Facebook a « retiré » 84 % des 12 263 publicités liées « à la politique et à des débats d’intérêt général » diffusées en France depuis mars sur le réseau social, au motif qu'elles ne respectaient pas les nouvelles règles souhaitées par les instances européennes afin de lutter contre la désinformation, notamment à l'aune des élections européennes.
La majeure partie ne relevait pourtant pas de « publicités politiques » stricto sensu. Au total, 91 % des instances internationales, ONG, médias et entreprises privées ayant payé Facebook pour y diffuser des publicités d' « intérêt général » ont ainsi été censurées, dont plus d'une centaine visant précisément à inciter les internautes à aller voter aux élections et émanant des... instances européennes elles-mêmes ainsi que du ministère de l'Intérieur.
Dans le lot, également, des milliers de messages sponsorisés par Médecins du Monde, Greenpeace, l'UNICEF, la Banque mondiale, EDF ou encore le service de petites annonces immobilières du Figaro, qui ne concernaient en rien les élections européennes, mais qui n'en ont pas moins été cataloguées « hautement politisées ».
Remontons d'abord à fin janvier, lorsque la Commission européenne rendait publics les premiers rapports présentés par les signataires du code de bonnes pratiques contre la désinformation, signé en octobre 2018.
Google, Facebook, Twitter, Mozilla et les associations professionnelles représentant le secteur de la publicité y présentaient les progrès accomplis, « notamment dans la suppression des faux comptes et la limitation de la visibilité des sites qui favorisent la désinformation ». Andrus Ansip, commissaire au marché unique numérique, s'était alors félicité du fait que « les signataires [soient] passés à l'action, par exemple en donnant aux internautes des moyens nouveaux pour obtenir des informations plus détaillées sur la source d'un article ou d'une publicité ».
Le représentant souhaitait cependant que ces acteurs veillent « à ce que ces outils soient accessibles à tous dans l'Union, en contrôler l'efficacité et s'adapter en permanence aux nouveaux moyens utilisés par ceux qui propagent la désinformation. Il n'y a pas de temps à perdre ». Julian King, commissaire pour l'Union de la sécurité, ajoutait que « les élections européennes approchant à grands pas, tout progrès réalisé dans la lutte contre la désinformation est une bonne chose ».
Et la Commission de souligner que « des mesures supplémentaires sont nécessaires pour assurer la totale transparence des publicités à caractère politique d'ici le début de la campagne des élections européennes dans tous les États membres de l'UE ».
Un système de transparence étendu des États-Unis à l'Europe
Facebook annonçait alors que son système de transparence censé agir contre l’ingérence politique, actif aux États-Unis et dans une poignée de pays, serait étendu à l'échelle de l'Union européenne.
Mieux, les publicités politiques seraient désormais accompagnées d’un avertissement mentionnant « financé par ». À cet effet, les candidats et les partis politiques étaient invités à s'enregistrer auprès du réseau social, de sorte de pouvoir publier des annonces appelant à voter pour un parti ou un candidat.
L’entreprise allait en outre rendre publiques en Europe ses archives de publicités non seulement politiques, mais également celles relatives à des sujets dits « de société », comme l’immigration ou la fiscalité, qui, sans chercher à promouvoir tel parti ou candidat, pourraient influencer le débat politique dans le cadre d’une élection.
Les « grands changements » promis par Facebook
Fin mars, Facebook promettait, dans un communiqué intitulé « Protéger les élections dans l'UE », de « grands changements » en la matière. Afin d'empêcher tout abus ou interférence, l'ensemble des annonceurs européens devrait désormais être « autorisé » à effectuer des publicités en relation avec les élections européennes.
À cet effet, ils étaient conviés à lui transmettre un certain nombre de documents. L'objectif ? Aider les autorités à enquêter en cas de suspicions, mais aussi et surtout permettre aux utilisateurs de Facebook de savoir qui les ont financés, comment les contacter, quels ont été les budgets afférents, combien de personnes ont vu ces annonces, les tranches d'âge, sexe et localisation.
Les annonceurs étaient priés de ne pas attendre avant de se lancer dans cette procédure de déclaration. Le réseau social avait en effet menacé de bloquer, dès la mi-avril, toute publicité politique ou relative à un sujet de société « hautement politisé (tel que l'immigration) » ne renseignant pas la déclaration « Financée par ».
Facebook annonçait enfin l'ouverture de sa nouvelle « bibliothèque publicitaire », censée permettre de consulter l'ensemble des données rendues publiques en la matière. « Nous croyons qu'une plus grande transparence mènera à une responsabilité accrue au fil du temps, non seulement pour Facebook, mais aussi pour les annonceurs », concluait le communiqué, qui rappelait que toute publicité ne respectant pas la procédure serait certes désactivée, mais néanmoins consultable dans sa bibliothèque.
Fin avril, La Lettre A révélait ainsi que Facebook avait « dû retirer en toute discrétion » 14 clips promotionnels mis en ligne par la Commission européenne à l'approche des élections européennes. « Un véritable retour de boomerang pour Bruxelles », écrivait la lettre d'information, à mesure que cette censure intervenait précisément parce que la Commission avait elle-même omis de se déclarer auprès de Facebook et de renseigner la mention « Financé par » que doivent désormais afficher toutes les publicités politiques.
La grande faucheuse frappe SOS Racisme, Médecins du Monde et d'autres ONG
D'après le rapport de la bibliothèque publicitaire Facebook consacré à la France, près de 12 000 « publicités liées à la politique ou aux débats d’intérêt général » ont été comptabilisées depuis mars 2019, payées près d'un million d'euros.
C'est le Parlement européen qui arrive en tête des annonceurs, avec plus de 350 000 euros de dépenses publicitaires, suivi de... Facebook (179 965 euros) et Greenpeace France (52 000 euros). Dans ce total, le Parlement et Greenpeace ont diffusé respectivement 42 363 et 34 193 euros de « publicités diffusées sans avertissement »... et que Facebook a donc dû retirer.
Au total, le réseau social a censuré 53 publicités du Parlement européen et 74 de Greenpeace, au motif qu'elles allaient « à l’encontre des Règles publicitaires de Facebook », faute de comporter les mentions obligatoires.
Sur les 20 principaux annonceurs, 12 concernent ceux dont les publicités ont été désactivées. Dans ce train, remarquons SOS Racisme, l'UNICEF France ou le ministère de l'Intérieur. La Place Beauvau a vu la totalité des 36 messages sponsorisés visant à promouvoir l'inscription sur les listes électorales être censurés.
Le rapport complet, listant depuis mars le nombre de publicités politiques et liées à des débats d’intérêt général, ainsi que les sommes totales dépensées pour ces publicités, montre toutefois que 2 895 des 3 170 annonceurs (soit 91 %) ont été concernés. 10 259 de leurs 12 258 publicités politiques ou d'intérêt général (soit 84 %) ont été désactivées de la sorte (télécharger le jeu de données).
À raison de 805 messages sponsorisés censurés, l'ONG Médecins du Monde France a été, et de loin, la plus touchée. 173 autres annonceurs, institutionnels, associatifs, ONG ou entreprises privées, ont vu au moins 10 de leurs publicités censurées, 924 entre 2 et 9, et 1 791 un message seulement.
Ont ainsi été caviardés, depuis mars, 55 messages de Greenpeace France, 45 du groupe socialiste et démocrate du Parlement européen, 44 de la fondation des apprentis d'Auteuil d'aide à l'insertion des jeunes en difficulté sociale (sous tutelle du ministère de l'Intérieur), 38 de l'UNICEF, 32 de la Banque mondiale, 31 de la Fondation pour la recherche médicale, 30 du collectif des féministes contre le cyberharcèlement.
Mentionnons encore les 27 messages de Médecins sans frontières, 20 de la Direction Générale Droits de l’Homme et État de droit du Conseil de l'Europe, 11 du groupe du Parti populaire européen (PPE) et 10 de l'Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE).
Si le fichier ne permet pas d'en savoir plus sur le contenu des publicités censurées, en recherchant la lettre « a » dans le moteur de recherche de la bibliothèque publicitaire, on dénombre plus de 1 700 publicités diffusées sans avertissement depuis le début du mois d'avril, soit plus de 15 % du total des publicités liées à la politique ou aux débats d'intérêt général. La quasi-totalité d'entre elles ne porte pas sur les élections européennes.
Coups de fouet, sclérose en plaques, déchets plastiques... à la trappe
La conception de Facebook de ce qui relève d'un contenu « hautement politisé » est particulièrement expansive : le magazine Le 1 s'est ainsi vu retirer neuf messages sponsorisés annonçant le lancement de son trimestriel évoquant notamment « les liens entre les sans-culottes et les Gilets jaunes », Pour la Science, un article sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, le magazine LGBT Têtu un appel à s'abonner, le site InfoMigrants le témoignage d'un détenu à Tripoli, Socialter, son numéro spécial low-tech...
Le syndicat étudiant UNEF s'est quant à lui vu censurer le lancement d'une vaste campagne contre le racisme dans l'enseignement supérieur, Amnesty International un message de soutien à une Iranienne condamnée à 33 ans de prison et 148 coups de fouet, la Fondation pour la Recherche Médicale une campagne d'information sur la sclérose en plaques, Surfrider une photo de déchets sur la plage, Greenpeace une campagne contre le développement des fermes usines, et Médecins du Monde une pétition contre les violences faites aux femmes.
Facebook a aussi désactivé une vidéo du Mémorial de la Shoah consacrée à la 25e Commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda et un reportage de FranceTV consacré au fait que l'avortement ne sera bientôt plus considéré comme un crime en Corée du Sud qu'avait « sponsorisé » le collectif des féministes contre le cyberharcèlement.
S'y ajoutent plusieurs messages du Haut-commissariat aux réfugiés rappelant que « plus de 1 400 personnes sont déjà mortes ou disparues en mer Méditerranée depuis le début de l’année 2018 », trois messages de la Banque mondiale sur l’accumulation de déchets plastiques dans les océans, plus 38 messages de l'UNICEF dénonçant le fait qu' « en France, 3 enfants sur 4 respirent un air toxique » ont de même été caviardés.
Les entreprises ne sont pas en reste : EDF et Primagaz se sont vu squizzer plusieurs publicités écoresponsables, à l'instar de nombreuses entreprises et PME faisant la promotion de produits écologiques, le service immobilier du Figaro ayant de son côté vu plusieurs annonces de vente de châteaux et propriétés de luxe être elles aussi désactivées...
Le rapport de Facebook sur les 30 derniers jours (du 21 avril au 20 mai) révèle que 1 010 des 1 263 annonceurs (soit 80 %) ont vu 3 696 de leurs publicités d'intérêt général désactivées (soit 67 % du total des 5 542 messages sponsorisés répertoriés par Facebook).
La situation tendrait à s'améliorer sur les 7 derniers jours (du 14 au 20 mai) : le nombre d'annonceurs censurés n'est plus que 116, soit 43 % du total des 272 acheteurs, et le nombre de publicités désactivées est tombé à 198, soit 16 % « seulement » des 1 249 messages d'intérêt public sponsorisés.
Un parcours du combattant
De fait, la nouvelle procédure imposée par Facebook pour faire faire valider ces publicités relève peu ou prou du parcours du combattant.
La marche à suivre est expliquée en une dizaine de pages listant toutes les conditions requises (souvent mal traduites en français). L'une d'entre elles détaille ainsi la notion de « débats d’intérêt général », qui va de l'immigration aux « valeurs politiques » (sic) en passant par les droits civiques et sociaux, la sécurité et la politique étrangère, l'économie et la politique environnementale.
Les annonceurs doivent encore remplir au moins deux obligations. La première, faire parvenir à Facebook une photo en haute résolution d'une pièce d'identité officielle de l'administrateur du groupe Facebook de l'annonceur, ainsi que de « toute personne créant, modifiant, publiant ou interrompant des publicités liées à la politique ».
La seconde, faire vérifier ses adresses email et numéro de téléphone et, « en France », remplir un « champ obligatoire supplémentaire dans la partie des autorisations et mentionner un "objet social" décrivant les activités de l’entreprise figurant dans l'avertissement ».
Histoire d'en rajouter une couche, Facebook précise également que « si vous diffusez des campagnes dans plusieurs pays, vous devez effectuer le processus d’autorisation pour chacun de ces pays ».
Une fois qu’une page est autorisée, ces annonceurs devront vérifier la case à cocher « Cette publicité est politique ou liée à des débats d’intérêt général », et obligatoirement préciser par qui la publicité est financée. Des contraintes reprises pour partie dans la loi française contre la manipulation de l’information, laquelle impose une série d’obligations de transparence aux plateformes.
« Notez, précise Facebook, que toute publicité que vous créez qui comporte un avertissement reste sujette à examen. Si, lors de l’examen, il apparaît que la publicité viole l’une quelconque de nos Règles publicitaires, elle ne sera pas approuvée. Vous aurez la possibilité de faire appel de la décision et de soumettre à nouveau la publicité pour examen ».
Sur une autre page, Facebook ajoute cela dit qu'en cas de refus, « les demandes d’un nouvel examen ne sont pas disponibles pour l’instant dans l’UE, mais ce sera bientôt le cas ».
Le précédent Twitter et Google, le silence de Facebook
Facebook n'est pas la seule entité à avoir pris les institutions européennes à leur propre piège : début avril, Twitter avait un temps refusé la campagne du ministère de l'Intérieur censée inciter les citoyens à voter aux élections européennes, parce qu’il s’estime incapable de respecter certaines des obligations de la loi anti Fake News.
Mi-avril, Google mettait pour sa part à jour ses conditions relatives aux annonces publicitaires (les « Googles Ads »), indiquant qu’à compter du 15 avril jusqu’au 26 mai, les annonces « incluant du contenu informatif concernant un débat d'intérêt général » seraient tout simplement interdites.
Contactée vendredi dernier, l'agence de com' de Facebook nous avait répondu qu'elle reviendrait vers nous ce lundi avec les réponses qu'elle aurait pu glaner. Nous voulions savoir combien d'annonceurs et de messages avaient de même été censurés à l'échelle de l'Union européenne, les conséquences économiques de ces retraits, combien de recours avaient été intentés, quelle était la proportion de modération algorithmique, comment était élaborée la notion de contenu « hautement politisé », ou encore comprendre pourquoi certains messages avaient pu être désactivés en novembre dernier, alors que la procédure n'était censée démarrer qu'à la mi-avril.
Toutes ces questions sont restées sans réponse, ni commentaire.