué. Le smartphone apparaît toujours dans la recherche, mais les fiches produits sur lesquelles nous avons cliquées étaient inaccessibles (parfois une erreur, parfois un retour sur le page d'accueil). Ajouter un produit dans le panier directement depuis la page de recherche renvoie un message d'erreur : « Le produit n’existe plus ». Bref, impossible d'acheter le Leagoo S8.
Le Allview X4 Soul Mini S était par contre absent lors de nos recherches.
Deux amendes administratives de 7 500 euros, une plainte pourrait suivre
Pour Gilles Brégant, « sur le territoire français, et indépendamment de la clause de sauvegarde européenne, si à la suite de ces nouveaux courriers qu'on a fait pour bien notifier – ce qui n'avait pas à l'être formellement pour une décision publiée au J.O. –on constatait début octobre que, effectivement, il y a toujours des exemplaires de ce téléphone en vente », l'ANFR pourrait passer la seconde.
« On la capacité d'envoyer un agent assermenté prélever le téléphone à l'endroit où on a une chance qu'il se trouve pour constater qu'il est toujours en vente ».
L'Agence nationale des fréquences pourra alors passer par la case justice : « On fait une plainte au procureur de la République en constatant qu'il est toujours en vente malgré l'interdiction. C'est le procureur de la République qui va alors instruire le dossier ». Ensuite, le magistrat « pourrait déclencher une procédure qui pourrait aboutir à une amende de 1 500 euros par équipement » ; notez l'emploi du conditionnel. L'ANFR ne donne évidemment pas de date (même approximative) ni de lieu sur son éventuel prélèvement.
En plus de l'interdiction de mise sur le marché, de mise en service et du retrait du marché, l'ANFR a « notifié une amende administrative de 7 500 euros, le maximum prévu par la loi, à chacun des opérateurs économiques ». L'un est situé en Roumanie (AllView), l'autre en Chine (Leagoo) ce qui risque de passablement compliquer le recouvrement de cette sanction dans le second cas. L'Agence ne baisse pour autant pas les bras : « on continue à leur écrire en Chine et en Roumanie ».
Vers une interdiction étendue à toute l'Union européenne
Une autre procédure est également en cours pour une interdiction plus vaste : « Outre l'information directe qu'on a pu faire auprès de ces distributeurs, on a également averti la Commission, afin que l'interdiction soit effective sur l'ensemble de l'Union européenne ». Cette procédure a été enclenchée par la France le 25 juillet, le jour de la publication du communiqué de presse.
Les États membres ont alors 90 jours pour émettre des observations avant qu'une décision soit prise au niveau européen. Pour le moment, aucune remarque n'est remontée jusqu'à l'ANFR, qui estime donc que son dossier est en bonne voie. Il faut maintenant attendre fin octobre pour connaître le dénouement.
L'Agence nous explique que le cas de Leagoo et AllView est atypique : « on a des comportements assez divers, mais là c'est un comportement qu'on constate pour la première fois. Du coup on enclenche un dispositif qui est assez puissant puisque les deux téléphones vont être interdits au niveau européen ». Cet essai grandeur nature « permet de mettre le dispositif au point si jamais ça se reproduit ».
Nous demandons à l'Agence ce qu'il en est de l'interdiction pour des sociétés n'ayant aucun bureau en France ou dans l'Union européenne : « si elles sont responsables juridiquement de la mise sur le marché du produit, elles sont concernées. Pour l'instant, on n'a pas été encore conduit à faire exécuter des mesures d'interdiction en dehors des territoires de l'Union européenne ».
Pour résumer, le signalement à l'Union européenne permet de faire coup double : « étendre l'interdiction au niveau de l'Union européenne et toucher les grosses plateformes en ligne grâce à l'accord européen ».
Open data : faute d'accord des fabricants, les rapports de mesure absents
Lors de nos premiers courriers à l'ANFR, nous avions demandé pourquoi les rapports des mesures des DAS étaient absents de son site open data. L'Agence nous explique que, parfois elle publie le rapport établissant que la norme a été dépassée en plus de celui confirmant qu'il est revenu en dessous des limites réglementaires. D'autres fois par contre, seul le second est mis en ligne.
La raison est finalement assez simple : pour publier le premier rapport ouvrant la procédure, l'ANFR écrit au constructeur en expliquant qu'elle envisage de le publier. Il doit lui donner son accord, car ce premier rapport est considéré comme un élément de l'instruction, contrairement au rapport final qui la clôture. « On a assez souvent l'accord, mais pas toujours, car certains constructeurs refusent », indique Gilles Brégant.
Dans le cas de Leagoo et AllView, les deux constructeurs n'ont pour l'instant jamais répondu à la moindre sollicitation de l'ANFR. Faute de donner leurs accords, le détail des mesures reste donc confidentiel « pour des raisons juridiques », indique l'Agence nationale des fréquences.
Base de données européenne du DAS
Enfin, Gilles Brégant nous enseigne que les dépassements de DAS mesurés par l'ANFR sont inscrits dans une base de données européenne : « On va mettre en place un dispositif pour l'automatiser. On travaille pour l'ensemble des pays européens puisqu'à chaque fois qu'on a un dépassement de DAS, si on fait un communiqué alors on met aussi à jour la base européenne ».
Cette base fonctionne évidemment dans l'autre sens : des agences d'autres pays (équivalentes à l'ANFR) peuvent également entrer leurs propres mesures de DAS afin que la France en prenne connaissance.